Pandémie et crise du capitalisme
Publié le 14 Janvier 2021
La crise de 2020 est liée à un arrêt de l’économie capitaliste. Le manque de moyens médicaux dans les hôpitaux présage une mortalité importante. Les gouvernements décident donc un arrêt de nombreux secteurs économiques. Cette politique s’accompagne d’un plan massif de soutien financier aux entreprises et d’aides aux salariés. La dernière crise économique, en 2008, débouche vers un effondrement du système financier. Le capitalisme semble sérieusement menacé, avant d’être sauvé par les Etats. Néanmoins, ces deux crises semblent différentes dans leurs origines mais aussi leurs conséquences.
Il semble important de dresser une analyse globale de cette crise économique. Panique boursière, effondrement du prix du pétrole, arrêt du crédit, réduction de la consommation, abandon de l’austérité budgétaire : ces phénomènes ne doivent pas être observés séparément. Des mutations dans les comportements s’observent avec la numérisation du travail et la limitation des mobilités internationales. Le phénomène du capitalisme de plateforme sort renforcé. L’économiste Robert Boyer propose un panorama de la situation liée à la crise sanitaire dans son livre Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie.
Crise du capitalisme
Robert Boyer s’inscrit dans le courant de l’école de la régulation. Le capitalisme doit être analysé sur le temps long, à travers une approche historique. Ensuite, le capitalisme se caractérise par une sphère économique liée à la dimension sociale et politique. Cette approche de l’école de la régulation permet d’analyser les situations de crise. « Dans les économies dominées par les rapports capitalistes, les crises se succèdent mais se répètent rarement à l’identique, car elles résultent d’articulations toujours renouvelées de processus sociaux, politiques, économiques et, finalement, financiers », indique Robert Boyer.
Le capitalisme ne s’est pas entièrement remis de la crise de 2008. Durant les années 2010, la prospérité du secteur de la finance masque le développement des inégalités sociales. Les revenus des exploités restent faibles. Ensuite, la pandémie révèle la faillite des politiques néolibérales à coups de privatisations et de gestion budgétaire à courte vue. Les méthodes managériales et les coupes budgétaires dans les hôpitaux ont montré leurs conséquences désastreuses. Le capitalisme ne doit plus être analysé comme un ajustement de l’offre et de la demande, mais comme l’articulation de processus dans différentes sphères : sanitaire, économique, financière et politique.
De nombreuses pandémies ont déjà existé dans l’histoire. Elles ont parfois duré plusieurs années et se sont traduites par des millions de morts. En revanche, les pandémies récentes se situent dans des pays lointains, durent moins d’un an et font peu de morts. Mais la covid-19 se caractérise par des porteurs du virus qui ne présentent aucun symptôme. Ce qui rend difficile le contrôle de sa diffusion.
La pandémie révèle les inégalités qui traversent les sociétés. Le niveau d’éducation explique la segmentation du statut des salariés. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron montrent que le système éducation amplifie les inégalités liées à la famille et au milieu social. La révolte des Gilets jaunes révèle également l’importance des inégalités sociales. Mais la pandémie dévoile également les inégalités dans l’accès aux soins, notamment aux Etats-Unis. « En quelque sorte, la pandémie a durci encore la complémentarité des sources d’inégalités concernant l’éducation, l’emploi et le logement », observe Robert Boyer. L’espérance de vie reste déterminée par les conditions matérielles des individus, comme le travail ou l’alimentation.
Le confinement, imposé pour des raisons sanitaires, reste bien perçu par la population. Néanmoins, des injonctions contradictoires émergent. Il n’est pas possible de sortir, sauf pour aller travailler. « Seuls les salariés les moins favorisés ont pris le risque de rejoindre le travail et certains ont effectivement été contaminés », constate Robert Boyer. Le coronavirus révèle les inégalités des sociétés et les étend à la santé et à l’espérance de vie. Le déconfinement, avec la réouverture des écoles et des entreprises, favorise une propagation rapide du virus.
Deux objectifs des gouvernements rentrent en contradiction : l’éradication du virus et la reprise de la production. Le confinement et l’état d’urgence sanitaire débouchent vers une limitation des libertés fondamentales. La pandémie renforce la tendance à l’autoritarisme des gouvernements, qui s’accompagne du racisme et de la fermeture des frontières.
Faillite de la classe dirigeante
Le confinement bouleverse les comportements économiques. La consommation se réduit aux biens essentiels, comme l’alimentation. Nombre de services qui rythment la vie sociale disparaissent, comme la restauration, les spectacles, les loisirs. L’investissement productif connaît un arrêt brutal dans cette période d’incertitude. Le télétravail devient une norme et de nouvelles hiérarchies salariales se développent. « Ainsi, l’épisode du coronavirus accentue la division au sein des salariés en fonction de leurs aptitudes à maîtriser les techniques de l’information et de la communication et du type de contrat qui les lie à leur entreprise », observe Robert Boyer.
Le projet de l’Union européenne vise à une meilleure coordination des politiques économiques des différents pays, notamment entre la France et l’Allemagne. Cependant, la crise du coronavirus révèle toute la faillite de l’Europe. La politique monétaire semble uniquement contrôlée par la Banque centrale européenne (BCE) et non pas par les ministres des Finances. La dimension technocratique l’emporte sur la politique. Ensuite, aucune politique sociale européenne ne se dessine pour limiter la concurrence de certains pays par les bas salaires.
La crise grecque à partir de 2011 révèle l’absence de solidarité européenne. L’Union européenne exige un remboursement immédiat de sa dette, sans envisager un plan de modernisation économique et fiscale et encore moins une aide à la Grèce. L’Europe impose des politiques d’austérité contre le choix démocratique de la population. L’Union européenne, avec ses vieilles recettes inefficaces, risque de rentrer dans une grave crise avec les difficultés de réanimation des économies nationales.
La difficile reprise économique peut déboucher par un chômage de masse identifié par les économistes keynésiens. La faible demande favorise le chômage et l’épargne qui affaiblissent encore davantage la consommation. Mais les projets de plans de relance d’inspiration keynésienne ne manquent pas. Certains insistent sur le développement de l’économie numérique pour créer des emplois. La crise actuelle permet d’évoquer l’importance du secteur de la santé et de la recherche médicale. Le désormais classique projet du Green New Deal insiste sur l’investissement dans le domaine des emplois consacrés à l’écologie. Mais il n’existe aucune majorité politique qui peut instaurer de tels plan de relance.
Dans une société décomposée et atomisée, des contradictions émergent. Les individus veulent des services publics de qualité, mais refusent de payer davantage d’impôts. L’ouverture internationale débouche également vers des sentiments contradictoires. Le consommateur se réjouit d’acheter des produits à un prix moins élevé. Mais, en tant que salarié, il regrette la concurrence internationale et ses bas revenus. La construction d’un bloc hégémonique devient alors difficile. Le discours conservateur-identitaire peut rallier la bourgeoisie réactionnaire et des ouvriers inquiets par la mondialisation. Le discours progressiste s’appuie surtout sur les cadres et la petite bourgeoisie intellectuelle.
Néanmoins, les difficultés de la reprise économique peuvent entraîner un renouveau de la lutte sociale et politique. « Dans ce climat morose, les conflits sociaux, non surmontés dans les passés récents, risquent de resurgir d’autant plus que les emplois détruits risquent d’être plus nombreux que ceux créés dans les secteurs d’avenir », analyse Robert Boyer.
Expertise et impasse du réformisme
Robert Boyer dresse un panorama de la situation économique liée à la crise sanitaire. Il propose une synthèse de différentes réflexions et articles sur l’actualité. Il présente sa démarche qui ne réduit pas le capitalisme à sa dimension économique et comptable. Le livre Robert Boyer permet de lire une vision d’ensemble de la situation et de relier des informations souvent morcelées. Ce qui semble indispensable pour analyser une situation particulièrement complexe.
En revanche, cet économiste réputé ne propose aucune réflexion nouvelle ou un regard particulièrement lumineux. Mais il a le mérite de dresser un constat et d’avancer quelques pistes pour sortir de la crise économique. Robert Boyer reste assez hostile au nationalisme de gauche et au protectionnisme glorifié par certains de ses confrères comme Frédéric Lordon. Il se méfie du repli sur l’Etat-nation, de la fermeture des frontières et du racisme qui se développent à la faveur de cette pandémie. Politiciens et économistes se tournent vers un souverainisme de gauche.
Robert Boyer observe également les limites des solutions nationalistes. Face à une crise mondiale comme le coronavirus, la solution ne peut pas venir uniquement des Etats-nations. L’économiste préconise une meilleure coordination entre les politiques des différents pays. Plutôt qu’un mimétisme entre gouvernements, incarné par le confinement, c’est une réponse coordonnée qui semble appropriée. L’Union européenne ou l’OMS n’ont pas permis cette politique inter-gouvernementale.
Les nationalistes de gauche insistent sur l’importance du protectionnisme pour rendre véritablement efficaces les politiques de relance keynésiennes. La consommation profite à la production étrangère plutôt qu’aux entreprises françaises. Pour qu’une relance par la demande profite à l’offre, seul un cadre national et protectionniste semble adapté. Robert Boyer ne répond pas à ces critiques. Il continue de s’illusionner sur la coordination inter-gouvernementale, avec la chimère de l’Europe sociale et ses institutions internationales supposées régulatrices. Même si les nationalistes de gauche et keynésiens de tout poil ne prennent pas en compte le chômage de masse devenu structurel et les mutations du monde du travail qui rendent difficile leurs projets de relance économique. Mais ce débat ne concerne que les économistes et ceux qui espèrent encore sauver le capitalisme.
Robert Boyer se cantonne dans une approche d’expertise gestionnaire. Il semble figé dans son rôle de conseiller du Prince auprès des gouvernements de gauche. L’incompétence de la classe dirigeante, de Trump à Macron, renforce cette posture gestionnaire. Il semble que n’importe qui d’autre ne prendrait pas de décisions aussi incohérentes que ces guignols. Même le groupuscule anarchiste de l’UCL y va de ses propositions gestionnaires. On se rapproche plus de la science fiction que de la politique. Surtout, il est toujours curieux de voir des anarchistes adopter une posture surplombante de l'administration du capital, même dans sa version autogérée. Du Medef à l'UCL, cette posture de l'expert qui conseille le pouvoir semble généralisée.
Un point de vue de classe semble plus pertinent. C’est évidemment l’angle mort du livre de Robert Boyer. Les conséquences de la crise économique et sanitaire sur la vie quotidienne des exploités restent le problème majeur de cette situation. Il devient indispensable de lutter pour défendre son salaire et ses revenus. Un nouvel appauvrissement reste la menace la plus inquiétante. La lutte des classes sous pandémie peut s’accentuer. Ensuite, il reste illusoire de vouloir mieux gérer le capitalisme à coups de Green New Deal et de plans de relance. Ce système mortifère qui repose sur l’exploitation et le travail doit être détruit. Les luttes sociales ne doivent plus se contenter de quémander des aménagements de l’ordre existant. Seul un mouvement de rupture avec le capitalisme peut ouvrir de véritables perspectives.
Source : Robert Boyer, Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie, La Découverte, 2020
Extraits publiés dans la revue en ligne Le Grand Continent
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Radio : émissions avec Robert Boyer le 1er septembre 2020 diffusées sur France Culture
Revue de presse publiée sur le site de Robert Boyer
Antoine Reverchon, Robert Boyer : Le capitalisme sort considérablement renforcé par cette pandémie, publié dans le journal Le Monde le 2 octobre 2020
Philippe Couthon, A propos de Robert Boyer, “Le capitalisme sort considérablement renforcé par cette pandémie”, publié sur le site Groupe marxiste internationaliste le 1er novembre 2020
Chloé Hubert, « Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie » de Robert Boyer : Que fait le coronavirus à nos capitalismes ?, publié sur le site Toute la culture le 25 octobre 2020
Guillaume de Calignon, Comment le Covid-19 va changer les capitalismes, publié dans le journal Les Echos le 24 novembre 2020
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