La théorie postcoloniale
Publié le 14 Septembre 2023
La réception des théories postcoloniales semble tardive en France. Néanmoins, les milieux militants et intellectuels en ont fait une idéologie à la mode. L’intersectionnalité est devenue incontournable dans la gauche universitaire. La droite au pouvoir cible également le wokisme et l’idéologie postcoloniale. Cependant, ces théories et leurs origines semblent méconnues.
En Inde, des théoriciens lancent la revue Subaltern Studies qui forgent la pensée postcoloniale. Ce courant devient prédominant au sein des nouvelles pensées critiques et vise à remplacer le marxisme comme grille d’analyse du monde. Néanmoins, les études postcoloniales font l’objet de débats. Vivek Chibber développe une critique de ce courant dans le livre La théorie postcoloniale et le spectre du capital.
Nouvelle mouvance intellectuelle
La théorie postcoloniale est issue des études culturelles et littéraires. Elle vise à la reconnaissance des littératures non occidentales dans le champ académique. Des cursus dans des universités américaines prestigieuses se penchent sur des auteurs comme Aimé Césaire, Gabriel Garcia Marquez ou Salman Rushdie. Ensuite, les études postcoloniales s’étendent à d’autres disciplines comme l’histoire ou l’anthropologie. Les universités amorcent un virage à la fin du XXe siècle. Elles délaissent les analyses marxistes qui se penchent sur les classes sociales et sur le capitalisme.
Au contraire, l’étude de l’idéologie et de la culture devient décisive. De nombreux intellectuels s’appuient désormais sur la théorie littéraire pour aborder leur sujet. En plus de s’étendre sur différentes disciplines académiques, la théorie postcoloniale séduit le milieu militant. Ce courant se présente comme une critique radicale et parvient à occuper la place laissée vacante par le déclin du marxisme. Le postcolonialisme devient la nouvelle idéologie d’explication du monde. Néanmoins, le marxisme se développe dans les syndicats et les organisations ouvrières. Au contraire, le postcolonialisme reste surtout implanté dans les milieux universitaires.
Ensuite, si le marxisme comprend différents courants, il s’en dégage une cohérence et une grille d’analyse globale. Au contraire, les études postcoloniales semblent davantage fragmentées entre diverses disciplines. Il semble plus difficile d’en dégager une théorie cohérente. Néanmoins, les études postcoloniales présentent quelques orientations théoriques communes comme la critique de la forme Nation, de l’eurocentrisme, du colonialisme et du déterminisme économique.
C’est à travers le domaine de l’histoire que les études postcoloniales parviennent à se développer. La revue Subaltern Studies émerge en Inde en 1982. Ces universitaires restent fortement influencés par « l’histoire par en bas » développée par E.P.Thompson ou Éric Hobsbawm. Le projet subalterniste s’appuie également sur la pensée d’Antonio Gramsci. L’étude des mouvements populaires et de la culture doit permettre d’analyser la trajectoire de l’Inde coloniale et postcoloniale. La revue se penche sur l’histoire cachée des classes laborieuses mais aussi sur l’échec du nationalisme comme projet politique.
L’originalité des Subaltern Studies consiste à conjuguer l’histoire populaire avec l’analyse du capitalisme colonial et postcolonial. Les Subaltern Studies apparaissent comme une innovation au sein de la théorie marxiste. Mais la revue épouse progressivement la trajectoire de la Nouvelle Gauche et se tourne vers le poststructuralisme incarné par Michel Foucault. Les Subaltern Studies se centrent sur les marges plutôt que sur les rapports d’exploitation. Dès lors, les Subaltern Studies connaissent un important succès dans le monde occidental.
Les Subaltern Studies s’opposent à l’histoire traditionnelle, marxiste ou libérale, qui considère que l’Inde est devenue une société moderne et capitaliste avec la colonisation. Les Subaltern Studies considèrent que la bourgeoisie n’est pas devenue la classe dominante. Ce sont les propriétaires terriens qui demeurent les plus puissants et forment une classe féodale dominante. La bourgeoisie accepte cet ordre féodal, davantage qu’elle ne tente de le renverser comme dans les pays occidentaux. L’absence d’hégémonie de la bourgeoisie ne permet pas le développement des libertés politiques. Les Subaltern Studies estiment que les théories importées de l’Occident ne s’appliquent pas au contexte oriental. Les luttes paysannes peuvent adopter un langage communautaire ou religieux davantage que la défense d’intérêts de classe.
Révolutions et modernisation bourgeoise
Ranajit Guha estime que la modernisation en Inde se distingue des processus de révolution bourgeoise en France et en Angleterre. Même si le Congrès national indien est arrivé au pouvoir, les industriels ont continué à défendre leurs propres intérêts. Mais cette configuration n’est pas véritablement exceptionnelle. Les Subaltern Studies s'appuient sur une comparaison avec les révolutions en Europe et la décolonisation en Inde pour pointer les différences. Ce courant insiste sur le rôle central de la bourgeoisie. Ce qui ne correspond pas à la réalité historique.
La révolution anglaise de 1649 est décrite comme la victoire de la classe bourgeoise contre la noblesse féodale. Le conflit concerne surtout le pouvoir centralisé du roi avec les propriétaires terriens qui sont représentés au Parlement. L’économie agricole repose déjà sur des rapports sociaux capitalistes. Mais les propriétaires terriens veulent défendre leur pouvoir au Parlement contre la centralisation monarchiste. Cependant, la forte opposition du roi conduit la classe bourgeoise à s’appuyer sur le prolétariat autour d’un programme de libertés politiques et de renversement de la monarchie. Néanmoins, à l’origine, la bourgeoisie défend uniquement le pouvoir du Parlement mais ne souhaite pas forcément renverser le roi. Ce sont les circonstances qui obligent la bourgeoisie à devenir révolutionnaire.
La Révolution française est décrite comme l’exemple parfait de révolution bourgeoise. Elle oppose le tiers-état à la noblesse et au clergé. Néanmoins, peu de propriétaires capitalistes figurent parmi les représentants du tiers-état. Ce sont surtout des petits commerçants et des professions libérales comme les avocats. Ce qui correspond davantage à la petite bourgeoisie et aux classes moyennes salariées plutôt qu’à la classe des détenteurs des moyens de production. Ensuite, c’est la dynamique du mouvement populaire qui débouche vers le renversement de la monarchie, davantage que les délégués du tiers-état. L’historien John Markoff observe une correspondance entre la flambée des insurrections rurales et la promulgation des nouvelles lois antiféodales.
En Inde, Ranajit Guha considère que la bourgeoisie a imposé son programme aux groupes subalternes. Au contraire, comme dans les révolutions européennes, la bourgeoisie indienne accepte de donner davantage de libertés aux groupes subalternes uniquement sous la pression des masses. « Dans les deux cas, les classes dirigeantes réagirent de la même manière à la mobilisation subalterne, essayant de limiter ses prétention à accaparer leur propre pouvoir », observe Vivek Chibber. Ce sont donc bien les mouvements des classes subalternes qui sont le moteur des révolutions en Europe et de la décolonisation en Inde. Guha évoque l’originalité de ce processus à travers le contrôle du Congrès national indien (CNI) exercé sur les masses. Cependant, ce contrôle peut renvoyer à l’encadrement du mouvement ouvrier européen par les bureaucraties syndicales.
Luttes sociales et décoloniales
Partha Chatterjee se penche sur les luttes paysannes dans le Bengale. Il considère que la communauté prime sur la classe. Les paysans défendent avant tout leur village contre l’extérieur, notamment l’État colonial. Les jotedars, paysans riches, ne seraient pas pris pour cible car ils font partie de la même communauté. Ainsi, les paysans ne défendent pas les intérêts matériels de leur classe sociale, mais se rattachent davantage à la défense de leur communauté. Cependant, ces remarques de Chatterjee relèvent de la fable postcoloniale. En réalité, des luttes paysannes éclatent contre les jotedars, notamment dans les régions dans lesquelles ils sont particulièrement visibles et spoliateurs.
Dipesh Chakrabarty observe les ouvriers des filatures de jute. Il estime que les exploités restent enfermés dans une conscience archaïque d’attachement à la religion. Ce qui les empêche de développer une conscience de classe. Dipesh Chakrabarty estime que les ouvriers occidentaux ont bénéficié de la culture bourgeoise qui leur permet de se libérer de la religion. Cependant, les ouvriers occidentaux sont les véritables acteurs des luttes pour les libertés politiques. La bourgeoisie s’est contentée de suivre et de modérer les combats démocratiques.
Surtout, Dipesh Chakrabarty évacue le bien-être comme besoin fondamental. Les ouvriers, même sous emprise religieuse, ne veulent pas vivre dans la misère. Ils luttent pour améliorer leurs conditions de vie. Depuis la crise économique de 2008, la lutte des classes resurgit dans différents pays du monde. « Dans tous ces exemples, les travailleurs ont découvert que, pour défendre leurs intérêts économiques, ils ne pouvaient éviter d’affronter dans le même temps les employeurs sur le front politique », souligne Vivek Chibber.
Partha Chatterjee propose une critique du nationalisme. Cette idéologie de libération nationale reproduit le modèle occidental avec le projet de modernisation de l’État-nation. Cependant, cette critique prend une tournure occidentaliste qui considère que la rationalité n’est qu’une importation des puissances coloniales. Chatterjee considère même que l’idéologie nationaliste garantit la subordination continue de l’ancienne colonie à l’Occident en général, même après l’indépendance. Cette thèse ne se contente pas de dénoncer l’emprise néocoloniale des puissances occidentales à travers des mécanismes informels de contrôle sur le plan économique et politique. Partha Chatterjee remet en cause le cadre conceptuel dans lequel s’inscrit le nationalisme, avec la science, la rationalité et la croyance dans le progrès qui découle de l’idéologie des Lumières.
En Inde comme en Europe, le nationalisme reste un mouvement porté par les classes moyennes. Les marxistes ne cessent de décrire le nationalisme comme petit-bourgeois. Pour devenir un mouvement de masse, cette idéologie doit intégrer des revendications sociales afin d’attirer la classe ouvrière. « Combiner les exigences sociales et nationales, dans l’ensemble, s’avéra beaucoup plus efficace pour mobiliser en vue de l’indépendance que d’en appeler seulement au nationalisme, dont l’attrait n’était sensible qu’aux classes moyennes inférieures », décrit Éric Hobsbawm.
Postcolonialisme et lutte des classes
Vivek Chibber propose une critique éclairante des théories postcoloniales. Dans la volumineuse production intellectuelle consacrée à cette littérature, son livre se démarque à plus d’un titre. Vivek Chibber ne prend pas pour cible des sous vedettes de la gauche intellectuelle. Il ne vise pas les disciples d’Edward Saïd qui se complaisent dans l’interprétation pompeuse des représentations idéologiques. Vivek Chibber s’attaque au courant le plus pertinent de la théorie postcoloniale. Les Subaltern Studies se penchent avant tout sur la réalité des processus de décolonisation et sur les luttes sociales qui le traversent. Même si les analyses proposées par ce courant sont parfois contestables, il se penche sur de véritables processus historiques qui soulèvent des enjeux décisifs. On est loin des idéologies postcoloniales recrachées par les universitaires et militants dans leurs petits milieux conformistes.
Vivek Chibber critique avant tout l’approche essentialiste des Subaltern Studies. Cette théorie semble rejoindre celle du choc des civilisations. Chaque région du monde composerait une ère socio-culturelle spécifique avec des relations du pouvoir et des problèmes politiques spécifiques. Au contraire, Vivek Chibber rappelle l’universalité du capitalisme. Malgré des formes différentes selon les régions, les rapports d’exploitation se manifestent dans tous les pays du monde. « En fait le capitalisme, non seulement se concilie parfaitement bien avec l’hétérogénéité et la hiérarchie, mais il les engendre systématiquement. Le capitalisme est parfaitement compatible avec un ensemble très diversifié de formations politiques et culturelles », souligne Vivek Chibber. L’analyse de classe permet une lecture des différents conflits sociaux à travers le monde. Au contraire, les thèses ethno-différentialistes ont du mal à se confronter à la réalité des processus historiques.
Vivek Chibber s’appuie sur de nombreux exemples qui soulèvent des enjeux majeurs. Il compare les processus révolutionnaires en Europe et en Inde. Il se penche également sur les luttes sociales avec une analyse de classe qui s’applique même dans le contexte de la paysannerie du Bengale. Vivek Chibber observe l’universalité des causes de la révolte. A travers le monde, les exploités se soulèvent contre des conditions de vie de misère. Les inégalités sociales et l’absence de satisfaction des besoins fondamentaux déclenchent les grands mouvements sociaux. Les facteurs ethno-religieux peuvent évidemment exister. Mais ils ne sont jamais centraux pour comprendre les causes des révoltes sociales et politiques.
Vivek Chibber souligne d’ailleurs le paternalisme et le mépris de classe des idéologues du postcolonialisme. Les ouvriers et paysans seraient moins évolués en Inde qu’en Europe. Pire, ce serait la bourgeoisie occidentale qui aurait permis de favoriser la conscience de la classe ouvrière européenne. Ce type de préjugés ne résiste pas à l’analyse des processus révolutionnaires. Mais il est étonnant de relever chez toute cette mouvance décoloniale un ethno-différentialisme aux relents réactionnaires.
Les révoltes dans les pays arabes en 2011 mais aussi les soulèvements à travers le monde qui éclatent en 2019 suffisent à faire voler en éclats les plus brillantes élaborations théoriques de la mouvance postcoloniale. Dans différents pays du monde, des révoltes similaires s’observent pour renverser des régimes autoritaires et s’attaquer aux inégalités sociales. Un puissant mouvement de grève éclate en Inde en 2019. Des pratiques d’actions directes collectives, de manifestations, d’émeutes, de grèves et de blocages se répandent à travers le monde pour démontrer l’universalité de la lutte des classes et de la révolte contre l'exploitation capitaliste.
Source : Vivek Chibber, La théorie postcoloniale et le spectre du capital, traduit par Christiane Vivier, L’Asymétrie, 2018
Articles liés :
Féminisme décolonial et intersectionnalité
Stuart Hall et les Cultural Studies
Les nouvelles pensées critiques
Nouvelles révoltes et classe moyenne
Pour aller plus loin :
Radio : Marxismes et études post-coloniales : un débat, émission diffusée sur le site Sortir du capitalisme
Deux entretiens avec Vivek Chibber, publiés sur le site sur les Subaltern Studies des Éditions de l'Asymétrie
Un compte-rendu de Frédéric Thomas, publié sur le site de la revue Dissidences le 22 janvier 2019
Kolja Lindner, Théorie postcoloniale et le spectre de Marx : à propos du marxisme de Vivek Chibber, publié dans la revue Actuel Marx n° 62 en 2017
Matthieu Renault et Félix Boggio Éwanjé, Que faire des postcolonial studies ? À propos de Vivek Chibber, Postcolonial Theory and the Specter of Capital, publié sur le site de la revue en ligne Période le 8 décembre 2016
Nedjib Sidi Moussa, Note de lecture publiée dans le journal Le Monde diplomatique de janvier 2019
Articles de Vivek Chibber publiés sur le site Lava