Contre-pouvoirs numériques
Publié le 9 Mai 2015
La société du spectacle subit désormais la critique des réseaux sociaux. Les nouveaux médias peuvent permettre de faire vaciller l’ordre néolibéral. Clément Sénéchal analyse cette évolution dans le livre Médias contre medias. Le community manager de Jean-Luc Mélenchon pendant la campagne présidentielle de 2012 n’hésite pas à s’appuyer sur les analyses de Guy Debord pour attaquer le capitalisme néolibéral.
« La reproduction néolibérale du pouvoir capitaliste a pris un tour largement autoritaire », observe Clément Sénéchal. La démocratie représentative et le Parlement sont même muselés par les experts et les institutions internationales comme le FMI, la Banque mondiale et la Commission européenne. La Troïka mène des plans d’austérité au pas de charge, sans le moindre débat parlementaire.
La situation matérielle des individus et leur position dans les rapports de production doivent déterminer leur conscience politique. Mais Karl Marx observe l’importance de l’idéologie et de l’aliénation qui dépossèdent les individus d’une conscience propre. En revanche, Antonio Gramsci estime que l’idéologie n’est pas déterminée de manière mécanique et linéaire. Elle peut évoluer à travers le rapport de force qui traverse le champ culturel et politique. Même si la classe dominante possède un avantage considérable. « L’idéologie est une stratégie politique, un terrain d’affrontement », résume Clément Sénéchal. Louis Althusser observe des « appareils idéologiques d’État » avec l’école, l’Église, la famille, les syndicats. Désormais se développent des « appareils idéologiques de marchés » avec les médias, les thinks tanks, les instituts de sondages, les agences de communications. L’idéologie néolibérale consiste à dépolitiser les antagonismes sociaux et à nier à la lutte des classes. Cette idéologie est résumée par Thatcher : « la société n’existe pas ». Le néolibéralisme impose une séparation et même une atomisation des individus.
Le pouvoir médiatique traditionnel, « immense accumulation de spectacles », se heurte désormais web 2.0 et aux réseaux sociaux. Les nouveaux médias perturbent le jeu politique traditionnel, celui des partis et des militants. De nouvelles possibilités pratiques s’offrent aux mouvements anticapitalistes, toujours marginalisés par le système médiatique dominant. Les nouveaux médias se caractérisent par une horizontalité interactive. Ensuite, les émetteurs de messages ne sont plus des professionnels rémunérés. « L’intimidation idéologique du capital s’étiole, un front dépressionnaire se creuse. De nouvelles sentinelles se dressent », s’enthousiasme Clément Sénéchal.
Les mass media tentent de multiplier leur présence sur diverses surfaces médiatiques pour diffuser les énoncés du pouvoir. « Les mass media multiplient la présence de l’idéologie dominante », résume Clément Sénéchal.
Une organisation verticale de la communication impose une séparation entre les producteurs et les consommateurs de représentations médiatisées. Guy Debord estime que « tout ce qui était réellement vécu s’est éloigné dans une représentation ». La télévision et le flux médiatique empêchent l’analyse et favorisent la simple contemplation d’une image fixe. Les médias participent également à la destruction et à la virtualisation des relations humaines. « Fondamentalement, le rapport aux autres n’existe plus, il n’est plus vécu, son expérience manque ; il est alors artificiellement ramassé dans l’image du monde charriée dans le spectacle télévisé », décrit Clément Sénéchal. Les médias verticaux imposent une dépossession médiatique de l’ensemble du corps social. Ce phénomène s’accompagne d’une dépossession politique à travers la communication des gouvernements.
Les médias traditionnels demeurent des marchandises qui appartiennent à des holdings financiers. Les médias sont contrôlés par la bourgeoisie au niveau juridique, mais aussi économique. La publicité impose une atmosphère particulière qui oriente la ligne éditoriale des médias. Le conformisme est renforcé par une routine professionnelle et intellectuelle. « Comme d’autres, l’industrie de la presse a suivi un mouvement de taylorisation, se traduisant dans les rédactions par une spécialisations toujours plus serrée des tâches », analyse Clément Sénéchal. Les médias répètent tous les mêmes informations commentées. Le crétinisme intellectuel des journalistes, formatés par des écoles spécialisées, explique également ce conformisme. Le journalisme de terrain et le documentaire critique ne correspondent pas aux critères commerciaux des médias. Le corporatisme doit tenir à l’écart les journalistes de tout discours critique.
Les journalistes baignent dans le conformisme. Ils subissent la précarité et doivent se soumettre à une audience imaginaire définie par les annonceurs et les patrons de presse. Les médias considèrent donc le public comme une masse d’abrutis et de consommateurs. « L’exaltation des évènements factices et des épiphénomènes remplace l’exploration du monde, de ses conditions de vie, de ses structures sociales », décrit Clément Sénéchal. Le jeune journaliste intériorise les normes de production et abandonne toute réflexion critique qui perturbe le flux médiatique. L’urgence devient un système disciplinaire qui supprime la liberté de penser. Les journalistes et les rédacteurs en chef subissent une sélection sociale et idéologique. Pour faire carrière, il faut se soumettre à l’ordre existant et à l’idéologie dominante. La division entre classe antagonistes traverse également les entreprises médiatiques. Mais les journalistes ont tendance à admirer leurs patrons. « De cette classe dominante, les producteurs d’informations ont donc largement intériorisé les normes, les règles implicites, les intérêts invisibles », souligne Clément Sénéchal.
Les experts et éditorialistes imposent un cadre du débat et un verrouillage autoritaire du discours politique. Les médias proposent une vision lisse et simpliste de la réalité. Les antagonismes et la dimension politique qui traverse la société semblent occultés. Lorsque des reportages approfondis sont diffusés, ils sont noyés dans le flux médiatique et côtoient les informations les plus frivoles et superficielles.
Les médias alimentent la diabolisation des classes populaires. Les Roms, les musulmans, les syndiqués et les pauvres sont dénoncés et considérés comme suspects. Des personnes ne sont jamais interrogées ne rentrent jamais dans les codes médiatiques pour s’exprimer. Ils sont les dépossédés des discours. « Deux figures de l’exclusion les résument : l’étranger, qui justifie le maintien de l’ordre public, et l’assisté, qui justifie le maintien de l’ordre économique », précise Clément Sénéchal. Le journaliste Pujadas n’hésite pas à rappeler à l’ordre Xavier Mathieu, syndicaliste en lutte à Continental. En revanche, le Front national est légitimé. Son programme raciste ne l’empêche pas de s’intégrer au spectacle médiatique.
A partir des années 2000, le web 2.0 développe une dimension interactive. Le destinataire du message peut répondre à son tour à l‘émetteur. Le récepteur n’est plus condamné à la passivité. Ensuite, Internet permet de développer un contenu accessible à tous. Cette évolution attaque les médias dominants. « La hiérarchie du spectacle s’effondre lentement, alors que renaissent ici et là des prises de parole critiques, collectives, horizontales, comme la promesse démocratique d’une révolution à reprendre », s’enthousiasme Clément Sénéchal.
La neutralité du web esquisse une horizontalité radicale. Chaque contenu peut être diffusé, partagé, référencé. Ce ne sont pas des professionnels qui produisent et évaluent les contenus. Chacun peut diffuser ses propres informations. Internet favorise une réappropriation de l’espace public.
Les pourfendeurs réactionnaires d’Internet fustigent une ère du vide et du narcissisme. La toile permet de sortir des hiérarchies imposées par la culture bourgeoise. Les contenus semblent davantage ancrés dans la vie quotidienne, avec ses joies et ses peines. Le réseau social n’est pas l’unique forme de sociabilité et ne prétend pas se substituer à la relation humaine. Internet n’exprime pas uniquemet le narcissisme mais aussi la subjectivité et la singularité qui s’accompagnent souvent d’une humilité.
La pratique médiatique n’est plus réservée à une petite élite. Le discours dominant et les déclarations de politiciens s’accompagnent désormais d’un métadiscours critique qui se diffuse sur les réseaux sociaux.
Une information alternative se diffuse en ligne. La fausse objectivité vole en éclat et les blogueurs n’hésitent pas à affirmer leur point de vue sur les évènements qu’ils décrivent. « On sait toujours d’où le blogueur parle, ses intentions sont claires, son poste d’observation localisé, ses tropismes assumés. Il n’est pas un expert qui fait carrière, un missionnaire du pouvoir, un faux-monnayeur de l’idéologie dominante », observe Clément Sénéchal. La domination des éditorialistes se trouve également interrogée. Surtout, le blogueur dispose d’une incomparable liberté de parole par rapport aux professionnels. Il maîtrise ses sujets et ses formats d’expression. Il impose son propre rythme de publication, en dehors des contraintes de l’audimat. « Les blogueurs apparaissent alors comme les étendards et les bannières potentielles de la dissidence intellectuelle, les relais d’une actualité hétérodoxe, les interstices dissolvants d’une information officielle », décrit Clément Sénéchal. Ce contre-pouvoir s’appuie sur la multiplicité contre le conformisme monolithique du discours dominant. Les blogs favorisent une ouverture internationale. Pendant la révolte en Tunisie, la réalité populaire est saisie par un blog.
Les médias sociaux permettent de diffuser des idées minoritaires. Les forces politiques révolutionnaires peuvent devenir leur propre média. Le réseau social propose une forme politique débureaucratisé, avec la possibilité donnée à chacun de s’exprimer. Les séparations et les hiérarchies imposées par le capitalisme semblent s’atténuer. Les médias sociaux permettent aussi aux révolutionnaires qui ne se connaissent pas de se rencontrer.
Évidemment, le développement d’Internet n’est pas la seule explication d’une explosion de mouvements de révolte à travers le monde. Depuis le « Printemps arabe », jusqu’ au « Printemps érable » au Québec, en passant par le mouvement du 15-M en Espagne, Occupy Wall Street aux États-Unis ou les révoltes au Brésil, les médias sociaux semblent jouer un rôle important dans les nouvelles luttes. La propagande du pouvoir pour dénoncer les casseurs et la violence des manifestants n’est plus la seule parole publique. La répression et la brutalité policière peut même être filmée et montrée à travers le monde. « Une cyber-opinion, expression d’une conscientisation politique en élaboration, s’est servie de ce canal parallèle pour conduire les actions des révolutionnaires », observe Clément Sénéchal.
Les médias sociaux se heurtent à l’État. Des lois comme ACTA tentent de réprimer l’usage d’Internet. Le partage de films ou de séries devient criminalisé. L’État défend la propriété privée des entreprises culturelles et tente de réprimer la liberté d’expression dans les médias sociaux. Ensuite, une logique commerciale colonise Internet. Google ou Facebook collectent les données des utilisateurs pour les orienter vers des publicités ciblées. Les lois antiterroristes autorisent la surveillance et la collecte des données sans mandat judiciaire préalable.
Internet permet également de diffuser des idées réactionnaires et d’extrême droite. Mais la régulation d’Internet semble absurde puisque les médias sociaux expriment surtout les contradictions de la société. « Mais, en l’occurrence, Internet et les médias sociaux ne sont que le reflet des clivages qui traversent la société réelle, des discordes qu’une démocratie véritable ne saurait cacher de manière autoritaire sous peine de se nier elle-même », estime Clément Sénéchal.
Le rôle de la technologie doit être relativisé. Les cybermilitants et les anti-technologies donnent énormément d’importance à ces aspects qui ne composent qu’une partie de la réalité sociale. De même, les Anonymous et le Parti Pirate semblent ridicules en se cantonnant au combat réducteur pour la neutralité du web sans proposer une critique sociale plus globale. Les réseaux sociaux peuvent aussi dériver vers la recherche superficielle du buzz, du nombre de like et de l'autosatisfaction narcissique. Les militants utilisent Internet pour valoriser leur petite action plutôt que de s'inscrire dans un véritable mouvement social.
« Il convient en somme de réinscrire l’intégrité civique du web dans la lutte des classes générale et la transformation des institutions politiques qu’elle vise », souligne Clément Sénéchal. Le cybermilitantisme se réduit également à un activisme ponctuel qui devient alors inoffensif. La spontanéité décentralisée doit également s’accompagner de la construction d’un rapport de force durable.
En revanche, il semble plus difficile de suivre Clément Sénéchal dans sa valorisation du militantisme traditionnel à travers les partis politiques. Il collabore au Front de gauche qui demeure intégré aux institutions et ne préconise aucune transformation radicale de la société. Juste un aménagement de l’exploitation, une oppression avec la clim. En revanche, Clément Sénéchal souligne l’importance de s’appuyer sur le matérialisme historique et sur une vision du monde. Mais il faut éviter de sombrer dans le marxisme rigide et dogmatique imposé par une petite avant-garde intellectuelle. Clément Sénéchal se range assez facilement dans cette gauche du capital qui propose un aménagement de l’économie à travers l’État.
Mais, pour un militant du Front de gauche, il dépoussière fortement la vieille idéologie militante. Ses analyses empruntent au marxisme très hétérodoxe de Guy Debord. Surtout, il insiste sur la dimension horizontale et libertaire du contre-pouvoir numérique. Les nouveaux medias s’opposent aux vieilles hierarchies des partis et des syndicats pour inventer des mouvements horizontaux et spontanés.
Source : Clément Sénéchal, Médias contre médias. La société du spectacle face à la révolution numérique, Les Prairies ordinaires, 2014
Médias sociaux et contestation politique
Facebook et l'aliénation technologique
Un blog dans la révolution tunisienne
Pour aller plus loin :
Vidéo : Une contre-histoire de l'internet
Vidéo : Clément Sénéchal, intello, révolutionnaire et connecté, mise en ligne le 23 juillet 2014 sur le site Astrid 2.0 : Le blog d’Astrid de Villaines sur le site de La Chaîne Parlmenentaire (LCP)
Vidéo : Médias numériques et anticapitalisme, mise en ligne sur le site Xerfi Canal TV le 27 juillet 2014
Vidéo : “La tyrannie des petites phrases”, mise en ligne sur le site La Règle du Jeu le 29 janvier 2013
Vidéo : Journée d'étude - Internet et le pouvoir, mis en ligne sur le site de l'Université François-Rabelais de Tours
Radio : Jacques Munier, La société du spectacle face à la révolution numérique / Revue Réseaux, diffusé sur France culture dans l'émission L'essai et la revue du jour
Blog Lésions politiques. Le zinc de Clément Sénéchal
Accélération, le blog de Clément Sénéchal sur Mediapart
Kevin "l'impertinent" Victoire, Clément Sénéchal dévoile le spectacle médiatique, publié sur le site L'Entreprise de l'impertinence le 17 avril 2014
Kevin "l'impertinent" Victoire, Clément Sénéchal : « Dans le situationnisme, l’action prime sur la contemplation », publié sur le site Le Comptoir le 28 novembre 2014
Barnabé Binctin, « Et si, pour libérer la presse, on interdisait la publicité ? », entretien publié sur le site Reporterre le 23 mai 2014
Bibi, A propos de « Médias contre Médias », le livre de Clément Sénéchal, publié sur le site Pensez Bibi le 5 mai 2014
Mathieu Dejean, Le manque d'argent va-t-il enfin conduire les partis politiques à se servir vraiment d'Internet ?, publié le 28 juillet 2014 sur le site Slate.fr
Mathieu Deslandes, L’homme qui « tweetait » pour Mélenchon, publié sur le site Rue 89 le 25 juin 2012
Entretien par Laura Raim, Clément Sénéchal (PG) : « Une VIe République sociale, écologique et démocratique », publié dans le site du magazine Regards le 12 décembre 2014