La bureaucratisation de la vie quotidienne
Publié le 24 Décembre 2012
Dans la modernité néolibérale, la domination bureaucratique colonise tous les aspects de la vie quotidienne.
Alice, infirmière, doit remplir des papiers alors que son temps de travail pourrait lui permettre de davantage s’occuper des patients. Béatrice Hibou ouvre sa réflexion sur la bureaucratie à partir de cet exemple révélateur. « Au final, Alice aura passé plus d’un tiers de sa journée de travail à le documenter, à fournir des informations, à écrire et à noircir du papier, à cocher et intégrer des données » ironise Béatrice Hibou. La journée d’Alice se poursuit avec une tentative de résilier sa ligne Orange car elle a perdu son portable. A la fin d’un long dialogue avec l’assistance orange, elle s’énerve. « Et moi, je n’ai pas accès au service mobile puisqu’il n’y a pas de « chat » et que le service téléphonique demande un code que je n’ai pas ! » enrage Alice. Cet exemple illustre la bureaucratisation de la vie quotidienne. « Mais, visible ou invisible, cette bureaucratisation alimente les sentiments d’absurdité, d’incompréhension, de malaise et d’insatisfaction: combien de fois n’avons-nous pas l’impression de perdre du temps avec des règles, des procédures ou des contraintes normatives inutiles ou avec des tâches répétitives, aussi bien dans le travail qu’en dehors de celui-ci ? », interroge Béatrice Hibou.
Bureaucratie et management
La bureaucratie n’est pas uniquement une administration étatique et hiérarchisée. La bureaucratisation apparaît comme un ensemble de normes, de règles, de procédures et de formalités qui englobe toutes les sphères de l’activité humaine. Ce phénomène apparaît comme une nouvelle forme de domination pour imposer une rationalité néolibérale.
Béatrice Hibou rappelle que l’État et la bureaucratie fournissent le cadre qui permet le développement du marché. Le sociologue Max Weber observe une bureaucratisation dans tous les domaines. L’administration mais aussi les entreprises, les associations, les partis et organisations politiques subissent ce phénomène. Selon Weber, la bureaucratie demeure un élément fondamental du capitalisme. Nos sociétés modernes se caractérisent par la rationalisation et l’évaluation.
Claude Lefort relie Weber et Marx. Pour lui, la bureaucratie devient le cadre le plus adapté au développement et aux objectifs du capitalisme. Pour Lefort, la bureaucratie s’apparente à un processus qui se « constitue dans une socialisation immédiate des activités et des conduites ». Cornélius Castoriadis, autre théoricien de la revue Socialisme ou Barbarie, évoque une « société bureaucratique ». Le néolibéralisme se caractérise par une diffusion de normes sociales managériales qui s’imposent dans le secteur privé comme dans le public. Ensuite le néolibéralisme développe l’abstraction et la catégorisation. « C’est-ce qui explique le sentiment de dépossession et de perte de sens », note Béatrice Hibou.
L’entreprise ne repose pas uniquement sur un rapport de propriété. Elle s’appuie également sur un ensemble de « normes, conventions, systèmes de contrôle et de sanctions sociales, historiquement constitués » souligne Chandler. Le capitalisme repose sur la discipline et la division du travail. Il doit alors s’appuyer sur une bureaucratie qui se développe avec le taylorisme puis avec le management. Les règles peuvent également favoriser l’acceptabilité des contraintes à travers un contrôle à distance et une légitimation de la punition.
Le management devient un processus de normalisation qui déborde le cadre de l’entreprise et s’étend désormais à l’ensemble de la société. Le management prétend fonctionner en réseau pour abolir les hiérarchies et la logique bureaucratique. « Le contrôle et le commandement ne sont plus seulement assurés par des rapports hiérarchiques, mais aussi par un système de normes, de règles, de rapports contractuels qui sont des pratiques bureaucratiques », souligne au contraire Béatrice Hibou. Si les dispositifs de contrôle évoluent, la logique bureaucratique perdure. La multiplication de normes à respecter et de procédures à suivre remplace la surveillance directe.
La bureaucratie repose sur des principes organisationnels abstraits fondés sur l’ordre, les règles, les routines. Le pouvoir doit « mettre en forme » les relations qu’il entend gouverner estime le sociologue Laurent Thévenot. L’abstraction permet une dépossession de l’activité. La logique du métier entre en contradiction avec la logique bureaucratique. Marcuse estime que les normes sont « externalisées ». Elles ne proviennent pas des individus eux-mêmes mais d’un système collectif et institutionnel d’abstractions. « Les normes, les règles, les chiffres, le codage de procédures et la formalisation de comportements - bref la bureaucratisation néolibérale - doivent être compris de la même manière comme un processus d’abstraction qui oriente la vie en société » souligne Béatrice Hibou. Les procédures permettent d’imposer des codes pour orienter les conduites et gouverner.
Cornélius Castoriadis évoque la rationalité comme une « institution imaginaire de la société ». Cet imaginaire bureaucratique, avec ses normes et ses procédures demeurent des abstractions qui déterminent les pratiques concrètes et la vie quotidienne. L’activité professionnelle se limite à un respect de règles et de procédures, sans réflexion sur les objectifs et le sens du métier.
Béatrice Hibou observe le néolibéralisme dans des secteurs précis. Dans le domaine de la médecine les normes managériales sont imposées par l’État et ses bureaucrates libéraux. Le marketing, la rentabilité, la performance, l’évaluation doivent permettre une rationalisation de l’activité. « L’hôpital-entreprise est censé appliqué les recettes du management privé » résume Béatrice Hibou. Le directeur gère son établissement comme un chef d’entreprise en quête de compétitivité. Le secteur de la recherche d’emploi subit également l’emprise managériale. Les chômeurs doivent remplir de nombreux papiers, sont incités à se conformer à des normes, sont coachés pour stimuler leur motivation. Des sanctions automatiques tombent à l’encontre des « mauvais » demandeurs qui ne répondent pas aux incitations et ne rentrent pas dans les critères. L’efficacité des agents de ses établissements est également évaluée constamment. Les agents sont évalués selon leur performance mis en chiffres. L’école et la recherche subissent également la bureaucratisation néolibérale. Le chercheur devient un entrepreneur qui passe plus de temps à remplir des papiers qu’à réfléchir sur ses travaux.
La logique managériale remet en cause le contenu des métiers et interroge le sens de ses activités professionnelles. Mais Béatrice Hibou défend la logique des métiers. Elle semble même valoriser le travail. Pourtant, même avant le néolibéralisme, les métiers se conforment à des normes et à des codes qui imposent également de fortes contraintes.
Mais la bureaucratisation de la vie quotidienne s’étend en dehors de la sphère professionnelle. Dans le domaine de l’alimentation, la sécurité, la transparence et la concurrence imposent des normes, des règles et des procédures de contrôle. La recherche de la sécurité et la diminution des risques explique l’acceptation de ses nouvelles normes par la population. Le tourisme impose des voyages sans risques et sans imprévues. Avec la gouvernance, les politiciens s’attachent davantage aux procédures et au formalisme, plutôt qu’au contenu des politiques publiques. Le consensus devient une procédure formelle au service d’un meilleur mode de gestion.
L’Etat manager
La logique managériale et bureaucratique envahit toutes les sphères de l’existence. Le terme « gérer » est utilisé pour évoquer toutes les activités du quotidien.
Cette logique de bureaucratisation néolibérale est imposée par l’Etat. La diffusion de normes managériales permet de développer un nouveau mode de gouvernement et de contrôle de la population. « Le néolibéralisme c’est l’art de gouverner en cantonnant et en façonnant les interventions selon ses normes », précise Béatrice Hibou. Avec le néolibéralisme, la bureaucratie permet d’imposer un cadre de conformité au marché et à l’entreprise.
L’État doit fonctionner comme une entreprise et se soumettre à la logique de la rentabilité. La logique du gouvernement frugal oriente les réformes de l’État. Les partenariats public-privé, loin de permettre plus de souplesse, reposent sur la formalisation d’un contrat. La transparence et des règles formalisées doivent définir le bon partenaire. Les entreprises doivent assurer des missions précises, se limiter à une spécialisation et répondre à des critères de gestion.
Le new public management s’impose comme « une technique normative de gestion » selon Béatrice Hibou. Ce mode de gestion développe un ensemble de normes, de procédures, de règles qui s’inscrivent dans la logique entrepreneuriale. Les administrations doivent être soumises à l’évaluation pour devenir performantes. Des objectifs quantifiés sont alors fixés. La délégation et le gouvernement à distance supposent de remplir des papiers et renforcent la logique bureaucratique. Les audits, les inspections, les rapports, les documents à réactualiser se multiplient pour imposer un gouvernement par les chiffres. Le travail et les projets sont coupés de toute signification.
Le gouvernement néolibéral vise à créer un environnement conforme aux règles du marché et propice à l’entreprise. Dans cette logique, la dimension qualitative disparaît au profit d’objectifs quantitatifs. « La qualité n’est pas la caractéristique principale de quelqu’un ou de quelque chose, la meilleure manière d’être ou d’agir ; elle n’est pas la prise en compte d’un résultat. Elle n’est que la validation du respect de la norme, c’est-à-dire de la présence de procédures et de dispositifs formels » décrit Béatrice Hibou.
La bureaucratisation apparaît comme une nouvelle forme de domination. Ce phénomène impose une normalisation de l’ensemble des relations sociales et humaines. Un contrôle gestionnaire, quantifié et normé, impose une nouvelle discipline. Ce contrôle à distance n’est plus une surveillance personnelle mais impose des normes, des codes et des procédures pour définir des comportements conformes. L’abstraction permet également d’imposer une discipline fondée sur la logique quantitative, l’effacement des enjeux de la vie en société et la perte de sens dans la vie quotidienne. Les normes imposent une standardisation et une uniformisation des comportements qui s’apparentent à des « chaînes invisibles ». « La domination se réalise en effet en grande partie à l’insu des gens, par autocontrôle et intériorisation des normes, par incitation, voire injonction, à la liberté, par jeu sur la responsabilisation », analyse Béatrice Hibou. Cette domination invisible s’étend sur tous les aspects de la vie.
La bureaucratie permet une domination à distance. Ce phénomène favorise une indifférence à l’égard de la domination qui passe désormais par des normes et des procédures banalisées dans la vie quotidienne. L’indifférence « est crée par la conjonction de la recherche d’efficacité, de la technicité, du primat de la rationalité instrumentale et de la normalité du travail quotidien » analyse Béatrice Hibou. Les expulsions de sans papiers passent par des objectifs chiffrés pour détruire toute dimension humaine. Des normes et des procédures dépersonnalisées permettent une mise à distance et favorise une homogénéité des comportements. « Quand l’efficacité est définie par des objectifs quantifiés, les résultats ne correspondent plus aussi clairement à ce qui fait sens au sein de l’activité » souligne Béatrice Hibou. La logique de rentabilité et de performance éradique toute dimension qualitative.
Avec la bureaucratie néolibérale, le pouvoir semble plus difficile à identifier. La responsabilité individuelle est mise en avant. « Le passage de l’autorité externe à l’autorité interne, de la responsabilité collective à la responsabilité individuelle, de la discipline à l’autodiscipline a émergé au milieu du XXème siècle », précise Béatrice Hibou. Michel Foucault souligne que les individus doivent devenir entrepreneurs de leur propre vie. L’indifférence semble liée à la normalisation et au conformisme qui s’étend sur tous les aspects de la vie. « Les mécanismes de conformité se propagent de l’ordre technologique à l’ordre social ; ils gouvernent la performance non seulement dans les usines et les ateliers, mais aussi dans les bureaux, les écoles, les assemblées et, finalement, dans le monde de la détente et du divertissement » rappelle Marcuse. L’horreur marchande paraît désormais raisonnable et confortable.
La gestion de la pauvreté révèle ce processus de mise à distance. Les inégalités sociales sont occultées pour privilégier l’évaluation de la performance des institutions sociales. Les pauvres sont incités à se prendre en main. L’éloignement par la mise en chiffre permet de dépolitiser la question de la pauvreté.
Lutter contre la bureaucratisation de tous les aspects de la vie
Claude Lefort décrit la bureaucratie comme un « cadre qui déborde le noyau actif des bureaucrates ». Les dominés eux-mêmes participent à ce processus. La bureaucratie se construit dans la vie quotidienne, par des pratiques et des processus, dans les relations sociales et les rapports de pouvoir.
« Appréhender l’ambivalence et l’inachèvement de la bureaucratie néolibérale nécessite cependant de la considérer comme une expérience subjective et sociale, sans cesse en mouvement, évolutive donc, et souvent insaisissable », précise Béatrice Hibou. Les consultants, les experts et surtout les managers pullulent et diffusent les normes bureaucratiques. Des savoir-faire et surtout des savoir-être doivent être appropriés par des salariés pour se valoriser dans les relations de pouvoir. La bureaucratie apparaît comme une technique de soi revendiquée au nom du prestige social. Mais la bureaucratie est également acceptée par les salariés car les procédures à suivre permettent de ne pas assumer de responsabilités et favorisent un rapport au travail plus distancé. Les formalités deviennent rassurantes. Mais ses « demandes » de bureaucratie révèlent surtout l’imprégnation de l’idéologie néolibérale. Michel Foucault estime que le pouvoir construit une véritable subjectivité néolibérale de l’individu entrepreneur de lui-même. Les salariés participent involontairement à une routine bureaucratique. Mais les opposants au néolibéralisme participent également à cette bureaucratisation. Les syndicats sont eux-mêmes des bureaucraties qui collaborent au management des entreprises. La critique de la bureaucratisation mobilise elle-même la raison bureaucratique. Cette critique se développe au nom de l’efficacité, de la neutralité ou de la rationalité. Les mouvements sociaux revendiquent également de nouvelles règles et de nouvelles normes. Mais la bureaucratie néolibérale ne correspond pas à une intentionnalité définie. Ce phénomène s’inscrit au croisement de diverses logiques d’actions et d’intérêts pluriels. « Si les normes, les règles, les procédures s’imposent, c’est parce que beaucoup d’acteurs s’y réfèrent sans en avoir la même compréhension, en leur donnant même des significations très différentes, et en se fondant sur différentes normes », explique Béatrice Hibou.
Mais cette bureaucratie n’est pas toujours vécue comme une oppression. Les trajectoires individuelles, les sociabilités, les rapports de force expliquent les différences de ressentis. Les normes « ne prennent sens que dans leur exercice concret, dans l’expérience individuelle », souligne Béatrice Hibou. Les individus conservent une marge de manœuvre et une part d’autonomie. Les conflits et les rapports de force peuvent également permettre d’attaquer la bureaucratie néolibérale. « Ces résistances et contre-conduites définissent des luttes, des conflits et des compromis sociaux et font de la bureaucratisation néolibérale un haut lieu d’énonciation du politique », décrit Béatrice Hibou. Les résistances peuvent être collectives mais se révèlent surtout individuelles. Le mouvement des désobéissants mais surtout les révoltes des « Indignés » à travers le monde, les luttes en Grèce, en Espagne ou au Québec expriment une opposition à l’austérité mais aussi à la bureaucratisation néolibérale.
Les analyses de Béatrice Hibou permettent d’insister sur les nouvelles formes de domination. L’intériorisation des normes et des contraintes passe par le règne de la logique quantitative. Face à ce constat, le retour à un capitalisme fordiste avec son Etat social et son respect des métiers semble illusoire. Les situationnistes critiquent cette société fordiste dans laquelle la certitude de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui. Loin des chimères social-démocrates de la gauche de gauche, un nouvel imaginaire subversif doit émerger. Cette démarche ne peut s’inscrire qu’en rupture avec l’Etat et le capitalisme qui fondent l’ordre existant. Les avant-gardes artistiques distillent des éléments pour combattre l’oppression bureaucratique et la logique quantitative. Contre les normes et les contraintes, de nouvelles possibilités d’existence peuvent s’inventer. Une politique de la liberté, du désir doit permettre de libérer la créativité et le plaisir.
Source: Béatrice Hibou, La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, La Découverte, 2012
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Pour aller plus loin :
Irène Pereira, "L'éternel retour de la bureaucratisation", publié sur le site nonfiction.fr le 8 octobre 2012
Recension du livre par Boris Buu-Sao, mis en ligne le 30 octobre 2012 sur le site Liens socio
"Béatrice Hibou: Quelle bureaucratisation ?", émission La suite des idées sur France Culture du 6 octobre 2012
Arnaud saint-Martin, "Le quotidien bureaucratique néolibéral", L'Humanité le 26 novembre 2012