Réflexions sur le "Printemps arabe"
Publié le 17 Février 2012
Dans un livre récent, un historien et un journaliste échangent leurs réflexions sur les révolutions arabes, entre analyses pertinentes et banalités réformistes.
Malgré les élections et l’imposition de la démocratie représentative, notamment en Tunisie et en Égypte, les révoltes arabes continuent. Il ne s’agit pas d’une histoire achevée mais de l’ouverture d’une nouvelle période. Des mouvements contre la minorité de dirigeants qui contrôlent le pouvoir et les richesses se répandent à travers le monde. Le capitalisme en crise et la corruption de tous les politiciens attisent une colère qui ne s’éteindra pas avec des bulletins de vote.
Mais le triomphe des islamistes à l’issue des élections ne révèle pas l’échec des révoltes arabes. En France, la plupart des commentateurs insistent sur la victoire électorale des islamistes. Mais ses éternels gardiens de l’ordre refusent d’évoquer les révoltes sociales qui existent toujours, notamment en Tunisie et en Égypte. Les élections ont pour rôle de garantir la paix sociale et d’imposer un retour à l’ordre. Tunisiens et Égyptiens ont voté pour les islamistes mais, quelle que soit l’issue du suffrage, tous les candidats demeurent des politiciens qui aspirent à opprimer le peuple. Le choix entre islamistes, dictateurs, démocrates ou n’importe quelle autre boutique politicienne n’en est pas un. Les bureaucrates islamistes ont simplement construit la machine électorale la plus efficace pour accéder au pouvoir. Il semble évident que les élections, la démocratie représentative, l’émergence d’une nouvelle classe politique ne vont résoudre aucun problème. Les causes profondes des révoltes demeurent présentes. Chômage, précarité, inégalités dans la répartition des richesses, répression étatique, libertés contrôlées : les braises de la contestation sont encore chaudes.
Dans un contexte d'incertitudes, il semble également intéressant de se pencher sur la séquence du « printemps arabe » qui agite le début de l’année 2011. Une vague irrésistible de révolte déferle sur des pays gouvernés par des dictatures soutenues par les États occidentaux.
Sur la forme d’un dialogue, Benjamin Stora et Edwy Plenel échangent leurs analyses sur les révoltes dans le monde arabe. Les deux hommes, qui ont publié leurs biographies respectives, ont grandis en Afrique du Nord. Surtout les auteurs assument leur passé de militant révolutionnaire, même si tous les deux votent pour le PS. Toutefois, ils ont milité dans des organisations trotskystes, l’Organisation Communiste Internationaliste (OCI devenu POI) pour Stora et la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR devenu NPA) pour Plenel. Mais ses partis d’extrême gauche conservent une conception bourgeoise de la révolution selon laquelle une avant-garde, la petite bourgeoisie intellectuelle, doit guider le peuple pour déclencher une révolution.
Cependant, Benjamin Stora demeure un fin connaisseur de l’histoire des pays arabes avec la publication de nombreux ouvrages, notamment sur la guerre d’Algérie et les mouvements de décolonisation. Le regard d’un historien permet d’analyser cet évènement en le replaçant dans le contexte de la longue durée. Edwy Plenel, cofondateur et directeur du site d’information Mediapart, s’intéresse à l’évènement et à l’actualité.
« La première vertu des révolutions, c’est d’ouvrir l’horizon des possibles », soulignent Edwy Plenel et Benjamin Stora dès la première phrase du livre. Les révolutions arabes conservent une portée universelle et permettent une réappropriation de la politique. « L’histoire s’ouvre alors sur d’infinis possibilités et variantes où la politique redevient un bien commun, partagé et discuté, sur lequel la société a de nouveau prise », insistent les deux auteurs. Ils manifestent leur empathie pour des révoltes spontanées.
Ses dialogues sont rédigés en avril 2011 et ne bénéficient pas du recul sur les évènements.
Benjamin Stora rappelle pertinemment le point de vue occidental sur les pays arabes. Les dictatures autoritaires sont considérées comme un moindre mal face au danger islamiste. L’historien souligne sa surprise face aux révoltes sociales et politiques qu’il n’imaginait pas se déclencher aussi rapidement. Pourtant, il évoque une grève dans le bassin minier de Gafsa qui secoue la Tunisie dès 2008. Mais la contestation sociale est réprimée. Pourtant, la dimension spontanée des soulèvements populaires en Tunisie et en Égypte surprend même l’observateur le plus attentif de ses pays.
Edwy Plenel compare ses révoltes arabes avec la chute du mur de Berlin, et l’effondrement de l’URSS, en 1989. Pourtant, cette comparaison diffuse l’idée d’un régime qui décline de lui-même. Mais, avant de quitter le pouvoir, les dictateurs ont dû affronter la rue. Loin d’un effondrement pacifique et sans douleurs, les affrontements ont fait de nombreux morts et les dictateurs ne se sont pas laissé dégager facilement.
Benjamin Stora revient sur les conditions de la révolte. En Tunisie et en Égypte, différentes classes sociales participent à la contestation, de la bourgeoisie libérale aux chômeurs en passant par les salariés. Surtout, l’historien invite à se défier des analyses simplistes. Les analogies historiques rapides, le déterminisme selon lequel l’avenir des révoltes est déjà tracé, ou les théories du complot selon lesquelles les soulèvements seraient manipulés par l’extérieur avec les islamistes ou les occidentaux sont des analyses qui doivent être écartées pour réellement comprendre les révoltes arabes.
Edwy Plenel souligne l’un des traits majeurs des révoltes arabes. Il s’agit de soulèvements déclenchés spontanément, sans avant-garde ni dirigeants. Ce phénomène contredit l’imaginaire marxiste-léniniste qui s’attache à construire une organisation pour guider le peuple. Il souligne la double dimension démocratique et sociale des révoltes arabes. Pourtant, le journaliste reprend les crétineries réformistes sur la demande d’assemblées constituantes et surtout sur « la révolution comme un évènement populaire et pacifique ». Il semble indispensable de rappeler, à nouveau, la violence des affrontements avec la police. Les forces de répression utilisent des armes à feu pour tuer des manifestants qui, de leur côté, jettent des pierres et tous les projectibles possibles pour libérer les rues et les places.
Pour Benjamin Stora, ses révoltes s’inscrivent dans le fil historique des mouvements de décolonisation des années 1960-1970. L’histoire du monde arabe demeure spécifique et se distingue de l’histoire européenne. Mais les réflexions de l’historien respirent également la médiocrité version PS. Il dénonce une possible « surenchère dans la radicalité » sans approfondir le sujet. Pourtant, il semble clair que Benjamin Stora souhaite une démocratie parlementaire avec ses dirigeants et ses représentants. La « surenchère dans la radicalité » serait donc une démocratie directe pour permettre au peuple de décider collectivement, sans intermédiaire ni dirigeants. Les auteurs semblent donc attachés à la nécessité d’une avant-garde. « Lorsqu’il n’y a pas d’avant-garde culturelle en situation alternative, les anciennes forces risquent de reprendre le dessus », prétend même Benjamin Stora. Des peuples qui sont parvenus à balayer des dictateurs, et des régimes soutenus par les élites arabes et occidentales, ne seraient donc pas capables de décider de leur avenir par eux-même. Benjamin Stora espère l’émergence d’une « classe politique nouvelle » alors qu’une révolution se doit de détruire toute forme de «classe politique » qui opprime nécessairement le peuple.
Edwy Plenel insiste sur l’importance de l’enjeu démocratique souvent occulté par la question sociale. Des régimes plus ou moins socialistes justifient ainsi l’absence de libertés. En revanche, il insiste sur « l’égalité des droits » comme enjeu central. Pourtant, seule une égalité absolue garantit une liberté totale. Il semble impossible d’être libre pour ceux qui se situent au bas de la hiérarchie. En revanche, il évoque pertinemment «une forme d’égalitarisme dans les rassemblements » durant les révoltes. « Dans le monde arabe, l’idée de démocratie est indéniablement une idée neuve », estime Benjamin Stora. La démocratie semble associée aux régimes des pays colonisateurs. Il insiste surtout sur la réappropriation de l’espace public, symbolisé par l’occupation de la Place Tahir en Égypte. « La fameuse « rue arabe » ne fonctionne pas seulement à l’émotion, selon un cliché qui n’est pas dénué de préjugé, elle est surtout animée par la raison » résume Benjamin Stora.
Les auteurs évoquent également le mythe de la « révolution facebook ». De nombreux commentateurs insistent sur le rôle des nouvelles technologies dans le déclenchement des soulèvements populaires. « Le lien collectif se fabrique dans le réel, dans le fait de rencontrer effectivement les gens, de partager aussi des traumatismes réels et de les surmonter ensemble. On ne peut y parvenir dans la solitude de l’internaute » analyse Benjamin Stora.
Le journaliste et l’historien reviennent sur l’absence de connaissances sur les sociétés réelles des pays arabes. Le traumatisme lié à la guerre d’Algérie, la peur de l’islamisme et l’essentialisation de l’islam, et la centralité accordée au point de vue des États expliquent la méconnaissance des sociétés réelles. Benjamin Stora évoque l’émigration vers l’Europe. « Ils partent autant pour fuir la misère sociale que l’ennui d’un quotidien morne et sans intérêt » souligne l’historien.
Les auteurs explorent l’histoire des pays arabes. Le communisme, dans sa variante marxiste-léniniste voire stalinienne, s’impose dans les mouvements de décolonisation. Le FLN massacre ses opposants pour imposer un parti unique. Ensuite, le nationalisme arabe s’impose à la tête des États indépendants pour construire des régimes autoritaires. Les dirigeants des pays arabes combattent les islamistes mais surtout les opposants laïcs, avec la bienveillance des États occidentaux dont ils préservent les intérêts.
Le nationalisme arabe combat, à ses débuts, les monarchies et les régimes dynastiques. Mais, « le modèle monarchique a contaminé le régimes « républicains » » souligne Benjamin Stora. En revanche, il manifeste une confiance excessive dans la démocratie représentative qui permettrait le pluralisme et la séparation du religieux et du politique. Selon l’historien, « le passage par la démocratie ouvre l’espace de la sécularisation du religieux ». Pourtant, ce sont les élections qui donnent une visibilité et une importance aux bureaucraties islamistes. Ses mouvements conservateurs ne sont pas très influents au sein de la population. En revanche, les islamistes ont construit de véritables machines électorales. Ils étaient absents dans la rue pendant les révoltes mais les élections permettent leur triomphe.
Le livre devient plus gênant lorsque les auteurs se permettent de donner une interprétation des motifs de ses révoltes. Aucun des deux n’a participé à ses mouvements et ils fréquentent essentiellement la bourgeoisie libérale de ces pays. Ils extrapolent le point de vue de la bourgeoisie, qui demeure l’une des composantes du mouvement, pour l’étendre à l’ensemble du peuple en lutte. « Le message est celui de sociétés plus ouvertes, plus justes, sur la base du mérite et de la compétence » affirme doctement Benjamin Stora. Pour lui ses révoltes n’ont pas de causes sociales mais expriment une simple volonté de changement de régime. En revanche, il considère à juste titre que ses soulèvements populaires ne sont pas de véritables révolutions. « La « révolution » entraîne une rupture radicale avec le régime précédent sur le plan social et politique. Or dans les pays dans lesquels la révolution est allée le plus loin, en Tunisie et en Égypte, l’armée occupe toujours une position essentielle et son statut semble inchangé », souligne l’historien.
Edwy Plenel, dans un élan de naïveté, s’étonne du peu d’enthousiasme des dirigeants politiques français pour les révoltes arabes. Ni le gouvernement, ni le Parti Socialiste n’ont affirmé leur solidarité avec les peuples en lutte. Mais les politiciens apprécient rarement la contestation sociale puisque leur rôle est précisément de les réprimer pour maintenir l’ordre politique dont ils bénéficient. Benjamin Stora analyse ce phénomène comme un affaiblissement de l’internationalisme. En revanche, il élude l’institutionnalisation des bureaucraties politiques et syndicales. La gauche française soutien plus facilement les États que les peuples en lutte, y compris en France. Le PS, la CFDT et même la CGT ne soutiennent même pas les luttes sur le territoire français. Les voir soutenir des mouvements dans d’autres pays relèverait de l’hypocrisie ou de la récupération politicienne.
De manière plus lucide et originale Edwy Plenel dénonce l’intervention militaire de la France en Libye. Les occupations militaires n’ont jamais réglé aucun problème et la relation du gouvernement français avec les peuples étrangers se traduit davantage par l’expulsion de sans papiers que par la solidarité internationale. Cette intervention militaire doit surtout permettre à la France et à l’OTAN de contrôler et d’encadrer la révolte pour imposer un gouvernement libyen à sa solde. La situation actuelle ne peut que confirmer ce scepticisme.
Les réflexions de Benjamin Stora et d’Edwy Plenel peuvent ne pas surprendre le public informé sur les révoltes en Tunisie et en Égypte. L’idée la plus originale semble être la filiation entre la contestation politique et sociale de 2011 avec les mouvements de libération nationale des années 1960-1970. La tentation est grande, pour le public français, de comparer les révoltes arabes avec sa propre histoire et de souligner les similarités avec la situation sociale. Le capitalisme, les inégalités sociales, la précarité, la répression des États apparaissent comme des éléments communs des deux côtés de la méditerranée. En revanche, les révoltes des pays arabes s’inscrivent également dans une histoire singulière, propre à chaque pays.
Dans les pays arabes les luttes sociales continuent, voire s’intensifient. La rue arabe n’est pas dupe face aux nouveaux régimes. Ce soulèvement populaire devient une brèche et démontre la capacité des peuples à écrire leur propre histoire et à changer les sociétés.
Source: Benjamin Stora et Edwy Plenel, Le 89 arabe. Réflexions sur les révolutions en cours , Stock «Un ordre d'idée» 2011
Retour sur la révolte tunisienne
Un blog dans la révolution tunisienne
Occuper le monde: un désir de radicalité
" L'insurrection égyptienne et ses suites ", sur le Jura Libertaire
" L'insurrection tunisienne et suites ", sur le Jura Libertaire
Différents textes sur le "Printemps arabe" en liens sur le site mondialisme.org
" Tahir est ici! Retour des Espaces publics oppositionnels ", revue numérique Variations n ° 16, hiver 2011-2012 sur theoriecritique.free.fr
" Rencontre anarchiste en Tunisie (Tunis) », Le Monde Libertaire n ° 1659 (9-15 février 2012)
David Vercauteren, « Du Possible sinon j'étouffe ... ", sur le site La vie manifeste, le 30 mai 2011
Samir Amin, « Les révolutions arabes non une l'après », janvier 2012, sur le site Contreinfo.info
" Table ronde - La Gauche et Les Révolutions arabe contact », sur le site de la revue Contretemps , 17 février 2012
Sadri Khiari, « Tunisie: Commentaires sur la révolution à l'occasion des élections ", sur le site de la revue Contretemps , 24 novembre 2011
Articles sur le " Printemps arabe "sur le site de la revue Mouvements
Articles Sur le " Maghreb / Machrek "sur le site de la revue Mouvements
Site Révolutions arabes
Abou Kamel (Omar Aziz), Sous le feu des snipers, la révolution de la vie quotidienne Programme des « comités locaux de coordination » de Syrie, mis en ligne sur le site des éditions Antisociales
Vidéo : Reportage " Tunisie Clash " documentaire sur le rap en Tunisie, diffusé sur Arte
Vidéo : Los Solidarios, Thalassothérapie, documentaires mis en ligne sur le site des éditions Antisociales
Vidéo : Le peuple veut la chute du système, docuemntaire mis en ligne sur le site Ciné 2000
Révolution tunisienne - Témoignages , 20 janvier 2011
Les Luttes Politiques et la Répression en Egypte de 2005 à janvier 2011 , 20 mars 2011
Egypte - Mouvement sociale et révolution culturelle , le 20 mars 2011
Echos de la rue tunisienne , le 28 mars 2011
Egypte - Révolution Permanente , 24 mai 2011
Infos Syrie , le 11 janvier 2012
Tahir, place de la Libération , janvier 2012