Ulrike Meinhof et l’Allemagne des années 1960
Publié le 27 Mars 2020
La journaliste et militante Ulrike Meinhof a été effacée des mémoires. C’est pourtant une figure incontournable de l’Allemagne de l’après-guerre. Elle est connue comme une des fondatrices de la Fraction armée rouge (RAF), un groupe de lutte armée qui secoue la République Fédérale Allemande. Mais, de 1959 à 1969, Ulrike Meinhof est également une journaliste qui publie des articles dans la revue konkret, proche de la gauche radicale.
Elle défend la liberté politique et la justice sociale. Elle s’attache à décrire l’exploitation et la réalité de la vie quotidienne. Elle évoque également les problèmes des femmes. Ulrike Meinhof est une journaliste qui intervient à la radio et à la télévision. Elle participe au débat public. Ses écrits dépassent le cercle des militants politiques. Un recueil de chroniques de la journaliste est publié sous le titre Tout le monde parle de la pluie et du beau temps. Pas nous.
Karin Bauer présente les écrits d’Ulrike Meinhof. Elle évoque le contexte historique des années 1960. L’Etat allemand impose des mesures répressives et sécuritaires. La contestation de la jeunesse se développe contre la guerre du Vietnam. Ulrike Meinhof accompagne la radicalisation de la révolte. Elle présente avec sympathie les mouvements de groupes armés comme les Black Panthers, le Weather Underground, les Brigades rouges et les Tupamaros d’Amérique latine.
Ulrike Meinhof grandit dans une famille de la petite bourgeoisie intellectuelle, entre protestantisme et social-démocratie. Elle subit l’influence de son amie Renate Riemeck, une pacifiste chrétienne. En 1957, Ulrike Meinhof s’engage pour la paix et contre les armes nucléaires. Elle rédige des tracts et organise des manifestations. Elle devient rapidement une figure de la gauche allemande.
En 1958, au cours d’une conférence, Ulrike Meinhof rencontre Klaus Rainer Röhl, éditeur du magazine konkret. Ce journal devient un porte-parole de la gauche et du mouvement étudiant émergeant. Il publie des articles sur la politique, les problèmes sociaux et la culture, mais aussi des nouvelles et des poèmes. Ce magazine circule dans les groupes d’amis, les cafés, les clubs et les universités. C’est un forum des idées alternatives. Il participe à créer une culture politique radicale. Ce magazine se révèle à la fois intellectuel, esthétique et populaire. Il est financé par l’Allemagne de l’Est jusqu’en 1964. Mais la critique du stalinisme rompt les liens avec le régime communiste.
Le magazine konkret embrasse la contre-culture avec des textes sur le sexe, les drogues et le rock-and-roll. Il capte l’air du temps anticonformiste et la révolution sexuelle. Ulrike Meinhof publie des textes sérieux dans ce bouillonnement de culture et de politique. Elle écrit également des documentaires pour la radio et la télévision. Elle évoque les travailleurs étrangers, les ouvriers dans les usines et les enfants dans les foyers. Elle critique la société autoritaire et valorise les marginaux. Elle dénonce également les bas salaires et l’exploitation des femmes.
En 1967, une manifestation s’oppose à la visite d’Etat du chah d’Iran. La répression devient violente et un étudiant est tué. L’opposition extra-parlementaire (APO) évoque la nécessité d’une auto-défense. Ce courant est influencé par les théories du philosophe Herbert Marcuse et par l’anticolonialisme de Frantz Fanon. La révolte anti-autoritaire de 1968 secoue la société capitaliste. Des émeutes éclatent dans les ghettos noirs aux Etats-Unis. En France, le mouvement de Mai 68 commence par des barricades et se prolonge par une grève de masse. Le Printemps de Prague s’oppose à l’URSS. Le mouvement de Mexico se traduit par des affrontements avec l’armée et la police.
Ulrike Meinhof passe progressivement de la théorie à la pratique, du rôle de spectatrice à celui d’actrice. Elle participe au congrès de la Nouvelle gauche. Elle renonce à l’objectivité journalistique. Elle préfère devenir un membre engagé d’un projet collectif d’écriture d’articles ou de reportages. Mais le mouvement contestataire s’essouffle et les manifestations atteignent leurs limites. Ulrike Meinhof se rapproche alors de Baader et d’Ensslin qui ont incendié un magasin pour dénoncer la société de consommation.
La libération de Baader se traduit par une fusillade. La RAF est lancée à travers un communiqué. Rédigé essentiellement par Ulrike Meinhof, il porte une signature collective. Ce texte valorise l’action plutôt que le bavardage intellectuel. Le groupe rejoint un camp d’entraînement de la guérilla palestinienne. Le 29 septembre 1970, la RAF parvient à braquer simultanément trois banques. Ce groupe de lutte armée se considère comme une avant-garde qui prépare la voie du soulèvement révolutionnaire.
« Considérant les actions violentes comme une forme d’éveil, la RAF entendait dévoiler les tendances fascisantes de l’Etat capitaliste, mettre en lumière la vulnérabilité de l’Etat et faire entrevoir aux gens la possibilité d’un renversement du système », analyse Karin Bauer. L’Offensive de mai 1972 fait exploser cinq bombes. Ces attentats visent l’armée, la police, la justice et la presse Springer. Peu après, les principaux membres du groupe sont arrêtés et emprisonnés. Mais une nouvelle génération de la RAF continue la lutte armée jusqu’en 1998.
En 1960, Ulrike Meinhof dresse un panorama de la guerre froide. Elle observe la propagation de l’arme nucléaire avec l’URSS et la France. La RFA s’est ralliée à l’OTAN et au militarisme. Dans un autre article, Ulrike Meinhof fustige le « ghetto allemand ». Elle observe une dérive autoritaire de la RFA qui lui rappelle l’anticommunisme américain. Les intellectuels, les syndicats et les mouvements sociaux sont fichés et surveillés.
Ulrike Meinhof évoque la Deuxième Guerre mondiale dans plusieurs articles. Elle se penche sur le procès d’un ancien dirigeant nazi et sur ses crimes. Elle évoque également la résistance avec la tentative d’assassinat d’Hitler le 20 juillet 1944. Mais elle dénonce également les Alliés, à travers l’exemple du bombardement de de civils allemande à Dresde. Ce qui lui permet de critiquer la barbarie de toutes les guerres. « A Dresde, la guerre contre Hitler est devenue le monstre qu’elle était censée combattre et qu’elle avait probablement combattu : elle est devenue barbare et inhumaine ; rien ne saurait justifier cela », observe Ulrike Meinhof.
Le texte « Hitler sommeille en vous » dénonce également l’imposture de l’antifascisme. La réponse à la barbarie totalitaire ne doit pas se réduire à des commémorations, mais doit défendre une liberté totale. Le combat contre l’antisémitisme doit passer par la lutte pour une autre société. « Il n’y a qu’une seule réponse possible face à l’antisémitisme : le rejet de toutes les formes de terreur politique que les pouvoirs administratifs sont capables d’imposer aux gens qui pensent différemment, aux gens qui croient différemment, aux gens qui ressentent les choses différemment », souligne Ulrike Meinhof. Le fascisme perdure à travers les formes de conformisme et d’autoritarisme. Elle dénonce l’hypocrisie des régimes démocratiques qui brandissent les droits humains mais répriment les luttes sociales.
En 1966, Ulrike Meinhof évoque la guerre du Vietnam. L’Amérique prétend défendre la liberté de l’Occident à travers des massacres. Mais l’opposition à la guerre prend de l’ampleur. « Le monde entier est depuis longtemps au courant des manifestations contre la guerre qui ont lieu dans son propre pays », observe Ulrike Meinhof. Cette lutte embrase les universités et le mouvement pour les droits civiques.
En 1968, la journaliste évoque le criminel Jürgen Bartsch à l’occasion de son procès. Ses meurtres sont aussi le produit d’une société criminogène. Bartsch grandit balloté entre différents foyers. « Les enfants qui grandissent dans ces structures vivent déjà dans la peur et l’insécurité à cause de leur passé et de leur avenir ; ces transplantations répétées avivent leurs inquiétudes, car ils y perdent leurs amis, leurs éducateurs et l’environnement qu’ils connaissent », décrit Ulrike Meinhof. Dans une structure catholique, les enfants vivent à 50 dans un dortoir. Ils subissent la discipline et les châtiments corporels. Bartsch décide alors de fuguer. Ensuite, il découvre son désir homosexuel. Mais l’ordre moral lui impose la culpabilité. Il travaille ensuite comme apprenti boucher 60 heures par semaine. Mais la justice apprécie cette éducation militaire et condamne Bartsch.
Dans « Fausse conscience », Ulrike Meinhof attaque le féminisme bourgeois qui revendique l’égalité des droits. Cette approche valorise l’égalité entre les hommes et les femmes dans le cadre d’un même statut social. Les patronnes doivent être à égalité avec les patrons et les ouvrières doivent avoir les mêmes droits que les ouvriers. Mais les hiérarchies entre les différentes classes sociales peuvent perdurer. « Cela a tout l’air d’un monde injuste se démenant pour répartir équitablement ses injustices », ironise la journaliste. Les femmes disposent de salaires plus faibles que ceux des hommes. Les femmes restent souvent cantonnées à des tâches monotones et abrutissantes. Les patrons réalisent d’importants bénéfices avec les bas salaires des femmes. Ensuite, le rôle de mère et de ménagère reste imposé. La maternité est considérée comme la principale activité des femmes.
Ulrike Meinhof soutient les militantes du SDS qui jettent des tomates sur leurs dirigeants. Cette action permet de dénoncer la division du travail entre hommes et femmes, y compris au sein du syndicat étudiant. En 1969, la journaliste évoque la manifestation contre la venue du chah en Allemagne. La répression de ce mouvement d’opposition montre le vrai visage de la RFA. Les violences policières révèlent les liens entre la démocratie allemande et la dictature iranienne.
En 1967, des étudiants jettent du pouding sur le vice-président des Etats-Unis en visite à Berlin. Cette action burlesque est dénoncée par les médias comme une action violente. Les étudiants subissent une féroce répression policière. Pourtant, ce lancé de pouding semble dérisoire face aux bombes et au napalm lancés sur la population du Vietnam. Les étudiants dévoilent le vrai visage de la démocratie libérale. « Leurs manifestations pour le Vietnam ont permis aux étudiants de sonder la démocratie allemande. Elle sonne creux. Cette révélation est un service public », tranche Ulrike Meinhof.
En 1968, des étudiants perturbent le bon déroulement de la cérémonie d’ouverture de l’Université de Hambourg. Ils critiquent l’autoritarisme des professeurs. Ils veulent imposer le débat par l’action et la provocation. Les étudiants refusent de se soumettre à leur rôle d’élèves sages et obéissants. « Ils ont compris qu’ils doivent faire du bruit persévérer. Ils ont compris que l’ordre cérémonieux et la politesse ne laissent de place ni au discours critique ni au débat démocratique et qu’ils ne pourront pas éviter à certains professeurs des moments désagréables si ceux-ci refusent le débat », souligne Ulrike Meinhof.
La plume d’Ulrike Meinhof attaque la face sombre des régimes occidentaux. Elle dénonce l’hypocrisie du discours démocratique qui masque des politiques violentes. L’Allemagne reste sous l’influence du nazisme avec de nombreux hauts fonctionnaires qui restent en poste malgré leur adhésion au régime d’Hitler. Ce qui montre une continuité entre la dictature et la démocratie représentative. La société allemande conserve son conformisme et des lois sécuritaires sont imposées dès qu’une contestation émerge. Ulrike Meinhof défend une liberté absolue.
C’est surtout la guerre du Vietnam qui révèle l’hypocrisie du modèle occidental. Les Etats-Unis prétendent combattre l’horreur communiste. Mais ils commettent des crimes de guerre et n’hésitent pas à massacrer toute une population. Ulrike Meinhof écorne bien la façade libérale et démocratique de l’Occident. Malgré des discours qui défendent la liberté, ces régimes capitalistes restent violents et répressifs. En revanche, Ulrike Meinhof évoque assez peu les luttes sociales qui existent en URSS et en Allemagne de l’Est. Elle défend uniquement la contestation anti-impérialiste et choisit ses cibles. Pourtant, les luttes ouvrières en URSS montrent également l’hypocrisie des régimes communistes. Ulrike Meinhof accompagne la Nouvelle gauche et la contestation étudiante. Mais la critique des bureaucraties et du communisme autoritaire apparaît peu. Même si son regard féministe lui permet d’ironiser sur les petits chefs du SDS.
Ulrike Meinhof évoque également la société allemande et les conditions de vie des exploités. Elle défend les marges et les plus opprimés. Les enfants élevés en foyer, les criminels mais aussi les femmes subissent plus violemment l’ordre capitaliste. La journaliste dénonce les inégalités sociales. Néanmoins, elle considère les étudiants comme les principaux sujets de lutte. La classe ouvrière et les exploités sont absents de ses textes. Les luttes sociales dans les entreprises ne sont jamais évoquées. Le monde du travail reste le grand absent des chroniques d’Ulrike Meinhof. L’anti-impérialisme et les grandes causes morales semblent primer sur la lutte des classes. La journaliste bénéficie d’un mode de vie bourgeois qui l'éloigne du quotidien de la classe ouvrière. Elle privilégie l’indignation morale plutôt que les luttes menées par les exploités eux-mêmes.
Finalement, Ulrike Meinhof conserve la posture classique de l’intellectuel de gauche. Elle se contente de livrer son point de vue éclairé sur l’actualité nationale et internationale. C’est une espèce de Christophe Barbier gauchiste. Son regard ne se situe pas du côté de la vie quotidienne des exploités. C’est un point de vue surplombant livré depuis les hauteurs du journalisme ou du militantisme. Elle conserve une approche morale plutôt qu’un point de vue de classe matérialiste et révolutionnaire.
Les débats stratégiques restent également absents des textes d’Ulrike Meinhof. La journaliste privilégie la posture de la dénonciation. Elle semble s’adresser surtout à la petite bourgeoisie intellectuelle et à la gauche. Elle cherche à partager une indignation auprès de son public. Mais elle ne le pousse pas forcément à agir. Certes, elle évoque la répression du mouvement étudiant. Cependant, aucun texte n’aborde les débats qui traversent les luttes sociales. Les perspectives de lutte, la grève ou le blocage économique ne sont pas envisagés. Même les manières d’élargir le mouvement contestataire n’est pas discuté. Elle privilégie l’argumentation. Sa principale forme de lutte consiste à chercher à convaincre la petite bourgeoisie de gauche des méfaits de la RFA.
Ces travers peuvent expliquer les limites de la RAF. Ulrike Meinhof critique l’incendie d’un magasin par ses futurs camarades de lutte. Elle dénonce avec pertinence les limites d’une action symbolique qui ne perturbe véritablement le bon fonctionnement du capitalisme allemand. Mais la journaliste n’évoque aucune autre perspective de lutte, même pas de grève ou de blocage. Cet impensé stratégique peut expliquer la logique minoritaire de la RAF. Contrairement au contexte du mouvement autonome italien, ce groupe armé reste isolé et ne cherche pas à impulser des mouvements sociaux d’ampleur.
Ensuite, la RAF reste dans la posture de l’avant-garde. Ces actions ne visent pas à inclure les exploités pour lutter avec eux. Comme les articles d’Ulrike Meinhof, les actions de la RAF s’apparentent à une forme de provocation pour réveiller des masses assoupies. C’est la posture de l’intellectuel qui doit éclairer le prolétariat et le guider vers la révolution. Ulrike Meinhof ne pense pas l’émergence d’un mouvement auto-organisé depuis les simples exploités. Néanmoins ce recueil d'articles reste précieux pour éclairer le contexte historique de la RFA et propose quelques analyses percutantes sur des sujets toujours actuels.
Source : Ulrike Meinhof, Tout le monde parle de la pluie et du beau temps. Pas nous, traduit par Isabelle Totikaev et Luise Von Flotow, Remue-ménage, 2018
Extrait publié sur le site Lundi matin
Le cinéma documentaire de Jean-Gabriel Périot
Mario Moretti et les Brigades rouges
Eldridge Cleaver et les Blacks Panthers
Violence et radicalité politique
Vidéo : Images d'archive d'Ulrike Meinhof de la Fraction Armée Rouge, mises en ligne le 22 août 2018
Vidéo : Une jeunesse allemande - Bande annonce, mise en ligne sur le site Là-bas si j'y suis le 3 novembre 2018
Vidéo : La bande Baader-Meinhof, émission Temps présent du 13 avril 1972 mise en ligne sur le site des Archives de la RTS
Vidéo : Fraction armée rouge, émission du 8 décembre 1977 mise en ligne sur le site des Archives de la RTS
Radio : La Fraction armée rouge, émission Affaires sensibles diffusée sur France Inter le 22 octobre 2018
Recension : « Tout le monde parle de la pluie et du beau temps. Pas nous » de Ulrike Meinhof (Anthologie présentée par Karin Bauer), publiée sur le site Histoire Engagée le 22 janvier 2019
Tout le monde parle de la pluie et du beau temps, pas nous – Ulrike, publié sur le site Archives Révolutionnaires le 26 février 2019
Ulrike Meinhof, Mutinerie et autres textes. Déclarations et analyses des militants de la Fraction armée rouge emprisonnée à Stammheim, extraits publiés sur le site Archives Révolutionnaires
Ulrike Meinhof, Lettre du couloir de la mort (1972), publié sur le site Les matérialistes le 21 avril 2013
Textes de la Fraction Armée Rouge publiés sur le site Les matérialistes
Béatrice Bocard, Ulrike Meinhof, un mythe allemand, publié sur le site du journal Libération le 1er mars 1995
Cathrin Schütz, « Ulrike Meinhof a été une espèce de beatnik avant l’heure », publié sur le site Alter Info le 10 Décembre 2007
Articles sur Ulrike Meinhof publiés sur le site du Centre Marxiste-Léniniste-Maoïste
Articles sur Ulrike Meinhof publiés sur le site Culture au Poing
Anne Steiner et Loïc Debray, La Fraction Armée Rouge. Guérilla urbaine en Europe occidentale [extraits], publié sur le site Infokiosques le 9 décembre 2008