La conscience politique des précaires
Publié le 22 Juin 2015
Les « sans dents » et les « assistés » font l’objet de discours politiques et médiatiques. En revanche, les orientations politiques des précaires semblent peu connues. Les classes populaires s’abstiennent massivement et ne participent pas aux sondages. Cette frange importante de la population semble donc peu connue par les sociologues. Depuis 2008, avec la crise économique, les précaires sont pourtant devenus un enjeu politique.
Des universitaires proposent une sociologie politique des précaires dans un livre collectif intitulé Les inaudibles. Dans cette recherche, les enquêtes qualitatives priment sur les sondages qui prédominent dans les médias avec leurs politologues pressés. « Faire des entretiens de longue durée permet d’accorder une importance particulière aux trajectoires sociale, de replacer la situation de précarité dans une histoire de vie familiale et personnelle, et partant de faire apparaître sur le temps long des facteurs explicatifs des comportements politiques », présentent Céline Braconnier et Nonna Mayer. La complexité des parcours permet d’observer la diversité qui existe parmi les précaires, loin de former un tout homogène.
En France, le rapport au politique des populations en situation de précarité n’est pas uniforme. Contrairement à des pays comme l’Espagne ou encore la Grèce, dans lesquels les précaires participent à des luttes sociales, les classes populaires se tournent plus facilement vers l’extrême droite. La survie et la « débrouille » au quotidien priment sur l’action collective. Ces comportements individualistes débouchent vers la résignation ou vers le racisme. Même si les femmes avec enfant se montrent plus combatives.
Léa Morabito et Camille Peugny évoquent les chemins de la précarité. Les enquêtés semblent assez âgés mais révèlent une hétérogénéité dans les trajectoires sociales. La précarité « héritée » caractérise les personnes qui subissent les foyers et ont vécus à la rue dès leur enfance. Cette accumulation rencontrée dès le plus jeune âge fragilise sur le long terme.
Des basculements expliquent également la précarité. La perte d’emploi, le chômage et le déclassement se répercutent sur toutes les sphères de l’existence sociale. Cette perte d’emploi avoir différentes causes comme le licenciement, la faillite, la maladie, l’emprisonnement, la naissance d’un enfant. Ensuite, des enquêtés n’ont jamais exercé d’emploi stable tandis que d’autres travaillent encore.
Une accumulation de coups durs caractérisent les parcours des précaires. Les enquêtés ont également subis des situations de rupture familiales. Ils se montrent pessimistes par rapport à une possibilité de sortie de la précarité. Ils craignent également un déclassement généralisé pour les générations futures. Un accès au logement constitue souvent la première étape pour sortir de la précarité.
Cette enquête montre la diversité des trajectoires sociales des précaires. Les déterminismes sociaux et les accidents de la vie expliquent les situations de précarité.
Céline Braconnier évoque la survie au quotidien. Loin de l’image véhiculée par les médias et les politiciens, les précaires sont loin d’être des « assistés » et doivent se battre en permanence pour obtenir des aides et les conserver. Les enquêtés apparaissent comme des entrepreneurs de leur propre vie.
Les précaires qui tentent de cumuler des aides et de faire des économies ne sont pas passifs mais se battent en permanence pour survivre. « Ils font preuve d’une grande ingéniosité quand il s’agit de mettre en œuvre des tactiques de conversion de la survie contrainte en débrouille manifestant leur capacité à relever la tête », observe Céline Braconnier.
Mais certains précaires dénoncent la débrouille des plus pauvres et des immigrés qui est alors perçue comme de la fraude. Cette débrouille ne permettrait pas la simple survie mais favoriserait un train de vie luxueux. Les travailleurs pauvres n'hésitent pas à dénoncer les aides versées aux chômeurs et aux immigrés. Des précaires subissent la honte et la culpabilité de bénéficier d’aides sociales. Mais d’autres estiment que ces aides sont un droit et un dû. Ils dénoncent au contraire les politiciens comme les véritables assistés.
En revanche, la débrouille ne débouche vers aucune forme de politisation ou de résistance. « Fondamentalement, la débrouille constitue un art de faire individuel, une manière de s’en sortir au quotidien qui se joue, sinon au détriment des autres, du moins sans les autres », analyse Céline Braconnier. Chacun se retrouve seul face au guichet plutôt que de participer à un collectif de lutte. Le combat pour la survie, loin de déboucher vers une radicalisation politique, place les précaires en situation de concurrence pour le nécessaire.
Céline Braconnier se penche ensuite sur le rapport des précaires aux élections. Avec la jeunesse et l’absence de diplômes, la précarité demeure la variable la plus prédictive de l’abstention. Plus les individus subissent une situation de précarité, plus ils se tiennent à distance de la politique.
Le socialisation politique primaire semble déterminante. Les précaires qui ont subit des difficultés dès leur enfance n’ont pas bénéficié d’une importance socialisation politique. L’absence de discussions sur l’actualité en famille et la faible maîtrise de la langue française pour les immigrés limitent l’intérêt pour la politique. Un sentiment d’incompétence s’abat sur les plus précaires. Le devoir civique semble plus important chez les personnes âgées qui se rendent aux urnes même sans avoir un avis précis.
Mais d’autres refusent de voter non pas parce qu’ils ne comprennent rien mais parce qu’ils ont trop bien compris les règles du jeu politique. Ils rejettent les politiciens professionnels. Les plus politisés, issus d’un milieu communiste, demeurent les plus sceptiques et désenchantés à l’égard des élections. Ils considèrent tous les politiciens, même de gauche, comme des menteurs. L’intérêt intellectuel pour la politique ne s’accompagne pas d’une croyance en l’utilité du vote.
Géraldine Bozec et Manon Réguer-Petit évoquent les femmes, notamment les mères célibataires, qui subissent particulièrement la précarité. Les femmes occupent des emplois moins rémunérés que leurs conjoints avant leur séparation. L’appauvrissement économique s’accentue pour les mères qui ont la garde de leurs enfants. Les mères ne reçoivent aucune pension alimentaire car leur ancien conjoint est souvent en incapacité d’en verser une. La séparation précarise également les hommes avec la solitude et la spécialisation genrée des tâches administratives. Les hommes ne savent pas remplir les papiers pour faire valoir leurs droits.
Les hommes insistent sur leur identité professionnelle avant la précarité. Les femmes insistent au contraire sur leur identité maternelle. Elles évoquent le choix de s’occuper des enfants. Mais ce n’est pas un véritable choix puisque ce sont toujours les femmes qui doivent s’éloigner du monde professionnel pour s’occuper des enfants. Les femmes subissent alors une plus grande dépendance économique à l’égard de leur conjoint ou de l’État. Certaines femmes subissent également une discrimination ethnique sur le marché du travail. Les femmes précaires doivent ensuite se contenter d’une petite retraite qui permet à peine de survivre.
Le discours des mères célibataires valorise la conflictualité et la montée en généralité. C’est l’ensemble de la société qui est remise en cause. « Le sentiment d’injustice éprouvé par les enquêtées joue ici un rôle central : il vient nourrir leur perception d’un monde social clivé tout comme leur interpellation de l’État », observent les deux universitaires. En raison de la division sexuée des rôles, les femmes sont davantage confrontées au guichet que les hommes. Les démarches quotidiennes auprès des administrations occupent un place importante dans leurs récits. Ces démarches permettent de rompre avec leur repli sur la sphère privée qui caractérise par ailleurs leur quotidien. Mais les démarchent administratives s’inscrivent dans une routine proche d’une activité à plein temps.
Les relations avec le « guichet » sont un rappel de la position sociale subordonnée mais incitent aussi à mieux connaître les rouages, les normes et les mécanismes des administrations. Les résistances individuelles s’apparentent à des formes de lutte collective. Amélie dénonce les injustices dont la mairie est complice et menace de recourir aux médias. Les enquêtées développent donc une forme de politisation à partir de leur expérience de la précarité et de leur rapport aux administrations. Elles revendiquent une amélioration immédiate des aides sociales. « Les luttes développées sur le terrain local - notamment à la mairie, à la CAF, dans les écoles - génèrent donc un sentiment d’injustice et nourrissent des revendications qui dépassent le cadre local pour toucher à l’État et à son administration en général », analysent pertinemment les sociologues.
En revanche, les enquêtées ne remettent pas en cause la division sexuée des rôles. Les femmes sont censées s’occuper des enfants et des démarches administratives. Un « nous » des mères, qui essentialise le rôle de la femme, contribue néanmoins à créer une forme de solidarité face à des difficultés communes. Si les injustices liées au patriarcat ne sont pas remises en cause, le capitalisme est durement dénoncé. Le « eux » désigne des hommes mais surtout pour leur rôle comme les « chefs », les « patrons » et les « hommes politiques ».
Cette enquête approfondie tranche avec la superficialité des sondages et des études d’opinion. Les médias préfèrent des enquêtes quantitatives qui ne disent par grand-chose et qu’il est possible d’interpréter selon son orientation politique. Les enquêtes qualitatives se penchent sur les trajectoires individuelles et sur les processus de politisation. Cette recherche semble particulièrement importante pour comprendre la conscience politique des précaires. Contrairement à ce que prétendent militants gauchistes et sociologues médiatiques, la conscience de classe n’a pas totalement disparu.
Le vote de classe, en revanche, n’existe pas. Les études sur la sociologie électorale semblent d’ailleurs les moins convaincantes. Les élections ne sont pas du tout un bon moment pour saisir la conscience politique des précaires. En dehors des nombreux biais méthodologiques, largement soulignés par la sociologie électorale influencée par Pierre Bourdieu, le niveau de l’abstention empêche toute enquête fiable. La démocratie représentative renforce davantage la délégation que la politisation. Les élections semblent même favoriser un jugement non politique qui juge davantage le comportement des candidats plutôt que leurs programmes peu crédibles.
Mais cette enquête fait également voler en éclat les certitudes gauchistes. Le lien mécanique en la précarisation et la radicalisation politique ne s’observe pas. La misère débouche au contraire vers la débrouille individuelle et la survie plutôt que vers l’action collective. Les conditions matérielles ne suffisent pas pour se politiser. Ce sont les luttes sociales, les réflexes d’auto-défense et les pratiques de résistances qui débouchent vers une radicalisation politique.
Les enquêtes auprès des femmes précaires fait également voler en éclat tout le discours gauchistes. Selon les partis et les syndicats, des avant-gardes politiques doivent contribuer à la politisation de populations insouciantes. Les militants gauchistes s’appuient sur de grands discours idéologiques avec des programmes grandiloquents comme l’interdiction des licenciements et autres réformes grotesques et inapplicables. Pourtant les précaires ne se politisent pas en lisant les programmes politiques mais à travers leur expérience vécue, notamment face aux administrations. Les femmes précaires comprennent que leurs problèmes individuels sont liées à une situation globale, avec le capitalisme et l’État. Partir du vécu et de la vie quotidienne semble plus pertinent que d’ânonner les éternelles vieilleries idéologiques de l’extrême-gauche du capital. La conscience politique se développe rapidement chez les personnes directement confrontées au mépris des administrations, de l’État et des patrons. Ces résistances individuelles peuvent se coordonner et exploser. Les fermetures de la CAF dans plusieurs villes (lien) débouchent vers des mouvements de lutte. La meilleure politisation demeure celle de la contestation sociale.
Source : Céline Braconnier et Nonna Mayer (dir.), Les inaudibles. Sociologie politique des précaires, Presses de Sciences Po, 2015
Les jeunes précaires face à la crise du salariat
Créer des communautés contre le capitalisme
Radio : Sociologie politique des précaires : « Il faudrait mettre un pauvre en tant que président », mis en ligne sur le site La Rotative le 7 avril 2015
Radio : Céline Braconnier sur France Culture
Vidéo : Les jeunes face à la crise, émission diffusée sur France Inter le 23 avril 2009
Radio : Thématique : La jeunesse française, avec Camille Peugny, émission diffusée sur France Culture le 14 juillet 2013
Radio : Face à l'abstention, est-il possible de voter autrement ?, émission diffusée sur le Mouv' le 31 mars 2014
Mauricio Aranda, « Céline Braconnier, Nonna Mayer (dir.), Les Inaudibles. Sociologie politique des précaires », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2015, mis en ligne le 20 mai 2015
Louis Maurin, « Les classes sociales ne disparaissent pas, elles changent de visage ». Entretien avec Camille Peugny, sociologue, publié sur le site de l'Observatoire des inégalités le 12 janvier 2016
Articles de Céline Braconnier publiés sur le site du journal L'Humanité
Véronique Soulé, Nonna Mayer, une sociologue chez les précaires, entretien mis en ligne sur le site ATD Quart Monde le 11 juin 2015
Vidéo : Conférence Esprit Public - "Pour une démocratie active : comment remobiliser les électeurs ?", avec Céline Braconnier, 15/03/2011 - Mairie du IIIe
Vidéo : "L’abstention est une forme de rejet du système", émission diffusée sur France 24