Mai 68, moment de politisation

Publié le 3 Novembre 2014

Mai 68, moment de politisation
La sociologue Julie Pagis évoque l'importance du mouvement de Mai 68 sur les trajectoires politiques et personnelles.

 

Des moments politiques peuvent permettre de suspendre l’ordre établi et les lois sociales. La révolte de Mai 68 a permis de bouleverser les trajectoires individuelles et collectives. La sociologie privilégie l’étude statistique des normes sociales et du bon fonctionnement de la société. Les événements semblent alors occultés. Mais la jeune sociologue Julie Pagis sort de cette tradition pesante pour se pencher sur les effets d’un mouvement de lutte dans son livre Mai 68, un pavé dans l’histoire.

Cette démarche s’explique par la biographie de la sociologue qui a grandi dans une famille de néo-ruraux. Ses parents ont choisi de fuir la bourgeoisie urbaine pour devenir paysans dans les années 68. Sa mère, influencée par les situationnistes, entend participer à la « rénovation critique de la vie quotidienne ».

Sociologues et politologues ne s’intéressent qu’au vote et à la politisation institutionnelle. Mais la participation à un mouvement de lutte ou, plus encore, à un événement historique comme Mai 68, demeure un puissant facteur de politisation. Des pratiques de lutte, des interactions et des dynamiques collectives participent fortement à la politisation. Des questionnaires et entretiens permettent de recueillir directement des témoignages. 

 

                                                   

Origines de l’engagement politique

 

Julie Pagis observe les racines de l’engagement. La famille, avec les discussions politiques, demeure un puissant facteur de politisation. Les milieux communistes et religieux s’attachent à transmettre des valeurs qui alimentent les engagements politiques. La stigmatisation sociale à l’école permet aussi de vivre directement les injustices. La guerre d’Algérie déclenche également une prise de conscience face à l’horreur du colonialisme et du capitalisme.

La massification de la population étudiante explique également la politisation. Les militants ne sont pas des bourgeois déclassés, mais s’apparentent plutôt à des intellectuels de première génération qui se politisent avec l’accès à l’Université. L’analyse par la lutte des classes permet à ces militants de concilier intégration intellectuelle et fidélité à ses origines sociales.

Les femmes ne se réduisent plus au statut d’épouses et de mères. La loi sur la contraception permet de sortir de la soumission, de la fidélité et de la chasteté. Le désir d’indépendance économique et sexuelle favorise la politisation. A Nanterre, des étudiants qui luttent contre la répression sexuelle déclenchent le mouvement du 22 mars. Les contraintes sociales imposées par la famille, l’école et la religion sont subies par la jeunesse. La contestation de l’autorité et l’humeur anti-institutionnelle permettent de sortir de la culpabilisation morale.

 

Les causes de la participation aux événements de Mai 68 semblent diverses. Plusieurs générations s’impliquent dans le mouvement, avec des étudiants mais aussi des salariés. Mai 68 est perçu comme un événement politique, mais aussi comme un moment d’émancipation personnelle. La critique de la vie quotidienne articule ces deux aspects. Les rapports sociaux de domination mais aussi l’ensemble des relations humaines sont dénoncés.

Certains enquêtés refusent cette homogénéisation des causes de Mai 68. Ils refusent d’être mis en case par l’objectivation sociologique et l’interprétation mécanique de la statistique. Mai 68 permet au contraire l’expression des multiples désirs individuels.

 

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Politisation par la lutte

 

L’explosion de Mai 68 demeure un puissant facteur de politisation. Les militants de longue date ont désormais des enfants et un travail. Malgré leur forte sympathie pour le mouvement, les contraintes professionnelles et familiales ne leur permettent pas d’y participer activement.

Les plus jeunes, étudiants et ouvriers, se politisent fortement. Mai 68 permet une importante prise de conscience. Alain, un ouvrier non politisé, se contente de participer à l’occupation de son usine sans participer aux manifestations. Il se souvient davantage de l’ambiance joyeuse de l’occupation et des longues discussions plutôt que des revendications portées par les syndicats. Pour les lycéens, le mouvement permet un affaiblissement des contraintes sociales avec une libération amoureuse et sexuelle. L’ordre social n’est plus considéré comme allant naturellement de soi. Le mouvement permet une rupture de la routine et des rapports sociaux. Les hiérarchies s’affaiblissent. Crise politique et crise personnelle se confondent.

Les récits insistent sur les rencontres improbables et les émotions qu’elles suscitent plutôt que sur de savantes argumentations militantes. Une enquêtée insiste sur « la communication entre les gens du fait que tous les repères sociaux habituels étaient remis en question ». La lutte permet de briser la routine de la vie quotidienne et les normes sociales. « De manière générale, les sentiments d’euphorie collective, de fête, de bonheur, de folie ou encore de fraternité sont constamment évoqués dans le récit des événements de Mai 68 recueillis en entretien », observe Julie Pagis. Le mouvement permet une ouverture des possibles.

 

L’après Mai 68 devient une période d’intense activité politique. Ceux qui ont vécu le mouvement tentent de continuer la lutte au quotidien. Des choix différents se distinguent. Des militants s’illusionnent sur la possibilité de changer le monde dans le cadre de leur profession, souvent dans l’éducation. En revanche, les mouvements de contre-culture expriment davantage un refus du travail. Le militantisme syndical sur le lieu de travail se distingue de la simple rénovation de la vie quotidienne, dans une perspective plus limitée et alternativiste.

Les maoïstes se distinguent par un engagement politique intense. Les établis sont des étudiants qui choisissent de travailler en usine. Cette immersion dans la classe ouvrière est censée permettre d’impulser des luttes. Le puritanisme maoïste banni même toute pratique considérée comme bourgeoise, comme la lecture. Les maoïstes insistent sur l’action violente et organisent des séquestrations de patrons. Ils se vivent comme la « Nouvelle Résistance » pour justifier leurs actions minoritaires.

Inversement, des ouvriers peuvent désormais fréquenter le milieu étudiant et découvrir de nouveaux horizons intellectuels. Des travailleurs qui participent à des organisations maoïstes peuvent participer à des études et des réflexions auxquelles ils n’imaginaient pas avoir accès. L’université de Vincennes est ouverte aux non-bacheliers. Même si les étudiants maoïstes demeurent méprisants à l’égard des ouvriers.

Des militants de Mai 68 prétendent continuer le combat en devenant animateur socio-culturel. L’éducation populaire est même présentée comme une nouvelle forme de militantisme. L’engagement local et concret prime sur la politique révolutionnaire, et permet surtout un reclassement professionnel. D’autres militants se reconvertissent dans le journalisme ou la recherche en sciences sociales.

 

Changer la vie et changer sa vie

 

Pour les femmes et les jeunes, Mai 68 bouleverse la sphère privée. Chacun tente de changer sa vie. La rénovation de la critique de la vie quotidienne attaque l’institution de la famille qui reproduit l‘ordre bourgeois. Les militantes féministes et anarchistes découvrent Wilhelm Reich qui dénonce les institutions patriarcales. Il estime que « la famille et l’école ne sont de nos jours, d’un point de vue politique, rien d’autre que des ateliers de l’ordre social bourgeois destinés à la fabrication de sujets sages et obéissants ».

Les crèches sauvages et la lutte pour le droit à l’avortement s’amplifient. Les femmes recherchent également une indépendance sexuelle. La norme de la fidélité est jugée hypocrite et associée à la domination masculine. La libération sexuelle doit éradiquer la jalousie et la possessivité. Des communautés tentent d’inventer un modèle alternatif. Mais ces expérimentations demeurent locales et éphémères. Si les femmes vivent pleinement ce bouleversement du quotidien, elles semblent avoir davantage de difficultés pour retourner dans le moule professionnel et familial. L’image de femmes libérées demeure trop transgressive pour la société.

Les militants déçus par l’activisme d’extrême gauche rejoignent les communautés libertaires. Des activités culturelles et artistiques permettent de vivre à la marge de la société. Loin de s’enfermer dans l’entre soi, les communautés favorisent les rencontres amicales et amoureuses. Mais le mode de vie qui existe dans ces utopies libertaires semblent beaucoup trop éloigné du reste de la société pour avoir une influence sur la population.

 

Aujourd'hui, de nombreux militants de Mai 68 refusent l’engagement politique en raison de la médiocrité de l’extrême gauche et de l’altermondialisme qui ne sont qu’un aménagement du capitalisme. Mais ils conservent l’espérance d’un mouvement de lutte qui débouche vers un changement social d’ampleur. Cette mouvance proche de la contre-culture s’est politisée avec Mai 68, sans avoir d’engagement préalable. Après avoir vécu un mouvement aussi intense il semble difficile d’associer la politique à une banale routine militante.

Il n’existe pas une Génération 68, mais plusieurs trajectoires individuelles influencées par ce mouvement de révolte. Les jeunes semblent plus marqués par l’événement, tout comme les célibataires. Les contraintes familiales et professionnelles diminuent l’implication dans le mouvement. Ensuite, les femmes se politisent fortement en Mai 68. Elles demeurent plus sensibles à la critique de la vie quotidienne, mais se méfient du militantisme gauchiste souvent viril et machiste. Mai 68 débouche vers des luttes de femmes qui permettent véritablement de changer la vie. Ce mouvement « s’accompagne d’une remise en cause dans leur vie quotidienne du patriarcat, de la division sexuée des tâches, de l’institution familiale ou encore du couple jugé bourgeois », observe Julie Pagis.

 

 

Mai 68 en héritage

 

La sociologue se penche sur la transmission de l’héritage de Mai 68. Les enfants de militants semblent moins engagés et protestataires que leurs parents. Ils semblent moins méfiants à l’égard des institutions comme la justice, la police ou l’école. Ils semblent moins ouverts à des expériences de libération sexuelle. Mais il semble important de souligner l’évolution du contexte. Le repli sur soi et l’ordre moral caractérisent davantage la période actuelle. Les enfants des militants de Mai 68 semblent alors relativement moins conformistes que leurs contemporains.

Les enfants qui vivent en communauté peuvent se révolter contre le conformisme de l’anticonformisme. Contre le look hippie, ils veulent s’habiller selon leur personnalité et leur désir. Les enfants préfèrent s’amuser et jouer plutôt que de s’ennuyer dans la routine des manifestations. Des enfants éduqués en communautés aspirent au conformisme et à l’intégration sociale. D’autres rejettent la société marchande qui n’est pas adaptée à leurs désirs. Enfin, des jeunes adultes préfèrent cloisonner les diverses sphères de vie (professionnelle, amicale, amoureuse, associative…).

L’héritage politique débouche vers deux courants. Des enfants de militants se cantonnent à l’extrême gauche classique comme la Ligue comministe révolutionnaire (LCR) et le syndicalisme type Sud. D’autres, plus hostiles au champ politique, rejettent les partis et le vote aux élections pour se rapprocher des groupes libertaires. Ces enfants de militants dénoncent le désengagement et l’abandon des utopies par leurs parents rentrés dans le rang. Ils refusent la centralité du travail et la société de consommation. Les héritiers libertaires rejettent l’ascétisme militant pour privilégier les luttes concrètes et locales, comme les collectifs de précaires. L’engagement libertaire semble surtout lié au déclassement social. Les héritiers d’extrême gauche se distinguent au contraire par une meilleure intégration scolaire et professionnelle.

 

Julie Pagis, en bonne élève de science politique, évoque les causes de la politisation qui s’apparentent aux déterminants du vote définies par la sociologie électorale. Les références à la mouvance de Pierre Bourdieu et à l’utilitarisme politique restent très présentes. Mais son livre ne reste pas cloisonné dans l’académisme. Une grande partie du livre retranscrit des témoignages. La subjectivité et le récit priment alors sur la sociologie de laboratoire avec ses tableaux statistiques et sa froide objectivation.

Cette démarche renvoie à toute la réflexion du marxisme critique autour de la conscience politique et de la sortie de l’aliénation. C’est d’ailleurs dommage que Julie Pagis préfère citer ses professeurs et le petit milieu universitaire français contemporains plutôt que les réflexions de Karl Marx, Georg Luckacs, Karl Korsch, ou même d'Henri Lefebvre ou de Guy Debord. Mais les témoignages proposés semblent nourris de ces analyses.

La politisation ne se réduit pas à des facteurs objectifs et sociologiques. Une dimension subjective, étroitement liée aux rencontres et à l’expérience vécue, détermine également la conscience révolutionnaire. L’immersion dans des mouvements de lutte, avec l’intensification de la vie, donne rapidement le goût de la combativité politique. Même si la situation et la trajectoire sociale détermine évidemment la conscience de classe.

Julie Pagis permet enfin d’interroger l’héritage de Mai 68 dans les nouveaux mouvements contestataires. Deux reculs majeurs peuvent s’observer. Si les luttes concrètes permet d’avoir une prise sur le réel, ces contestations partielles ne semblent pas toujours articulées avec une perspective émancipatrice plus globale. Surtout, la critique de la vie quotidienne semble disparaître au profit dune approche plus sociale et syndicale. Lorsque les individus ne participent plus à des mouvements de lutte intense, ils s’enferment dans leur petite routine militante. Pourtant la lutte politique peut devenir une joie et un plaisir et devient le meilleur moyen de changer la vie pour transformer le monde.

 

Source : Julie Pagis, Mai 68, un pavé dans leur histoire. Événements et socialisation politique, Presses de Sciences Po, 2014

Extrait du livre publié sur le site de la revue Contretemps

 

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Pour aller plus loin :

Julie Pagis, « Les incidences biographiques du militantisme en Mai 68 », thèse présentée à l’EHESS, octobre 2009

Extraits dans Eric Aeschimann, "Ces soixante-huitards qui ne sont pas devenus des stars", publiés dans Le Nouvel Observateur le 2 octobre 2014

Cécile Daumas, Julie Pagis : "En 1968, à défaut d'avoir réussi à "changer la vie", ils ont changé leurs vies", entretien publié dans Libération le 5 décembre 2014

Diane Galbaud, Mai 68 en héritage, publié dans le magazine Sciences Humaines n° 215 en Mai 2010

Julie PagisContre la gauche de renoncement, revenons aux slogans de mai 68, publié dans le journal Le Monde le 11 septemre 2014

Radio : 68 tôt ou tard, diffusé sur France Culture le 4 octobre 2014 dans l'émission La suite dans les idées

Lilian Mathieu, "De 68 à RESF, ou les soixante-huitards n'ont rien renié", publié sur le site de la revue Contretemps

Revue Echanges et MouvementLes grèves en France en Mai-Juin 1968, publié sur le site Hic Salta - Communisation

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I
ich habe kein bock so viel zu lesen, alter.
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