Médias sociaux et contestation politique
Publié le 30 Mars 2015
Des pays arabes jusqu’à la lutte des étudiants au Québec, en passant par l’Espagne, des mobilisations de masse contestent le capitalisme. Une jeunesse diplômée mais précaire exprime sa révolte dans de nombreux pays du monde. Les médias sociaux et de nouvelles formes d’organisation s’invitent dans les nouvelles luttes sociales. L’universitaire Daniel Drache, dans son livre Publics rebelles, tente d’analyser les caractéristiques communes de ces différents mouvements. « Ils ont en outre conçu de nouveaux moyens de l’occupation de l’espace public et ont délimité des objectifs communs », indique Daniel Drache.
L’information du web 2.0 révèle un affaiblissement de l’autorité, de la hiérarchie et le déclin de la déférence. Les nouvelles technologies de l’information favorisent les luttes à la base, l’organisation en réseaux et l’expression individuelle. La pratique semble supplanter la théorie dans la contestation de l’autorité. Les médias sociaux permettent au public de sortir de la passivité pour participer à l’action. La diversité de ces mouvements, ancrés dans le local, valorise le pluralisme et se méfie des idéologies. Les médias en ligne jouent un rôle d’organisation bien plus central que les vieilles bureaucraties des partis et des syndicats.
Pour l’instant, les médias sociaux échappent au contrôle des États. Les médias dominants ne détiennent plus le monopole de l’information. Les sites internet et blogs indépendants proposent un regard critique sur l’actualité. Les mouvements sociaux peuvent diffuser leur message en dehors des médias traditionnels.
Un micromilitantisme se développe avec une multiplication des luttes locales. Le public ne se réduit plus à une masse de consommateurs passifs, mais devient également créateur d’information. Désormais, « les nouvelles technologies de la communication, SMS, blogs, communication en ligne, lorsqu’elles sont couplées aux stratégies d’organisation de la base, offrent aux citoyens un ensemble exceptionnel d’occasions pour se lancer dans la participation publique et prôner des stratégies audacieuses en faveur du changement social », analyse Daniel Drache. Chacun peut agir et produire de l’information sans disposer des titres, des qualifications ou de la légitimité d’un spécialiste.
Daniel Drache observe que la politique ne se réduit pas aux institutions et aux prises de décision des bureaucrates. Les mouvements sociaux et les réseaux altermondialistes contribuent à donner un sens politique face à l’idéologie néolibérale. L’universitaire observe également le rôle majeur joué par les États, loin du fantasme d'un règne supposé du marché. Les dépenses publiques demeurent importantes et l’État n’est pas cette vieille chose qui serait affaiblie par le règne de la finance.
La diffusion de l’information n’accompagne pas toujours les mouvements sociaux. Internet favorise tout autant la propagation des idées réactionnaires et complotistes. Les réseaux sociaux ne sont pas toujours un moteur de lutte sociale. « Dans le domaine public, les militants et les despotes, les citoyens et les anarchistes sont entrés inévitablement en lutte pour donner une articulation définitive à des conceptions très différentes de notre avenir planétaire », observe Daniel Drache.
Les médias et l’industrie du divertissement peuvent favoriser un abrutissement de la population. Mais une conscience critique beaucoup plus forte se diffuse également. Le respect de l’autorité et des hiérarchies s’affaiblit. « Le déclin de la déférence, que ce soit envers le père de famille, envers les chefs politiques, envers les généraux des armées et les dirigeants des plus grandes multinationales, fait surgir toutes sortes d’actions de masse qui contestent les élites », estime Daniel Drache. Les nouvelles technologies de la communication permettent une diffusion rapide des informations. Des rassemblements peuvent s’organiser rapidement. Une action locale peut devenir visible à travers le monde.
Internet permet une diffusion de l’information à un public plus large que les médias traditionnels. Les individus ne sont plus uniquement des consommateurs, mais aussi des producteurs de contenu médiatique. Le réseau remplace le modèle de commandement et de contrôle hiérarchique de la société. Des formes collaboratives et des regroupements affinitaires peuvent permettre aux gens de reprendre le contrôle de leurs vies.
Les contenus en ligne bousculent la hiérarchie imposée par les médias classiques. Le journalisme demeure une profession corporatiste et conformiste. Ensuite, les médias traditionnels sont détenus par de puissants groupes capitalistes. Au contraire, les médias sociaux permettent à n’importe qui de s’exprimer directement. Le web 2.0 demeure décentralisé, sans subir la moindre direction. La nouvelle technologie interactive de l’information dessine une nouvelle organisation sociale. Les individus participent « à la création de nouvelles sphères d’interaction et de nouvelles façons de penser la politique et le changement social », précise Daniel Drache. Le réseau permet une organisation qui favorise l’expression individuelle. Il se distingue du sacrifice militant qui repose sur la soumission à une cause au détriment de l’autonomie individuelle.
Internet n’est plus l’apanage de la petite bourgeoisie et des classes moyennes des pays riches. De nombreuses personnes à travers le monde peuvent accéder aux médias sociaux. Les vieilles bureaucraties et institutions hiérarchisées ne sont plus à l’initiative des grands soulèvements populaires. « Tout cela est d’autant plus remarquable que les médias sociaux ont remplacé les syndicats et les autres organisations collectives et qu’ils deviennent l’unique institution ayant la capacité de mobiliser les foules comme cela s’est produit à travers le monde dans tant de situations différentes », observe Daniel Drache.
Les médias sociaux remettent également en cause la propriété intellectuelle. Les films, les textes, la télévision et la radio deviennent accessibles gratuitement. La technologie ne se réduit pas à la distraction, à la passivité et au conformisme. Les médias sociaux impliquent création, inventivité et communication. L’espace politique n’est plus monopolisé par quelques intellectuels et tout le monde peut se faire le commentateur critique de l’actualité.
De nombreux sites d’information existent sur internet. Le mouvement altermondialiste s’est fortement appuyé sur les médias sociaux. Des sites comme Indymedia attaquent et dénoncent les médias de masse. Des films et documentaires qui ne sont pas diffusés au cinéma ou à la télévision peuvent être regardés en ligne. Des mouvements de lutte s’emparent habillement des médias sociaux comme outils de contestation. « Ils sont particulièrement aptes à la critique et, en dépit de moyens limités, savent efficacement mobiliser les gens, autant virtuellement que sur le terrain où internet a changé les modes d’organisation politique », observe Daniel Drache. Les groupes politiques s’organisent et se relient à travers leurs sites web.
Une véritable communauté numérique s’organise. Les réseaux sociaux, les sites d’information alternatifs et les blogs de commentaires deviennent une véritable subculture. Le site BoingBoing diffuse un flux de commentaires sur des films, des livres et des évènements culturels. Le partage de fichiers et de téléchargements favorisent une diffusion gratuite d’œuvres culturelles. Cette pratique concrète attaque le droit de propriété, la logique marchande pour valoriser le partage et la gratuité.
Une créativité numérique attaque le conformisme et les valeurs dominantes. Les attributs du pouvoir et les élites sont tournés en dérision. « L’agit prop, le shock art, le déboulonnage des figures publiques, de même que le militantisme public sont considérés comme des actions qui mettent en avant la spontanéité, la distanciation critique et des valeurs anticapitalistes », souligne Daniel Drache.
Dans la démarche des avant-gardes artistiques, la créativité permet de proposer un regard critique sur le monde. Des images, des supports visuels et audio, des photos alimentent un imaginaire collectif de contestation. Cette créativité s’apparente aux graffitis et aux affiches politiques qui apparaissent sauvagement dans l’espace public pour critiquer l’ordre social. « Ces expressions d’opposition populaire ébranlent et irritent les bureaucraties traditionnelles car elles démontrent que les publics insurgés n’ont pas l’intention de se plier aux règles du jeu », analyse Daniel Drache.
Walter Benjamin évoque le mouvement dadaïste qui utilise la créativité comme un « projectile ». La théorie semble moins importante que l’expérience vécue. « Benjamin pensait que lorsque les images acquièrent une valeur collective, elles permettent la libération d’un agir humain contenu jusque-là, car seules les images de l’esprit motivent la volonté et enflamment l’imagination individuelle », précise Daniel Drache. L’univers numérique ne se réduit pas à un simple outil de divertissement mais alimente un désir de lutte, de réseautage et d’organisation.
Il semble important de nuancer l’optimisme de Daniel Drache et l’influence des médias sociaux. L’universitaire semble conserver une vision idéaliste de la lutte politique. Comme le philosophe Habermas, il insiste sur le débat et la communication dans l’espace public. La vie politique s’apparente au salon bourgeois avec des conversations qui permettent d’échanger des idées. Selon cette conception de la politique, les médias sociaux permettent effectivement une ouverture. Internet s’apparente à un immense salon bourgeois, accessible à tous, dans lequel il devient possible d’exprimer toutes les idées, y compris les plus minoritaires. Les journalistes indépendants, les experts, les intellectuels et toutes les formes modernisées d’avant-garde jouent alors un rôle déterminant pour convaincre l’opinion publique.
Mais les changements sociaux ne sont pas uniquement le produit de débats intellectuels. Ce sont des mouvements de lutte, avec des révoltes et des grèves sauvages, qui permettent de construire un rapport de force face au pouvoir en place. Les dirigeants ne mènent pas des politiques néolibérales car ils croient à leurs bienfaits économiques. Les plans d’austérité permettent avant tout de défendre les intérêts immédiats de la bourgeoisie, avec ses patrons et politiciens, dans une période de crise. Vouloir convaincre les gouvernants et même l’opinion ne change rien. Seule l’action collective la plus massive peut changer la société.
Ensuite, le cybermilitantisme ne présente pas que des aspects positifs. Julien Azam souligne les limites de Facebook et des nouvelles technologies. Les médias sociaux participent à une virtualisation et à une artificialisation du monde. Les individus préfèrent rester figés devant leur écran plutôt que de provoquer des rencontres. Le tchat et échangees de mails remplacent la discussion réelle et son contact humain. Les réseaux sociaux renforcent la tendance de la séparation et de la dépossession de notre existence.
Avec le cybermilitantisme, les contestataires semblent épouser les évolutions de la modernité néolibérale. Ce mode d’action convient parfaitement aux nouveaux militants qui privilégient le zapping et les luttes hors sol. Le vieux militantisme, malgré son esprit de sacrifice, valorise la lutte sur le terrain à partir d’une base sociale. L’implantation et la lutte sur le long terme sont privilégiées. Les actions concrètes s’inscrivent également dans une réflexion globale contre le monde marchand. Désormais, les militants naviguent au gré des modes du moment. Ils privilégient des actions ponctuelles sur un sujet précis et sans leur donner de suite. Le cybermilitantisme favorise ce zapping activiste déconnecté de la population.
En revanche, les réflexions de Daniel Drache permettent de souligner l’importance des médias sociaux dans les mouvements de révolte. Le réseau permet de sortir des vieilles bureaucraties hiérarchisées pour favoriser la créativité et la spontanéité.
Source : Daniel Drache, Publics rebelles. Le pouvoir sans précédent du citoyen du monde, traduit par Anne-Hélène Kerbiriou, Liber, 2014
Facebook et l'aliénation technologique
Désobéissants et nouveaux militants
Réflexions sur le "Printemps arabe"
Vidéo : Une contre-histoire de l'internet
Vidéo : Mathieu Dejean, Parti Pirate : immersion dans la vie d’une organisation pas comme les autres, publié sur le site du magazine Les Inrockuptibles du 26 juillet 2015
Vidéo : « Haro sur internet », avec Jérémie Zimmermann, première partie, publié sur le site Acrimed le 24 mars 2010
Vidéo : Dominique Cardon "Le paradoxe : il faut être caché pour que l'information circule librement", mis en ligne le 1er mars 2013
Vidéo : Internet, nouvel espace démocratique ?, Entretien avec Dominique Cardon, mis en ligne sur le site La Vie des Idées le 7 juillet 2009
Vidéo : Dominique Cardon - Internet et démocratie, conférence enregistrée le 15 avril 2013
Vidéo : « En direct de Mediapart » : la démocratie à l'heure d'internet. Avec Dominique Cardon, mis en ligne le 2 mai 2013
Vidéo : Medias sociaux et democratie - Dominique Cardon / SMC France, mis en ligne le 14 janvier 2011
Vidéo : Les réseaux sociaux : les nouveaux maîtres de l'information, mis en ligne le 26 décembre 2013
Conférences /enregistrées le mardi 30 mars 2010
Radio : Audio : soirée-débat « (Contre)-pouvoirs du numérique », publié sur le site de la revue Mouvements le 24 septembre 2014
Radio : De la contre-culture à la cyberculture, émission Place de la toile diffusée sur France Culture le 15 décembre 2012
Madeleine Sallustio, « Daniel Drache, Publics rebelles. Le pouvoir sans précédent du citoyen du monde », Lectures, Les comptes rendus, mis en ligne le 23 février 2015
Zeineb Touati, « La révolution tunisienne : interactions entre militantisme de terrain et mobilisation des réseaux sociaux », L’Année du Maghreb [En ligne], VIII | 2012, mis en ligne le 09 octobre 2012
Fabien Granjon, Le web fait-il les révolutions ?, publié dans le magazine Sciences Humaines n°229, août-septembre 2011
Weronika Zarachowicz, Contestation : les réseaux de la colère, publié sur le site du magazine Telerama le 3 mars 2013