Les Lumières et la gauche révolutionnaire
Publié le 29 Décembre 2022
Une gauche intersectionnelle n’hésite pas à remettre en cause l’héritage des Lumières. L’universalisme abstrait de cette philosophie est questionné voire même attaqué. Néanmoins, les origines de la gauche plongent dans le siècle des Lumières. Durant la Révolution française de 1789, les opposants au « véto du roi » se placent à la gauche de l’Assemblée. Désormais, la droite incarne le camp conservateur qui défend l’ordre et la tradition monarchiste. La gauche incarne le camp réformateur ou révolutionnaire dans ses diverses sensibilités. La gauche défend la République contre la monarchie. Mais ce courant reste traversé par de nombreux débats.
Une gauche bourgeoise et modérée défend avant tout les libertés individuelles et les acquis libéraux de la Révolution. Ce courant s’attache aux libertés politiques, mais aussi économiques. En revanche, une gauche démocratique et plébéienne remet en cause le droit de propriété. Elle imagine une société dans laquelle l’égalité n’est pas seulement formelle mais surtout réelle. Cette tendance égalitariste débouche vers les courants socialiste, communiste et anarchiste dans le mouvement ouvrier du XIXe siècle.
Cette gauche s’inscrit dans la tradition intellectuelle des Lumières. Elle s’appuie sur les idées des philosophes pour justifier des transformations sociales et politiques. La science et la raison s’opposent au fanatisme et à la superstition. Cependant, une gauche matérialiste s’oppose aux idées des Lumières qui affichent des principes sans remettre en cause le droit de propriété. Ce courant insiste sur les droits matériels des opprimés. Les différents courants émancipateurs se positionnent par rapport à la philosophie des Lumières. Les luttes sociales, anticolonialistes et féministes interrogent cet héritage. Stéphanie Roza revient sur ces débats dans le livre Lumières de la gauche.
Débats dans la Révolution française
Pendant la Révolution française, les sans-culottes brandissent les idéaux de progrès, de liberté et d’égalité. Cependant, les principes de la philosophie des Lumières font l’objet de débats. La revendication de l’égalité débouche vers de nombreuses controverses. Les pauvres, les gens de couleur et les femmes sont exclus de l’égalité des droits et du vote. Ensuite, l’égalité politique semble formelle tant que perdurent des inégalités matérielles et des distinctions sociales. Dans ces débats, les Lumières peuvent être critiquées comme trop modérées, partielles, voire hypocrites. Même si ces critiques visent à approfondir et à élargir les principes des Lumières, plutôt qu’à les remettre en cause.
Pour l’historien Claude Mazauric, le communisme égalitaire de Gracchus Babeuf puise dans la philosophie de Jean-Jacques Rousseau. En revanche, d’autres historiens estiment que ce premier communisme s’appuie sur les pratiques des communautés paysannes. Babeuf propose des formes de propriétés collectives. Sa revendication se présente comme rationnelle, contre les superstitions qui empêchent ce progrès social. Babeuf dénonce des droits proclamés mais jamais appliqués. Cette critique des Lumières se démarque de la posture réactionnaire qui s’oppose aux principes d’égalité et de liberté. « Il ne s’agit pas là, en effet, de rejeter le principe d’une déclaration universelle des droits comme irréalisable ou absurde, mais bien au contraire, exiger que l’on se donne les moyens de sa réalisation concrète », insiste Stéphanie Roza. Jacques Roux apparaît comme l’autre figure de l’égalité qui s’oppose au pouvoir des marchands et des grands propriétaires.
Mary Wollstonecraft soutient la Révolution française, mais elle insiste sur l’importance des droits des femmes. Elle s’appuie sur le principe d’égalité. Elle critique l’héritage, même si elle défend la méritocratie et la propriété privée. Mary Wollstonecraft défend l’égalité entre hommes et femmes comme un principe universel. « Tout d’abord, c’est moins au nom d’intérêts particuliers du groupe des femmes qu’au nom de l’intérêt général du genre humain que l’égalité des sexes dans tous les domaines va être revendiquée », indique Stéphanie Roza. La mixité et une même éducation peuvent permettre de réduire les inégalités. Mary Wollstonecraft dénonce le conformisme des femmes qui les enferme dans la coquetterie et la frivolité. Elles doivent s’extraire de leur conditionnement social et lutter pour leur autonomie morale et matérielle.
La révolte des esclaves noirs de Saint-Domingue (1791-1804) s’inscrit dans l’onde de choc de la Révolution française. Les libres de couleurs revendiquent une égalité des droits. Les esclaves se saisissent des principes de liberté et d’égalité pour se révolter. L’abolition de l’esclavage est proclamée le 4 mai 1794. Cette décision vise surtout à éteindre l’insurrection. Elle doit également permettre d'enrôler les anciens esclaves dans l’armée face aux menaces des puissances étrangères. Néanmoins, peu de figures de la Révolution française défendent à la fois les droits des pauvres, des femmes et des esclaves pour demander une extension maximale des principes universalistes des Lumières.
Débuts du socialisme
Pauline Roland, Louis Blanc ou Etienne Cabet participent au bouillonnement du premier socialisme. Ils s’appuient sur les principes d’égalité et de fraternité qui viennent autant des Lumières que de Jésus et de la religion. Néanmoins, la dimension insurrectionnelle de la Révolution française reste rejetée. Les socialistes préfèrent les réformes graduelles ou les communautés alternatives pour transformer la société. Les communistes, dans le sillage de Babeuf, insistent sur l’abolition du droit de propriété.
Les Lumières et la Révolution française exercent une influence dans l’Allemagne du début du XIXe siècle. Ludwig Börne défend une vision jacobine. Il semble proche de l’égalitarisme de Babeuf. Il défend la Constitution de 1793. Il semble également proche de penchants autoritaires avec son admiration pour Robespierre et même pour Napoléon. Il considère également que l’Allemagne doit jouer un rôle dans l’extension des principes révolutionnaires. Le jacobinisme allemand de Börne influence la pensée du jeune Engels. Les Jeunes-Hégéliens défendent le rationalisme des Lumières contre l'irrationalisme du romantisme et des mythologies religieuses.
Le communisme de Karl Marx se forge après la rencontre avec les néo-babouvistes français. Les Lumières et la Révolution de 1789 restent des sources majeures. Néanmoins, le jeune Marx puise également dans la critique romantique du monde bourgeois. Mais il insiste sur l’importance historique du prolétariat. Cette classe sociale porte la perspective de l’émancipation humaine.
Sa critique de la Déclaration des droits de l’homme dénonce une libération partielle qui ne remet pas en cause les oppressions et l’exploitation liées au capitalisme. Les droits de l’homme visent même à naturaliser la propriété privée. Au contraire, l’émancipation sociale doit libérer la totalité des individus de toutes les formes d’oppression et d’aliénation. L’abolition de l'État doit permettre une société débarrassée des rapports de domination.
Mouvement anarchiste
L’anarchisme apparaît comme un courant du socialisme européen. La critique de la propriété débouche vers une remise en cause de toutes les formes d’autorité. L’anarchisme repose sur l’action directe et l’auto-organisation du prolétariat. « Aux yeux de ses principaux représentants, une société libre et égalitaire ne peut être le produit de l’action de l’Etat ou d’une quelconque minorité éclairée, mais procédera de l’organisation autonome des travailleurs », décrit Stéphanie Roza. Néanmoins, ce courant reste diversifié. La pensée de Proudhon fonde le mutualisme, tandis que Bakounine et Kropotkine inspirent le communisme libertaire.
Proudhon, bien que socialiste, se rapproche du courant conservateur. Il critique la Constitution de 1793, mais pas uniquement le droit de propriété. Il ironise sur la notion de souveraineté populaire et critique même le droit à l’insurrection. Proudhon défend les corporations de l’Ancien régime contre la modernité industrielle. Dans La Pornocratie, il défend même l’ordre moral et le patriarcat le plus autoritaire. Néanmoins, Proudhon ne s’inscrit pas dans un conservatisme qui veut remettre en cause les acquis de la Révolution française. Comme beaucoup de militants du mouvement ouvrier, il veut prolonger sa démarche.
Le parcours de Bakounine semble sinueux. Il se tourne d’abord vers le courant des jeunes hégéliens. Mais il délaisse progressivement la philosophie pour se plonger dans l’action politique. Il se tourne ensuite vers le panslavisme. Bakounine se rapproche ensuite vers un anarchisme qui s’inscrit dans la philosophie des Lumières. Il critique la religion au service des autorités établies. Bakounine se rattache à la Révolution française et à sa puissance émancipatrice. Néanmoins, il critique les jacobins et l’autoritarisme qui passe par un Etat centralisé. Il propose la création d’une « organisation autonome de bas en haut ». Bakounine s’oppose à la méthode centralisatrice du jacobinisme français et propose de s’appuyer davantage sur l’inventivité révolutionnaire.
L’anarchisme de Kropotkine se rattache directement à la philosophie des Lumières. Il s’inscrit dans une démarche scientifique, matérialiste et rationnelle. Kropotkine développe une théorie de l’entraide comme facteur d’évolution des sociétés humaines. Même si son approche ne permet pas de comprendre les tendances à la violence, à l’oppression et à la prédation qui peuvent également exister. Ensuite, Kropotkine propose une analyse de la Révolution française. Il insiste sur l’instinct d’entraide et sa capacité à générer des formes de démocraties locales contre le despotisme. Il observe une autonomie des communes qui élaborent des formes d’organisation sociale par la base. Il tient à se démarquer de la vision jacobine. Les conquêtes de la Révolution française ne proviennent pas des décisions parlementaires mais de l’action du peuple insurgé.
Nietzschéisme de gauche
L’influence de Nietzsche dans le débat allemand devient prépondérante à partir des années 1890. Ce philosophe développe une idéologie élitiste qui rejette les révoltes des « esclaves ». Malgré sa critique virulente de la religion, il ne cesse de défendre l’ordre capitaliste. Néanmoins, le nietzschéisme de gauche reste influent encore aujourd’hui dans le débat intellectuel. En 1890 est fondée la Deuxième Internationale qui regroupe de puissantes organisations ouvrières pour fonder la social-démocratie. Ce mouvement reste secoué par de nombreux débats. La pensée de Nietzsche exerce une influence importante sur les théoriciens du mouvement ouvrier. Cette philosophie provoque et accompagne une animosité à l’égard de la pensée des Lumières.
Gustav Landauer subit l’influence de Nietzsche avant sa découverte de la classe ouvrière qui le conduit vers le socialisme. Néanmoins, il insiste sur le volontarisme et sur la critique de la mentalité bourgeoise développée par Nietzsche. Landauer tient à se démarquer du marxisme jugé trop rationnel. Il insiste sur l’importance des passions intimes, de l’énergie vitale et sur les capacités individuelles à l’auto-dépassement. Néanmoins, Landauer rejette la brutalité de Nietzsche et son apologie de la violence pour se rapprocher du socialisme libertaire.
Pendant la Première Guerre mondiale, Landauer se penche sur la Révolution française. Il soutient la révolution russe de 1917 et participe activement à la révolution allemande de 1918. Mais, malgré cette évolution, Landauer s’inscrit dans la filiation d’un romantisme révolutionnaire qui puise chez Nietzsche comme chez Marx une critique de la morale bourgeoise et de l'État bureaucratique. Cette tradition d’intellectuels juifs comprend également Ernst Bloch, Martin Buber et l’Ecole de Francfort.
En France, Charles Andler considère également le marxisme comme dogmatique et médiocre sur le plan théorique. Il tient à se démarquer de Jules Guesdes. Andler s’inspire de Nietzsche. Il insiste sur l’importance de la volonté individuelle et de la force morale dans sa conception du changement social et politique. Il perçoit Nietzsche comme un antidote à l’embrigadement et à l’abrutissement de la discipline bureaucratique des partis. Néanmoins, Andler reste attaché à la perspective du socialisme. Georges Sorel s’éloigne du socialisme réformiste pour valoriser la nouvelle morale guerrière du prolétariat. Édouard Berth défend le syndicalisme comme création d’une élite ouvrière. Il s’oppose ouvertement à l’esprit égalitaire de la démocratie.
Renouveau du marxisme
Dans le sillage de la révolution russe, les intellectuels du mouvement ouvrier rallient le Parti communiste. Les marxistes-léninistes se réfèrent à l’héritage des Lumières. Les bolcheviks se comparent aux jacobins de la Révolution française. Néanmoins, la crise des années 1930 débouche vers des mouvements non-conformistes qui renouent avec un éclectisme pour remettre en cause le rationalisme et le progrès. Le génocide nazi contribue également à affaiblir la confiance dans la civilisation des droits de l’homme. Néanmoins, des théoriciens continuent de se référer à l’universalisme révolutionnaire issu des Lumières.
Dans Histoire et conscience de classe, Georg Lukacs observe que la logique marchande s’étend à tous les aspects de la vie. Il analyse la bureaucratisation et la réification. Néanmoins, cette critique de la rationalité moderne se démarque du conservatisme. Elle s’inscrit dans une analyse du capitalisme. Les capacités d’organisation autonome des prolétaires doivent permettre de dépasser la modernité marchande. Dans La destruction de la raison, Lukacs dénonce l’irrationalisme de Nietzsche qui ouvre la voie à l’impérialisme du Reich. Cette idéologie se présente comme une alternative à la démocratie et au socialisme.
Jean-Paul Sartre se rapproche progressivement du rationalisme dialectique. L’existentialisme propose une conception de la liberté en apesanteur des conditions sociales et dénuée de projet politique. Mais cette philosophie attire une jeunesse de gauche qui insiste sur la capacité de décider de son destin individuel et collectif. L’existentialisme de Sartre s’éloigne de celui d’Heidegger pour devenir une exhortation à l’action et à l’engagement. Dans Critique de la raison dialectique, Sartre propose une refondation du marxisme notamment à partir d’une nouvelle exploration de la Révolution française.
C.L.R. James intègre les luttes sociales dans une perspective révolutionnaire mondiale. Les peuples opprimés non-européens doivent également se réapproprier leur histoire. Mais il observe une continuité entre les différentes révoltes. L’insurrection des esclaves de Saint-Domingue s’inscrit dans le sillage de la Révolution française et semble annoncer la révolution russe. C.L.R. James insiste sur la solidarité internationale de tous les exploités. « En effet, le fait que le capitalisme soit d’origine occidentale ou que les principales victimes de l’impérialisme se trouvent avoir la peau noire ne fait jamais perdre de vue à James que la lutte oppose fondamentalement l’ensemble des opprimés à la même classe dominante à l’échelle internationale », souligne Stéphanie Roza.
C.L.R. James soutient l’auto-organisation des afro-américains à partir de leur expérience propre. Mais cette organisation autonome du mouvement noir reste liée au contexte du racisme qui traverse la classe ouvrière américaine. Ensuite, C.L.R. James s’oppose à la théorie léniniste du parti d’avant-garde qui doit guider les masses et conquérir le pouvoir. Contre cette vision élitiste, il insiste sur l’auto-émancipation du prolétariat.
Héritage des Lumières
Le livre de Stéphanie Roza propose un éclairage sur la philosophie des Lumières et son influence sur le mouvement ouvrier. Stéphanie Roza défend clairement un universalisme contre la gauche postmoderne dans des polémiques qui enflamment les petits milieux intellectuels et militants. Dans ce livre, elle passe par une vaste histoire des idées pour explorer les références aux Lumières et à la Révolution française dans les textes des théoriciens de la gauche révolutionnaire. Stéphanie Roza explore une filiation et une généalogie de ce courant. De Babeuf à C.L.R. James, passant par Marx et Bakounine, un universalisme révolutionnaire s’attache à concilier égalité et liberté.
Stéphanie Roza conserve un attachement aux Lumières qui peut être nuancé. La valorisation du scientisme et de la rationalité peut également comporter des limites. Le règne des experts et la fascination pour le progrès technologique apparaissent comme des conséquences néfastes issues de cette philosophie des Lumières. Inversement, Stéphanie Roza congédie rapidement le romantisme révolutionnaire. La critique de la civilisation industrielle, avec sa rationalité froide et mécanique, ne conduit pas toujours vers un délire spirituel. Néanmoins, Stéphanie Roza présente bien les limites d’un nietzschéisme de gauche désormais à la mode.
Ensuite, le clivage autour de la philosophie des Lumières doit être relativisé. Des débats traversent le mouvement ouvrier depuis la Révolution de 1789. Un courant jacobin s’attache à la centralisation du pouvoir et à l’Etat pour transformer la société. Un courant libertaire insiste sur l’auto-organisation, sur la créativité et sur la spontanéité révolutionnaire. Ces deux courants se réfèrent à un universalisme révolutionnaire. Pourtant, des clivages théoriques profonds les opposent. Les grandes révoltes sociales ont été traversées par ce clivage entre socialistes autoritaires et libertaires.
Stéphanie Roza propose une lecture du mouvement ouvrier à partir de l’histoire des idées. Cette approche permet de bien mettre en lumière les clivages théoriques, les débats et la vie intellectuelle qui nourrit la contestation sociale. Mais cette lecture ne permet pas d’insister sur les clivages entre les différentes pratiques de lutte. Certes, Stéphanie Roza revient sur l’épisode fondateur de la Révolution française. Les jacobins et les parlementaires s’opposent aux comités de base des sans culottes et des Enragés. Ce clivage se retrouve dans de nombreuses luttes sociales. Néanmoins, les différents soulèvements qui éclatent au XXe siècle contribuent également à renouveler ces débats.
Stéphanie Roza semble occulter le clivage majeur qui oppose les réformistes aux révolutionnaires. Les deux courants se réclament également des Lumières. Mais leur lecture diffère. Les réformistes insistent sur la conquête de nouveaux droits, mais uniquement dans le cadre de l’ordre existant. Au contraire, les révolutionnaires considèrent que les idéaux de liberté et d’égalité passent également par le renversement du capitalisme pour inventer une société nouvelle.
Surtout, Stéphanie Roza permet de valoriser l’apport et la diversité de cet universalisme révolutionnaire. Les résistances sectorielles, corporatistes et identitaires semblent désormais s’imposer. Mais il manque une perspective utopique qui permet de penser les diverses oppressions dans une approche globale. Le reflux des luttes et l’effondrement du mouvement ouvrier favorisent un morcellement théorique. La redécouverte de l’universalisme révolutionnaire peut permettre de créer un horizon commun pour ouvrir des perspectives nouvelles.
Source : Stéphanie Roza, Lumières de la gauche, Editions de la Sorbonne, 2022
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