Le syndicalisme dans le commerce

Publié le 8 Mai 2025

Le syndicalisme dans le commerce
La faiblesse du syndicalisme ne repose pas uniquement sur une bureaucratie réformiste. Le syndicalisme dans le secteur du commerce et des services demeure particulièrement faible. Ensuite, le repli sur le syndicalisme d'entreprise et les instances de dialogue sociale contribuent à désamorcer la conflictualité sociale. Cependant, des grèves nourrissent la conscience de la force de l'action collective. 

 

 

Le syndicalisme de lutte s’appuie sur la grève comme levier d’émancipation des travailleurs. Même si la plupart des syndicats continuent de considérer la grève comme un archaïsme. Néanmoins, la société française reste secouée par d’importants mouvements sociaux de 1995 à 2023 dans lesquels les syndicats jouent un rôle majeur. Même si la révolte des Gilets jaunes et de nouvelles formes de lutte émergent en dehors des syndicats.

Le mouvement de 2023 repose sur la coalition de l’ensemble des syndicats et sur le soutien massif de la population. Ce qui débouche vers d’importantes manifestations. En revanche, les syndicats se révèlent incapables de favoriser une généralisation de la grève. Ce sont les secteurs du public et les vieux bastions syndicaux qui restent mobilisés. Les réseaux militants et les traditions de lutte y semblent plus solidement ancrés. La mobilisation contribue à une intensification des luttes et des grèves dans certaines entreprises.

Cependant, l’action des salariés se limite à des courts débrayages et à la participation aux manifestations. Si la conflictualité sociale perdure dans les entreprises, la grève reste peu pratiquée par les fractions précaires du salariat. Dans la plupart des entreprises, les noyaux syndicaux restent trop limités pour impulser des grèves. Les salariés doivent alors s’appuyer sur les militants en dehors de l’entreprise.

 

Le salariat des services reste morcelé en une multitude d’unités de travail. Le syndicalisme et la structuration de la CGT ne permettent pas aux salariés de s’organiser. Ensuite, le profil des militants se renouvelle dans un contexte de dépolitisation de l’engagement syndical. Même à la CGT qui reste historiquement liée aux réseaux militants du Parti communiste. Les luttes syndicales dans les entreprises étaient considérées comme un outil indispensable à la conscientisation des masses.

Baptiste Giraud mène une enquête à partir de l’Union syndicale Commerce et services de la CGT à Paris en 2005 et 2006. Parmi les 4500 adhérents, la plupart sont isolés dans leur entreprise. Les autres sont regroupés autour de 200 « bases militantes » avec des syndicats ou des sections syndicales affiliés à la fédération. Trois permanents sont chargés de l’animation de l’Union syndicale.

Beaucoup de délégués syndicaux ont reçu le syndicalisme en « héritage ». Ils ont grandi dans des familles de militants syndicaux très actifs ou ont fait leurs premières armes à l’université. Ils connaissent les pratiques de la lutte syndicale avant leur entrée sur le marché du travail. D’autres militants ont été initiés à la lutte syndicale au sein d’une base militante combative dans les grands magasins ou l’hôtellerie. Baptiste Giraud observe les mutations du syndicalisme de lutte dans le livre Réapprendre à faire grève.

 

Le syndicalisme de lutte reste attaché à la « double besogne » : la défense des intérêts immédiats des salariés s’accompagne d’une perspective de dépassement de la société marchande. Néanmoins, malgré les postures de congrès, une diversité de pratiques traverse la CGT. Les délégués syndicaux signent beaucoup d’accords d’entreprise et la grève n’est pas une pratique répandue.

Les formations syndicales occupent une place importante dans l’activité des permanents. Cependant, peu de formations évoquent l’enjeu de la syndicalisation ni les techniques de l’action collective. Les formations sont centrées sur l’exercice de mandats de représentants et la pratique de la négociation. L’histoire du mouvement ouvrier et des luttes sociales n’est même pas évoquée. La CGT considère que seule l’expérience de la lutte permet d’apprendre l’organisation de l’action collective.

 

 

                                  Réapprendre à faire grève, de Baptiste Giraud

 

 

Stratégies syndicales

 

Le syndicat apparaît surtout comme un espace d’accès aux connaissances juridiques nécessaires pour faire valoir les droits des salariés auprès de l’employeur et lui en imposer le respect. Malgré une conflictualité avec les directions, ce syndicalisme se tient à distance d’une dimension collective. Des délégués syndicaux combatifs se limitent à vouloir faire appliquer le droit du travail dans leur établissement. En revanche, ils rejettent la grève et l’action revendicative.

Ensuite, des délégués syndicaux pensent pouvoir convaincre leur patron à travers des arguments sérieux. Cependant, ils ne tentent pas de s’appuyer sur les salariés et sur leur mobilisation. De nombreux délégués fustigent « l’individualisme » de leurs collègues pour mieux justifier leur propre apathie militante. En revanche, les permanents syndicaux incitent les militants à être plus visibles auprès de leurs collègues avec des distributions de tracts et des tournées de bureaux.

Les délégués syndicaux déterminés à lancer une grève se trouvent confrontés à beaucoup d’incertitudes. La direction les décourage évidemment. Les syndicalistes redoutent que le mouvement soit peu suivi. Surtout, ils ne maîtrisent pas l’organisation de la grève pour permettre d’arracher des améliorations de salaires et de conditions de travail. Les permanents jouent un rôle important pour encourager et conseiller les syndicalistes dans le mouvement de grève.

 

Des permanents de la CGT gèrent des dossiers prud’hommes et se focalisent sur l’aide individuelle. Par ailleurs, ils tentent de préserver les sections syndicales. La précarité des emplois occupés débouche également vers un important turn-over parmi les syndiqués. Les permanents ne connaissent pas un grand nombre de militants. Ensuite, des grosses sections d’entreprise agissent en dehors de l’Union syndicale. Ces organisations privilégient des stratégies institutionnelles de dialogue avec la direction sans tenter de mobiliser les salariés.

Cependant, les permanents de l’Union syndicale poussent rarement à la grève. Ils insistent au contraire sur les risques de cette pratique de lutte. Ils ne cessent également d’invoquer le travail préalable de préparation et de mobilisation comme condition nécessaire pour ne pas compromettre l’efficacité de l’appel à la grève. Les permanents ne cessent de redouter la faiblesse du rapport de force interne à l’entreprise. Les permanents considèrent que la grève doit avant tout permettre le développement de leurs syndicats.

Les débrayages permettent des courts arrêts de travail mais qui peuvent devenir efficaces quand ils surgissent dans une période de forte activité. Ces grèves permettent de contester la réorganisation de services ou de responsables hiérarchiques autoritaires. En revanche, les délégués syndicaux estiment que la question salariale suppose d’organiser l’action à l’échelle du groupe. La grève permet également aux salariés de discuter et de prendre conscience de leur force collective.

 

 

    Des manifestants portant des gilets syndicaux et des drapeaux de la CGT participent à une marche aux flambeaux pour dénoncer les conditions de travail des employés pendant les Jeux olympiques de Paris 2024, sur la place de l’Opéra, à Paris, le 15 avril 2024.

 

 

Fragmentation des luttes

                          

Le syndicalisme révolutionnaire s’est historiquement construit autour de l’objectif de créer les conditions de la grève générale. Les stratégies impulsées par la CGT visent à la convergence des luttes des travailleurs autour de la défense de leurs intérêts de classe. Le syndicalisme français conserve une capacité à mobiliser les salariés à l’échelle nationale. Cependant, ces mobilisations syndicales restent portées par les fractions les plus stables et protégées de salariés qualifiés. La mobilisation du secteur privé et des services semble plus difficile. Cependant, un mouvement interprofessionnel permet de s’engager dans des actions de grève qui dépassent le seul périmètre de l’entreprise.

Les réseaux militants de la CGT sont historiquement liés au Parti communiste. Ensuite, les Bourses du travail et les Unions locales s’imposent comme des espaces centraux dans l’organisation de l’action des militants d’entreprise. Ce qui permet de tisser des liens de solidarité et des pratiques revendicatives qui dépassent le seul cadre de leur entreprise. Cependant, cette dynamique recule avec la dépolitisation des réseaux militants de la CGT et l’institutionnalisation de leur activité de représentant syndical de leur entreprise.

Les militants de la CGT adhèrent dans la volonté première de faire valoir leurs droits face à l’arbitraire patronal. Mais ils restent moins sensibles aux mobilisations interprofessionnelles jugées plus « politiques » voire « insurrectionnelles ». Beaucoup se sentent dépourvus des compétences pour s’emparer d’enjeux et de débats éloignés des revendications dans leur entreprise. Le syndicalisme d’entreprise accentue cette dépolitisation du sens de l’engagement syndical  et le morcellement des collectifs militants des organisations.

 

Les délégués syndicaux sont absorbés par leur mandat de représentants du personnel. Ils doivent faire respecter le droit syndical, répondre aux sollicitations de leurs collègues et participer aux instances de dialogue social. Surtout, les syndicalistes considèrent que c’est avant tout à l’échelle de leur entreprise que peuvent s’obtenir des compromis. Le morcellement des entreprises et des conventions collectives favorise cette tendance à la fragmentation des luttes syndicales.

L’Union syndicale du commerce, et son local à la Bourse du travail, permet de créer une sociabilité. Les délégués d’entreprise s’aperçoivent que les pratiques managériales et les problèmes sont similaires. La logique capitaliste se dessine davantage. Les manifestations permettent également de renforcer le sentiment d’appartenance à un collectif militant.

Cependant, les permanents de la CGT ne parviennent pas à maintenir un contact régulier avec une grande partie des syndiqués et à les intégrer dans les espaces de sociabilité militante. Les instances de l’Union locale restent dominées par des militants plus politisés mais aussi davantage issus du secteur public. Les salariés du privé estiment que les sujets abordés restent éloignés de leur quotidien de travail.

 

 

       17 octobre 2019 : rassemblement des femmes de chambres de l'Ibis Batignolles devant le siège du groupe Accor.  ©Maxppp - Vicent Isore - IP3 Press

 

 

Grèves et luttes sociales

 

Des grèves spontanées éclatent face aux contraintes managériales et au « despotisme patronal ». Les femmes de chambre de l’hôtel de luxe Nuidor se mobilisent car la nouvelle direction veut les obliger à nettoyer une chambre de plus, quatorze au lieu de treize. La grève des salariés de l’entrepôt de l’entreprise Chaussure se déclare à l’occasion des négociations salariales annuelles. Cependant, la direction paternaliste est remplacée par un management répressif qui multiplie les sanctions disciplinaires et financières.

La grève à Pizza Rapido éclate contre la mise sous franchise du magasin qui débouche vers des licenciements. Le mépris de la nouvelle direction précipite la décision de la grève. Les syndicats jouent un rôle important dans l’impulsion de ces mouvements de grève. La présence de syndicalistes favorise une entrée collective du groupe dans l’action.

La grève devient un moment de politisation. Les revendications portées par la CGT et le collectif Stop Précarité permettent de généraliser les problèmes perçus avec certains managers. La revendication d’une augmentation de salaire permet de pointer l’exploitation capitaliste. Ensuite, les conflits sur les piquets de grève permettent d’aiguiser la conscience de classe des salariés. Les grévistes doivent argumenter sur les raisons de leur lutte face aux clients qui veulent consommer. La confrontation avec la direction renforce également les salariés dans leur détermination.

 

Néanmoins, la grève ne s’étend pas à l’ensemble de l’entreprise. Seule la catégorie de salariés la plus précaire arrête le travail. Ensuite, les grévistes ne sont pas toujours présents sur les piquets. Ce qui favorise la délégation et ne permet pas de construire une conscience collective. Au contraire, le syndicat considère que la grève doit permettre aux salariés de renforcer leurs capacités à s’organiser de manière collective et autonome face à leur employeur.

L’Union syndicale ne parvient pas à mobiliser un large soutien pour ces grèves. Les permanents du secteur public méprisent ouvertement ces grèves d’une dizaine de salariés. Même l’Union Locale soutient faiblement les grèves qui sont considérées comme chapeautées par le syndicat du commerce. La CGT se compose de diverses structures qui semblent davantage rivales que solidaires dans la lutte. Pourtant, le secteur du commerce représente un part importante du marché du travail parisien. L’enjeu de l’implantation syndicale dans le privé reste également déterminant. Même si les revendications ne sont pas satisfaites, ces grèves permettent d’affirmer la dignité des salariés et de tenir tête au pouvoir patronal.

 

     

grève Geodis Gennevilliers logistique distribution

 

 

Limites du syndicalisme

 

Le livre de Baptiste Giraud propose une enquête précieuse sur le syndicalisme de base. Il se penche sur un secteur important et décisif dans le capitalisme au XXIe siècle. Le commerce et les services, en nombre d’emplois et en chiffre d’affaires, semble particulièrement puissant. Les débats sociologiques récurrents sur la réalité de la classe ouvrière et du précariat ne se sont même pas évoqués tant l’évidence du terrain suffit à les balayer. Pourtant, le secteur du commerce et des services apparaît comme un gigantesque désert syndical. Même dans la région parisienne.

Le livre de Baptiste Giraud permet de comprendre les difficultés de l’implantation du syndicalisme. La fragmentation du salariat avec différents statuts et le morcellement des unités de production ne correspond plus au modèle de l’usine comme espace de concentration ouvrière et de conscience de classe. Ensuite, la précarité et le turn-over rendent difficile l’implantation d’équipes syndicales sur le long terme. Par ailleurs, la CGT préfère se recroqueviller sur ses bastions traditionnels de la fonction publique. Le salariat stable favorise une meilleure implantation et représente le gros des troupes des manifestations interprofessionnelles.

Le déclin de la CGT et sa faible implantation dans le secteur du commerce peuvent également s’expliquer par sa structuration. Le livre de Baptiste Giraud peut permettre d’affiner la critique de la bureaucratie. Cette notion ne se réduit pas à la direction nationale et aux déclarations de Sophie Binet. La bureaucratie s’observe également à la base. La multiplication de structures entre Unions départementales, Unions locales, Unions syndicales composent diverses strates et appareils qui peuvent parfois devenir rivaux. Difficile pour le simple adhérent de comprendre vers qui se tourner.

 

Le livre de Baptiste Giraud insiste sur l’importance de la grève. Cette pratique de lutte demeure centrale dans la stratégie syndicale. Même les différents courants révolutionnaires reposent sur une forme de généralisation de la grève comme principale béquille stratégique. Baptiste Giraud montre les difficultés pour impulser des grèves à partir d’observation de cas particulier. La grève active avec piquet doit primer sur le simple arrêt de travail. C’est cette méthode qui permet l’implication des salariés pour construire un rapport de force avec le patronat.

Cependant, la grève active demeure marginale. Quand les salariés arrêtent le travail, ils ne veulent pas forcément passer leurs journées au cœur de la lutte. Les syndicats ne parviennent pas à créer une dynamique collective. Pourtant, les piquets de grève et les discussions restent un puissant moteur de conscience de classe. Des grèves locales victorieuses et dynamiques peuvent inciter les salariés à s’impliquer dans d’autres conflits sociaux et dans des mouvements interprofessionnels.

 

Source : Baptiste Giraud, Réapprendre à faire grève. La lutte syndicale à l’ère du précariat, Presses universitaires de France, 2024

 

Articles liés :

Le syndicalisme dans les entreprises

Les syndicalistes cheminots

Syndicalisme et bureaucratisation des luttes

Le syndicalisme contestataire de Solidaires

 

Pour aller plus loin :

Vidéo : « La démocratie sociale a besoin de syndicats dotés de permanents pour organiser les salariés », diffusée sur le site de la revue Regards le 11 septembre 2024

Vidéo : L'entretien de la Vie Ouvrière : Baptiste Giraud, Réapprendre à faire grève, diffusée sur le site de La Vie Ouvrière https://nvo.fr/lentretien-de-la-vie-ouvriere-reapprendre-a-faire-greve-avec-baptiste-giraud/ le 9 décembre 2024

Vidéo : Baptiste Giraud, « Réapprendre à faire grève, les luttes syndicales à l'ère du précariat », diffusée par Espaces Marx Aquitaine- le janvier 2025

Vidéo : Episode 4 - Repolitiser l'enjeu du rapport salarial - Entretien avec Baptiste Giraud, diffusée par la Fondation Gabriel Péri le 6 décembre 2023

Vidéo : Colloque syndicalisme – « Nouvelles pratiques de lutte et renouvellement du syndicalisme », diffusée sur le site de l'Institut La Boétie le 8 février 2025

Radio : Réapprendre à faire grève, diffusée sur le site de l'Organisation communiste libertaire le 25 février 2025

 

Guillaume Bernard, « Le syndicat reste l’un des rares espaces qui permet l’organisation des classes populaires », entretien avec Baptiste Giraud, publié sur le site Rapports de force le 30 septembre 2024

Agathe Ranc, Baptiste Giraud : « Le réapprentissage de la grève passe par un travail de transmission, de socialisation », publié sur le site du magazine Le Nouvel Obs le 31 janvier 2025

Etienne Pénissat, Sortir de la mythologie, organiser stratégiquement la grève, publié sur le site Contretemps le 27 décembre 2024

Danielle Tartakowsky, Luttes ouvrières, publié dans la revue en ligne En attendant Nadeau le 11 octobre 2024

Nicolas (UCL Caen), Lire Baptiste Giraud : Réapprendre à faire grève, publié dans le journal Alternative libertaire n°357 de février 2025

Éric M, Réapprendre à faire grève, de Baptiste Giraud, publié dans Hebdo L’Anticapitaliste n°724 du 10 octobre 2024

Articles de Baptiste Giraud publiés dans La Vie des idées

Articles de Baptiste Giraud publiés dans la Nouvelle Revue du Travail

Articles de Baptiste Giraud publiés dans le portail Cairn

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article