La CFDT et les luttes de l’immigration
Publié le 20 Juillet 2022
Dans le sillage de Mai 68, de nouvelles pratiques de lutte se développent. Le syndicalisme de la CFDT embrasse cette contestation des années 1968. Bien plus que sa rivale de la CGT. La CFDT est issue du syndicalisme chrétien, extérieur à la tradition anarchiste ou communiste. Les militants de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) favorisent la déconfessionnalisation du syndicat en 1964 pour s’ouvrir à l’ensemble de la classe ouvrière.
La CFDT affirme une identité singulière, même si elle reste traversée par divers courants politiques. La CFDT insiste sur l’autonomie syndicale, avec l’indépendance à l’égard des partis politiques. La CFDT insiste également sur la modernité et s’attache à penser les évolutions de la société. Ce syndicat accompagne la spontanéité de Mai 68. Il approuve les principes du socialisme autogestionnaire, de la planification démocratique et de la lutte des classes en 1970. La CFDT se tourne vers les marges du mouvement ouvrier. Elle syndique les cadres et les techniciens. Mais elle se tourne également vers les jeunes, les femmes et les immigrés qui occupent des positions subalternes.
La CFDT soutient activement les luttes de l’immigration qui concernent les conditions de travail, mais aussi les papiers et le logement. Les immigrés se syndiquent à la CFDT qui leur permet de développer des pratiques d’auto-organisation. L’identité collective du syndicat se construit à travers les expériences et les pensées des travailleurs et militants de base. Mais les textes de congrès peuvent être diversement appliqués par les syndicats dans les entreprises. L’historien Cole Stanger se penche sur la CFDT et les travailleurs immigrés dans son livre La solidarité et ses limites.
CFDT des années 1968
En 1965, la nouvelle CFDT affirme sa ligne syndicale avec l’autonomie ouvrière, l’action à la base plutôt que la centralisation, le « socialisme démocratique » qui s’oppose au capitalisme comme au stalinisme. La CFDT abandonne les références chrétiennes mais reste sous l’influence d’une tradition humaniste.
En 1966, la CFDT organise une conférence des travailleurs immigrés. Le syndicat dénonce les bas salaires et les conditions de travail, mais surtout la situation du logement avec l’existence de bidonvilles. Cependant, la solidarité avec les immigrés ne parvient pas à se concrétiser. Surtout, la participation des travailleurs immigrés à l’action de la CFDT reste faible.
En 1970, dans le sillage de Mai 68, la CFDT se réclame du socialisme autogestionnaire et de la lutte des classes. En 1972, la CFDT mène une campagne contre le racisme. Ce qui permet le vote d’une loi pour les droits syndicaux des immigrés. Dans les années 1968, la CFDT affirme son identité syndicale dans la lutte contre toutes les oppressions. Les immigrés subissent à la fois l’exploitation et le racisme. Cette approche préfigure la notion d’intersectionnalité.
Entre 1974 et 1979, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, des lois favorisent la fermeture des frontières. De nouveaux motifs d’expulsion sont décidés. Les luttes de l’immigration deviennent alors plus défensives. L’orientation de la CFDT passe d’un discours contestataire porté par le bouillonnement autogestionnaire des années 1968 vers un syndicalisme de proposition plus modéré.
Malgré ses déclarations, la CFDT comprend peu de responsables de nationalité étrangère. Les immigrés participent peu aux structures confédérales et aux congrès. Une rhétorique banalisée par l’extrême-droite attribue la montée du chômage au trop grand nombre d’immigrés. A partir de 1973, les crimes racistes se multiplient. La CFDT contribue à dénoncer ce climat xénophobe aux côtés du GISTI et du Mouvement des travailleurs arabes (MTA).
Cependant, le syndicat accepte également de négocier avec le gouvernement. A partir de 1979, la CFDT assume un recentrage. Avec le reflux des luttes des années 1968, le syndicat privilégie la négociation. De plus, la CFDT comprend de moins en moins d’ouvriers et ne semble plus représentative du monde du travail.
La fédération du Bâtiment intervient sur un secteur faiblement syndiqué. Des grèves locales éclatent sur des chantiers. Les ouvriers réclament de meilleures conditions de logement et de travail, des augmentations de salaires et des congès. Cependant, les dirigeants de la CFDT comprennent peu d’ouvriers immigrés. Les déclarations de congrès expriment un antiracisme abstrait contre la politique du gouvernement. Mais les dirigeants de la CFDT ignorent les problèmes quotidiens des ouvriers immigrés sur les chantiers.
La fédération de la Chimie comprend surtout des techniciens et peu d’ouvriers immigrés. Le ton du syndicat annonce le recentrage et peut faire songer au discours stalinien de la CGT. Les dirigeants de la Chimie méprisent les conflits à Penarroya et Girosteel, avec des immigrés qui seraient peu organisés et manipulés par des militants d’extrême-gauche.
L’union départementale (UD) de Paris soutient les grèves des travailleurs immigrés, mais aussi les conflits qui sortent du cadre de l’entreprise. La CFDT soutient la lutte des sans papiers. En 1974, une grève des loyers éclate dans les foyers Sonacotra. Ces logements abritent surtout des travailleurs immigrés. Un comité de coordination des foyers en grève se structure en dehors des partis et des syndicats. La CGT dénonce une influence maoïste. La CFDT soutient le mouvement mais se méfie de son autonomie considérée comme de l’anti-syndicalisme. Mais cette lutte organisée de manière indépendante obtient la satisfaction de ses revendications. Même si le soutien des syndicalistes de la CFDT reste important.
Grèves emblématiques
Une vague d'insubordination ouvrière se propage dans les années 1968. Ces luttes revendiquent de manière traditionnelle des augmentations de salaires. Mais elles débouchent également vers une remise en cause globale de l’organisation du travail. Les mouvements de grève s’accompagnent d’occupations, de sabotages et de séquestrations. Les femmes ouvrières et les travailleurs immigrés jouent un rôle central dans ces conflits sociaux. La CFDT devient un syndicat incontournable qui impulse et soutient ces nouvelles luttes.
Les travailleurs immigrés jouent un rôle important dans les grèves de Mai 68, notamment dans les usines automobiles. En revanche, la CFDT semble peu implantée dans ce secteur. Néanmoins, ce syndicat diffuse des communiqués de soutien et reste à l’écoute des revendications des ouvriers immigrés. La CFDT sait modifier sa pratique pour mieux s’adapter aux besoins de la base. En revanche, la CGT se méfie de la combativité des travailleurs immigrés et perd son hégémonie dans les usines.
En 1971, un conflit éclate à la Penarroya de Saint-Denis. Les grévistes sont soutenus par la CFDT et des militants proches du journal Les Cahiers de Mai qui contribue à l’élargissement de la grève dans l’usine de Lyon. La CGT est absente et désavouée. La CFDT soutient les pratiques collectives des grévistes qui choisissent eux-mêmes des délégués et prennent leurs décisions en assemblée générale.
En 1972, une grève éclate à Girosteel qui comprend une majorité de travailleurs immigrés. Les revendications concernent les salaires mais aussi la discrimination raciale. Les grévistes occupent l’usine avant leur expulsion par la police. La CFDT est implantée à Girosteel et comprend de nombreux grévistes. Mais elle ne dirige pas le mouvement. Un comité de grève est soutenu par l’équipe des Cahiers de Mai. Ce journal décrit les différentes grèves et valorise la parole ouvrière. Mais son équipe n’hésite pas à participer directement à plusieurs conflits. Elle met ses réseaux militants et intellectuels au service du mouvement.
En 1973, la grève de Zimmerfer présente des caractéristiques similaires avec une forte présence de la CFDT, une occupation de l’usine, l’engagement des Cahiers de Mai, des revendications liées aux travailleurs immigrés et une médiatisation du conflit. Trois semaines de grèves font plier la direction. Un comité de soutien lance une caisse qui permet d’indemniser les ouvriers en grève. Néanmoins ce conflit concerne surtout les Algériens et les Portugais. Mais il ne parvient pas à s’élargir aux ouvriers français.
En 1973, la grève de Margoline à Nanterre puis à Gennevilliers présente les mêmes caractéristiques avec des revendications des travailleurs immigrés, une forte présence de la CFDT et un soutien de l’extrême-gauche. Le collectif Cinélutte, animé par le maoïste Jean-Pierre Thorn, filme le mouvement. La grève des ouvriers de Margoline sort en 1974. Penarroya, Girosteel, Zimmerfer et Margoline sont associés comme des luttes emblématiques qui incarnent la combativité immigrée. La CFDT présente ces grèves comme la preuve de l’efficacité de son syndicalisme en phase avec cette nouvelle population de travailleurs. En revanche, la CGT dénonce ces luttes qui révèlent l’opportunisme, l’aventurisme et l’irresponsabilité de la CFDT.
Syndicalisme à Renault-Flins
L’usine de Renault-Flins permet d’observer l’implantation de la CFDT. Durant les années 1960, Billancourt apparaît davantage comme un bastion de la classe ouvrière, fortement syndiqué et combatif. A Flins, le syndicalisme reste peu répandu. De plus, il concerne surtout les ouvriers professionnels et peu les ouvriers spécialisés (OS) qui sont les moins qualifiés. L’année 1968 devient un tournant. Flins reste en grève jusqu’au 17 juin. Pendant les derniers jours du conflit, des affrontements éclatent entre les CRS et les grévistes soutenus par des militants d’extrême-gauche. La CFDT lance un appel à la grève illimité, même à la fin de l’occupation. Mais cette tentative de relancer le mouvement n'aboutit pas. La CGT dénonce l’aventurisme gauchiste de la CFDT.
En 1969, la Régie décide d’augmenter la production à Flins. L’usine recrute des immigrés, notamment des Marocains puis des travailleurs d’Afrique subsaharienne, qui se retrouvent surtout sur les chaînes. La CFDT se développe à Flins, incarnée par Daniel Richter. Même si la CGT reste majoritaire aux élections. Mais des luttes sont lancées en dehors des syndicats. Le groupe Vive la Révolution ! (VLR) dénonce un réseau qui rackette les travailleurs immigrés. Les militants occupent le bureau d’une agence de l’emploi pour souligner sa complicité. Des groupes d’extrême gauche envoient des établis à Flins. Ils adhèrent souvent à la CFDT. Nicolas Dubost, du groupuscule Révolution !, propose un témoignage dans son livre Flins sans fin…
En 1973, une grève éclate contre la hiérarchie des salaires et les écarts de paie pour le même travail selon les postes. Le mot d’ordre devient « à travail égal, salaire égal ». La contestation des OS se déroule en même temps qu’une grève à Billancourt. Renault répond par un lock-out. La direction ferme l’usine pour briser la grève et rouvrir avec une reprise du travail. La CFDT propose une occupation pour contrer cette stratégie. Mais la CGT s’y oppose. Néanmoins, ce conflit marque une démonstration de force des travailleurs immigrés. Beaucoup d’OS rejoignent la CFDT et peuvent même accéder à des postes à responsabilité au sein du syndicat.
Contrairement à la CGT, la CFDT propose des critiques plus globales de l’organisation du travail. Ce qui contribue à sa popularité auprès des travailleurs immigrés. La CFDT critique les classifications distinctes et la réorganisation constante du travail qui divise le personnel et brise les solidarités. Le syndicat critique également les cadences et l’absence de pauses. La CFDT attaque également le racisme, notamment de la part des chefs d’équipe et des contremaîtres. Mais la commission des travailleurs immigrés du syndicat semble inutile puisque les problèmes du racisme sont déjà traités dans le conseil syndical.
Contrairement à l’usine de Billancourt, aucun syndicalisme de masse ne se développe à Flins. Mais la CFDT apparaît comme un petit syndicat combatif qui se révèle être à l’écoute des ouvriers immigrés. Tandis que la CGT dépend du PCF, la CFDT s’appuie sur une organisation plus souple qui peut s’adapter pour intégrer de nouvelles revendications ou pratiques de lutte. « Cette souplesse permet plus d’expérimentation et encourage la prise de positions plus combatives », observe Cole Stanger. Un nouveau conflit éclate en 1978. Il ressemble à celui de 1973. Dix ans après 1968, l’usine est à nouveau évacuée après des affrontements entre ouvriers et CRS. Flins incarne une culture de combativité ouvrière sans syndicalisme de masse.
Luttes de classe dans les années 1968
Cole Stanger propose un livre précieux qui permet d’observer la mise en pratique du « socialisme autogestionnaire » de la CFDT des années 1968. Ce petit syndicat adopte une structure souple qui permet une autonomie à la base. Ce qui permet à la CFDT de s’adapter, d’accompagner et de soutenir les nouvelles pratiques de lutte. Ce syndicat encourage les comités de grève autonomes, avec les travailleurs en lutte qui prennent eux-mêmes les décisions. Ces mouvements se distinguent des grèves verrouillées par la bureaucratie syndicale. La CFDT semble davantage valoriser les pratiques d’auto-organisation et d’action directe qui traversent la contestation des années 1968.
L’approche de Cole Stanger insiste sur les luttes des ouvriers immigrés. Cette focale semble particulièrement originale. Les anarchistes et militants autogestionnaires préfèrent insister sur la grève des postiers de 1974 ou sur la tarte à la crème de Lip. Les syndicalistes et militants politiques sont particulièrement présents et actifs dans ce type de lutte. Les libertaires contribuent à impulser des pratiques d’auto-organisation et peuvent se poser comme des animateurs des luttes quasi incontournables. Cette forme d’avant-gardisme autogestionnaire semble particulièrement valorisée par les nostalgiques de la CFDT gauchisante.
Les luttes des ouvriers immigrés se construisent en dehors du milieu syndicaliste et militant. Certes, le groupe des Cahiers de Mai contribue à relayer ces luttes, à leur donner une caisse de résonance voire à les propager. Mais ces grèves sont impulsées par les travailleurs eux-mêmes, et non pas par des groupuscules activistes. Les ouvriers immigrés parviennent à s’organiser pour lutter collectivement en dehors des partis et des syndicats qui les méprisent. Les militants de la CFDT ne sont pas à l’initiative de ces grèves, mais ils les soutiennent activement.
Cole Stanger invoque la notion d’intersectionnalité désormais au cœur des débats intellectuels et militants. La CFDT des années 1968 se revendique davantage du socialisme autogestionnaire. Ce qui ne l’empêche pas de prendre en compte toutes les oppressions, notamment le racisme. Mais sa démarche se distingue du MTA, groupuscule maoïsant tapageur mais peu implanté dans les usines. Ce sont les ouvriers immigrés eux-mêmes, sans la moindre avant-garde décoloniale, qui parviennent à lancer des mouvements de grève. Subir l’exploitation suffit pour considérer qu’il est nécessaire de la combattre.
Néanmoins, Cole Stanger refuse de mythifier cette période. Il pointe, dès le titre de son livre, la limite de la solidarité de classe contre le racisme. Les grèves des ouvriers immigrés ne parviennent pas à entraîner la solidarité des travailleurs français. Les OS restent considérés comme des ouvriers non qualifiés en marge des structures syndicales. Pourtant, la lutte pour les conditions de travail des plus précaires reste déterminante pour améliorer la vie quotidienne de l’ensemble des prolétaires. L’enjeu du racisme et de la division de la classe ouvrière devrait également mobiliser au-delà des seuls immigrés.
Mais les luttes des travailleurs immigrés restent emblématiques. La CFDT et l’extrême-gauche préfèrent désormais soutenir des migrants considérés comme des victimes et non comme des exploités qui luttent pour de meilleures conditions de vie. La lecture de classe qui caractérise le bouillonnement des années 1968 semble avoir disparu. Pourtant, l’antiracisme devrait également passer par la solidarité de classe entre travailleurs immigrés ou non. Les évolutions du monde du travail fragilisent également les réflexes de lutte collective. Le salariat semble davantage fragmenté et isolé. Il existe peu d’usines qui concentrent un grand nombre d’exploités qui peuvent se regrouper pour lutter. Néanmoins, la solidarité entre les exploités peut aussi se déployer au-delà des murs des entreprises, des statuts et des nationalités.
Source : Cole Stanger, La solidarité et ses limites. La CFDT et les travailleurs immigrés dans « les années 68 », Arbre bleu, 2021
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Pour aller plus loin :
Vidéo : Grève aux usines Penarroya de Lyon, diffusée par Rhône Alpes actualités le 22 février 1972
Vidéo : Débrayage à l'usine Renault de Flins, Documents 1975-1977
Articles de Cole Stangler publiés en français
Chris Miclos, La solidarité et ses limites : la CFDT et les travailleurs immigrés dans « les années 68 », de Cole Stangler, publié dans l'Hebdo L’Anticapitaliste n°599 le 20 janvier 2022
Laure Pitti, Les luttes centrales des O.S. immigrés, publié dans la revue Plein droit n° 63 en 2004
Laure Pitti, Grèves ouvrières versus luttes de l'immigration : une controverse entre historiens, publié dans la revue Ethnologie française Vol. 31 en 2001
Michelle Zancarini-Fournel, La question immigrée après 68, publié dans la revue Plein droit n° 53-54 en 2002
Anne-Sophie Bruno, Solidarité avec les travailleurs immigrés ?, publié dans la revue Plein droit n° 90 en 2011
Marie Poinsot, “Mai 1968 sous le prisme de l’histoire de l’immigration”, publié dans la revue Hommes & migrations 1321 en 2018
Selim Nadi, Le Mai 68 des immigrés en France. Entretien avec Daniel A. Gordon, publié sur le site de la revue Contretemps le 6 septembre 2017
Emmanuel Debono, Les années 68 de l’anti-racisme, publié dans la revue en ligne La Vie des Idées le 19 février 2014
Matthieu Lépine, Ils ont eu le courage de dire « non » : Les travailleurs immigrés en lutte pour la dignité humaine au cours des années 1970, publié sur le site Une Histoire populaire le 22 février 2015
Jacques Wajnsztejn, Bilan critique de l’activité des Cahiers de mai, publié sur le site Rebellyon le 14 juin 2011