Politisation depuis les mouvements de 2016

Publié le 13 Avril 2022

Politisation depuis les mouvements de 2016
C'est une nouvelle génération qui se politise dans le cycle de lutte de 2016. Une partie de la jeunesse rejoint les mouvements sociaux pour leur donner une énergie nouvelle. Figure du militantisme 2.0, Taha Bouhafs livre son témoignage. 

 

Un nouveau cycle de luttes s’amorce en France depuis le mouvement de 2016 contre la loi Travail. Une nouvelle conflictualité sociale surgit, avec des grèves et des manifestations énergiques et vivantes. Ce moment favorise la politisation de la jeunesse et de toute une population éloignée des grands débats idéologiques et du folklore militant.

Le jeune journaliste Taha Bouhafs propose son témoignage qui revient sur cette période. Il évoque son parcours politique et intellectuel. Il exprime sa révolte contre le racisme et les inégalités sociales. Il revient également sur ses reportages à sillonner la France pour chroniquer les diverses luttes sociales. Il propose un récit subjectif dans le livre Ceux qui ne sont rien.

 

             Ceux qui ne sont rien

 

De Nuit debout à la France insoumise

 

En mars 2016, Taha Bouhafs se retrouve au cœur d’une manifestation contre la loi Travail. Il sort de son quotidien balisé pour découvrir l’effervescence de la contestation et prendre la rue. « Non, aujourd’hui c’est même moi qui contribue à bloquer l’espace public. A revendiquer cet espace. A me l’approprier », indique Taha Bouhafs. Le gouvernement de gauche impose une loi pour faciliter les licenciements et renforcer la précarité. Ce soulèvement permet de sortir de la chape de plomb raciste et sécuritaire imposée avec les attentats de 2015.

Taha Bouhafs grandit dans une cité à Echirolles, dans la périphérie de Grenoble. Ses parents sont pauvres en France, mais diplômés en Algérie. Ce qui permet d’accéder à un capital culturel. Mais le jeune Taha Bouhafs est confronté à la violence du quartier, avec les nombreuses bagarres au collège. Il subit également la violence de la police, avec les contrôles de routine qui dégénèrent. « Voilà, ça, c’est un de mes premiers contacts avec l’Etat ! », ironise Taha Bouhafs. L’école ne permet pas d’envisager un avenir radieux mais, au mieux, un boulot payé au SMIC.

 

Nuit debout à Grenoble permet de nombreuses rencontres et discussions politiques. Mais ces militants semblent enfermés dans leur bulle. Ils ignorent les problèmes sociaux et les galères du quotidien. « Certes, certains groupes m’apprennent des choses, mais ils ne racontent rien de ma condition, ni de celle des miens », observe Taha Bouhafs. Il décide alors de créer un groupe « quartiers populaires ». Il découvre la prise de parole et le discours politique. Il s’appuie sur son vécu et ses expériences de la police, de la discrimination, de la violence sociale. Les mouvements sociaux forgent également une véritable formation politique. Ils permettent surtout de se lancer dans l’action directe, avec des péages gratuits et le soutien aux grévistes. Mais le mouvement finit par s'essouffler.

En juillet 2016, Adama Traoré est tué par la police. Son nom s’inscrit dans une longue liste. Des émeutes éclatent dans de nombreux quartiers de France à 2005 après la mort de Zyed et Bouna. En 2010, la mort de Karim provoque des révoltes dans un quartier de Grenoble. Ce qui alimente les discussions de la cour de récréation. Taha Bouhafs découvre le Front uni de l’immigration et les quartiers populaires (FUIQP) sur Facebook. Il décide de se rendre à une réunion. Il rencontre des militants chevronnés, dont le sociologue Saïd Bouamama. Il découvre l’histoire méconnue des luttes des quartiers populaires.

Mais, en 2017, Taha Bouhafs engage un virage politicien. Il collabore à la campagne de Jean-Luc Mélenchon pour les présidentielles. Pire, il se présente comme candidat pour devenir député. Même si cette agitation se heurte à l’indifférence de ses proches. « La chose politique ne leur parle plus. L’Assemblée nationale ? Une institution de plus que ne les représente absolument pas », constate Taha Bouhafs.

 

    Lors d’une marche en hommage à Adama Traoré, le 18 juillet à Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise).

 

Rencontres militantes

 

En septembre 2017, le jeune militant monte à Paris pour un happening de la France insoumise. Il est escorté par l’impayable David Guiraud qui va devenir son comparse en combine politicienne. Taha Bouhafs s’inscrit à la fac de Grenoble pour préparer un DAEU (diplôme d’accès aux études universitaires). Même si le cadre scolaire semble toujours aussi étouffant. Mais le militant s’immerge dans le mouvement contre Parcoursup qui vise à renforcer la sélection sociale à l’Université. Il participe aux réunions et aux manifestations aux côtés de ses camarades de la France insoumise qui collaborent avec l’UNEF.

Taha Bouhafs participe aux mobilisations dans la capitale et s’y installe. Il fréquente évidemment le milieu étudiant, mais soutient également la grève des cheminots. Surtout, il participe au Comité Adama qui vise à rencontrer toutes celles et tous ceux qui se battent sur le terrain. Ce collectif vise à tisser des liens à partir de la lutte contre le racisme et les violences policières.

 

Le 1er Mai 2018, la manifestation tourne au joyeux carnage. Des affrontements éclatent avec les forces de police. Taha Bouhafs parvient à échapper aux gaz lacrymogènes et aux griffes de la maréchaussée pour rejoindre un apéro militant organisé Place de la Contrescarpe. Les flics encerclent la place. Taha Bouhafs repère un groupe de policiers en civil. Il se saisit de son téléphone portable pour les filmer en train de tabasser à terre un jeune couple. Cette caméra apparaît comme une arme pour forcer le policier à cesser sa violence. La vidéo parvient à identifier le visage de cet homme avec un casque de CRS.

 Taha Bouhafs publie immédiatement les images sur son Twitter qui lui permet de relayer les différentes vidéos de luttes sociales. Mais, en juillet 2018, la journaliste Ariane Chemin reconnaît le visage de l’agresseur aux côtés du président de la République pour célébrer la victoire de l’équipe de France de football à la Coupe du monde. L’affaire Benalla devient le feuilleton de l’été. Taha Bouhafs est invité sur tous les plateaux de télévision. Mais il observe que les images des violences policières choquent moins quand son auteur n’est pas identifié comme un collaborateur de l’Elysée.

 

En juillet 2018, dans la cité HLM de Breil à Nantes, Aboubacar Fofana meurt sous le tir d’un policier à bout portant. Pourtant, les médias relaient uniquement la version de la préfecture. C’est la légitime défense qui est invoquée. Taha Bouhafs se rend sur place pour recueillir la version des habitants du quartier. Ce sont les émeutes et les incendies qui permettent de faire connaître ce crime policier et d'honorer la mémoire d’Aboubacar.

Des zadistes viennent dans le quartier de Breil pour témoigner de leur soutien et échanger avec les habitants. Taha Bouhafs se rend ensuite à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Cette occupation de terres agricoles doit permettre d’empêcher la construction d’un aéroport.

En août 2018, le MacDo de Saint-Barthélemy à Marseille est occupé par les 77 salariés. Dans cette entreprise une solidarité s’est construite à travers des luttes sociales marquantes. La firme multinationale veut donc s’en débarrasser. Mais le tribunal annule la vente du McDo. Les salariés sont parvenus à faire échouer le plan du patron et à prouver que c’était une arnaque.

 

    Manifestation des grévistes sans-papiers de l’agence Chronopost d’Alfortville (Val-de-Marne), le 31 janvier 2022. Ils sont en grève depuis début décembre 2021.

 

Nouvelles luttes sociales

 

Le 1er décembre 2018, le Comité Adama organise un rassemblement à la Gare Saint-Lazare pour participer au mouvement des Gilets jaunes. Les quartiers populaires et les périphéries urbaines doivent s’unir contre la misère et les injustices sociales. Mais la police empêche le départ du cortège qui veut rejoindre la manifestation des Gilets jaunes. Probablement que l’Etat redoute une jonction des colères. « Pourquoi tout ce cirque ? Parce qu’ils ne veulent pas que les gens se rencontrent. Ils savent que les pauvres sont des volcans en colère », analyse Taha Bouhafs. Le cortège finit par se disperser.

Mais le jeune journaliste tient à couvrir la manifestation. Il est recruté par Daniel Mermet pour diffuser ses vidéos sur Là-bas si j’y suis. Cette mythique émission de radio propose des reportages au cœur des manifestations, des luttes et des piquets de grève. François Ruffin en est devenu une des voix emblématiques. Il parvient à se rendre dans une avenue des Champs Elysées retournée par la manifestation. Ce mouvement favorise les rencontres et les discussions politiques. C’est un moment intense de politisation et d’actions. « Voilà ce que le mouvement a créé : une solidarité des détresses, une solidarité de classe. Nous ne sommes plus seuls à lutter dans notre coin, désormais nous sommes pleins », souligne Taha Bouhafs. Néanmoins, la répression et le « Grand débat » participent à l’essoufflement du mouvement.

En juin 2019, des travailleurs sans papiers occupent le centre de tri de Chronopost à Alfortville. Ils luttent pour leur régularisation, la suppression des cadences de travail infernales et la fin de la sous-traitance. Dans de nombreux conflits sociaux, les entreprises s’appuient sur de complexes échelons de sous-traitance pour diluer leurs responsabilités. Mais c’est l’arrestation de Taha Bouhafs sur le piquet de grève qui fait les gros titres de la presse. Les journalistes se solidarisent davantage de leur jeune confrère que des grévistes. Néanmoins, la lutte exemplaire des travailleurs de Chronopost finit par déboucher vers une victoire.

 

Durant l’hiver 2019, un mouvement éclate contre la réforme des retraites. Les grévistes de la RATP deviennent emblématiques de cette contestation qui prend de l’ampleur. La région parisienne est paralysée par cet arrêt des bus et des métros qui conduisent les autres salariés au travail. La pandémie de covid-19 vient briser ce mouvement. Mais le gouvernement décide de reporter sa réforme des retraites.

En juin 2020, le Comité Adama lance un grand rassemblement devant le tribunal de grande instance de Paris. Cette manifestation prend une ampleur imprévisible. La jeunesse veut à nouveau descendre dans la rue dans un contexte de sortie du confinement. Surtout, la mort d’Adama Traoré fait écho à l’assassinat de Georg Floyd par un policier aux Etats-Unis. Ce qui a déclenché une puissante vague de révolte. Les médias ne cessent de s’opposer à la comparaison entre les deux pays. Pourtant, le racisme et les violences policières apparaissent comme des réalités communes.

Seule la lutte collective permet une amélioration de la vie quotidienne à travers des transformations sociales. « La lutte m’a sauvé. Parce que la lutte permet de s’élever, de s’émanciper, de se mettre en mouvement et de ne pas rester à la place à laquelle on a été assigné », souligne Taha Bouhafs. Les salariés de Mc Donald’s de Marseille ont fait trembler une multinationale et la grève des femmes de chambre de l’Ibis Batignolles a fait plier le groupe Accor. Ces luttes locales montrent la puissance du collectif.

 

     Taha Bouhafs, à Paris, en février 2019.

 

Trublion réformiste

 

Taha Bouhafs propose un récit vivant sur son parcours politique, et surtout sur le cycle de luttes ouvert en 2016. Il apparaît comme une figure médiatique de la nouvelle génération militante forgée dans les luttes antiracistes. Comme François Ruffin, autre poulain de Daniel Mermet, le personnage peut agacer. Mais il faut d’abord lui reconnaître un certain talent. Ces journalistes militants ne s’appuient pas sur les grands débats idéologiques qui font les délices des milieux gauchistes. Ils s’appuient avant tout sur le témoignage et le reportage. Ils partent du réel et des situations concrètes. Ils relaient les luttes et les grèves pour adopter un point de vue de classe sur la société française. Ils savent également rendre leurs récits vivants et enjoués, loin de la posture militante sinistre et sacrificielle. Ils parviennent à transmettre le plaisir de la lutte et la joie de tenir tête aux puissants.

Néanmoins, la mise en scène de soi peut également agacer. Taha Bouhafs ne cesse de mettre en scène ses frasques et ses facéties. Comme l’incarne François Ruffin, ce nombrilisme n’est pas propre à la génération 2.0, même si le cybermilitantisme renforce cette tendance. Certes, partir de son vécu et d’expériences réelles permet davantage d’incarner le discours politique, notamment sur le racisme et les violences policières. Néanmoins, le témoignage risque de personnaliser le problème. D’ailleurs, Taha Bouhafs s’en rends bien compte. Il sait utiliser son personnage pour défendre une cause plus large. Comme lorsqu’il intervient sur les plateaux télévisés avec un T-shirt « Justice pour Adama ».

Mais cette posture peut également rejoindre celle du journaliste sauveur. Les luttes sociales n’ont pas forcément besoin d’être soutenues par des trublions médiatiques pour triompher. C’est avant tout l’auto-organisation des exploités et l’action directe qui permettent de construire une démarche victorieuse. Les journalistes militants peuvent évidemment relayer ces différents mouvements. Mais les luttes peuvent également très bien se passer des médias. Le rapport de force se construit concrètement contre l’Etat et le patronat, à travers des grèves et des actions. La médiatisation apparaît comme un supplément, mais pas indispensable.

 

Taha Bouhafs apparaît comme un personnage sincère. Il sait reconnaître ses erreurs de débutants, comme celle du supposé mort de Tolbiac. Ce qui le rend plus sympathique que les journalistes professionnels pleins de morgue et de fausses certitudes. Néanmoins, il adopte des positions politiques qui restent contestables. La description enthousiaste de tous les mouvements sociaux ne permet pas de dresser des bilans critiques pour analyser les forces et les faiblesses des luttes depuis 2016. Taha Bouhafs reste lié à la vieille gauche. Sa glorification du collectif Loi Sécurité globale reste éloquente. Ce ramassis d’opportunistes, d’avocats et de journalistes incarne la défaite éternelle de la gauche. Son discours déconnecté des problèmes du quotidien et sa posture citoyenniste devraient pourtant susciter un réflexe de dégoût. Les cartels de partis, d’associations et de syndicats ne mènent à rien.

Taha Bouhafs ne semble pas se poser la question de l’autonomie de classe. Les luttes sociales doivent affirmer leur indépendance à l’égard des partis politiques. C’est uniquement à partir de l’auto-organisation des exploités que peuvent s’ouvrir des perspectives nouvelles. Taha Bouhafs reste proche de la mouvance mélenchoniste. Il signe même un appel des quartiers populaires à voter pour le leader suprême. Mais le renforcement d’une secte d’extrême-gauche ne risque pas d’apporter grand-chose aux luttes sociales. Pire, lorsque ces politiciens de gauche dirigent des mairies, ils s’opposent à l’auto-organisation des habitants. Ils n’hésitent pas à réprimer des luttes pour le logement par exemple. A l’échelle locale ou internationale, c’est uniquement l’action directe collective qui peut permettre de résoudre les problèmes de la vie quotidienne.

 

Source : Taha Bouhafs, Ceux qui ne sont rien, La Découverte / Les Nouvelles Vagues, 2022

 

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Une analyse du mouvement de 2016

 

Pour aller plus loin :

Vidéo : Taha Bouhafs, les gens qui ne sont rien seront tout, émission Là-bas si j'y suis diffusée le 31 janvier 2022

Vidéo : Julien Théry, Ceux qui ne sont rien seront tout, diffusée sur Le Media TV le 6 février 2022

Vidéo : “Le journalisme, c’est un contre pouvoir, c’est emmerder les puissants”, diffusée dans le webzine Madmoizelle le 15 février 2022

Vidéo : David Dufresne, Taha Bouhafs convoqué #AuPoste !Pour son (premier) livre "Ceux qui ne sont rien" (La Découverte), diffusée le 7 février 2022

Vidéo : Pierre Jacquemain, Taha Bouhafs : « Je ne suis pas plus journaliste militant qu’un journaliste du Point ou de BFMTV », diffusée sur le site de la revue Regards le 17 juin 2019

Vidéo : Yassir Guelzim, Taha Bouhafs, « Rouletabille » militant, diffusée sur le site du journal Le Courrier de l’Atlas le 13 décembre 2018

Radio : Taha Bouhafs : comment je me suis politisé, émission diffusée sur France Culture le 14 février 2022

Radio : (In)attendue - "S'unir contre le fascisme" / Taha Bouhafs / Sevenadur, émission diffusée sur Radio C-Lab le 22 février 2022

 

Lydia Menez, « Je viens rééquilibrer le traitement médiatique » : Taha Bouhafs, journaliste et militant, publié sur le site du magazine Elle le 5 février 2022

Victoire Radenne, Taha Bouhafs : « On doit mener la bataille culturelle pour gagner la bataille politique », publié sur le site HIYA! le 5 février 2022

Inès Belgacem et Yann Castanier, Taha Bouhafs, le fumeur de chicha qui a fait tomber Benalla, publié sur le site Street Press le 19 février 2019

Jacques Pezet, Taha Bouhafs est-il journaliste ?, publié sur le site du journal Libération le 20 juin 2019

Qui est Taha Bouhafs, arrêté après avoir tweeté des images de Macron au théâtre ?, publié sur le site du magazine L'Obs le 18 janvier 2020

Qui est Taha Bouhafs, le « journaliste militant » présent au théâtre avec Macron ?, publié sur le site du magazine Le Point le 18 janvier 2020

Cartouches (72), publié sur le site de la revue Ballast le 1er février 2022

Publié dans #Actualité et luttes

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A
Salut<br /> <br /> Sa filiation paternel ( ou patriarcale) explique (aussi ) ses positionnements politiques
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