L'exploitation capitaliste au XXIe siècle
Publié le 15 Mai 2025
Les grèves des femmes de chambres démontrent l’actualité et l’importance de la lutte des classes. L’exploitation repose sur une appropriation du travail mais aussi sur un rapport de pouvoir. Si la transaction entre la travailleuse et son employeur est libre, la hiérarchie se traduit par des ordres et des règlements. L’employé est libre de changer d’emploi.
Ensuite, un rapport de pouvoir repose sur la propriété. Ceux qui possèdent des ressources utiles peuvent priver autrui de l’accès à ces ressources et utiliser ce levier pour parvenir à leurs fins. Ceux qui n’en possèdent pas n’ont pas d’autre choix que de se plier à leurs conditions, et en particulier de soumettre leur force de travail.
Pour analyser l’exploitation et le capitalisme, la philosophie doit s’appuyer sur l’économie. Les penseurs marxistes, mais aussi les post-keynésiens et les néolibéraux doivent être discutés. L’histoire des débats sur le capitalisme découle du dialogue entre ces différentes traditions. Le philosophe Ulysse Lojkine propose de déchiffrer les mécanismes de l’exploitation dans le livre Le fil invisible du capital.
Karl Marx compare le salariat et le servage. Une classe s’approprie « le labeur, le bien et le temps » d’une autre. Même si ce n’est plus à travers le fouet et la violence. Ce phénomène persiste dans la transaction contractuelle entre employeurs et travailleurs réputés libres. L’exploitation apparaît comme un surtravail avec l’appropriation par les uns du travail fournit par les autres.
Ces catégories transversales s’appliquent à toutes les sociétés de classe. L’évaluation du temps de travail reste un conflit entre salariés et patrons. Le temps de trajet peut être comptabilisé parmi le temps de travail. Les féministes élargissent la notion d’exploitation au travail domestique. Une nouvelle journée de travail commence avec les tâches ménagères.
Pouvoir capitaliste
Les contraintes du travail s’imposent sur le temps avec les congés, les horaires, les pauses. Ensuite, les corps subissent la fatigue et l’usure. Le travail impacte également la personne avec la demande d’investissement, de concentration ou d’émotion. Dans le salariat, les consignes viennent de l’employeur. Mais au quotidien, ce n’est pas directement du propriétaire des moyens de production que les travailleurs prennent leurs ordres. Une hiérarchie s’impose avec des cadres, des managers et des subordonnés.
Dans les grandes organisations, le pouvoir ne passe pas uniquement par des ordres directs mais aussi par des règlements. L’organisation du travail, dans ses dimensions techniques et sociales, impose également une hiérarchie. Le système taylorien permet au patron d’observer et de chronométrer ses ouvriers pour évaluer leur savoir-faire. Cette logique taylorienne s’étend au-delà des usines pour se répandre dans le secteur des services. Les nouvelles technologies multiplient les possibilités de contrôle et de surveillance.
En régime capitaliste, le prolétaire n’est pas obligatoirement et explicitement obligé de travailler. Pourtant, il n’a pas vraiment le choix. Le travailleur peut apparaître comme un otage qui doit fournir sa force de travail comme rançon aux possédants. Karl Marx distingue un pouvoir féodal personnel et un pouvoir capitaliste impersonnel.
Le rapport capitaliste, en tant que rapport de contrainte, « ne repose pas sur des rapports de domination et de dépendance personnelle mais résulte simplement de fonctionnements économiques divers », précise Marx. Les prolétaires sont contraints de travailler pour la classe capitaliste qui possède les usines. La principale contrainte du travail demeure la dépendance au salaire. La propriété inégale des moyens de subsistance ou de production suffit à contraindre le travailleur de se tenir à la merci du pouvoir du capital.
Échelles de l’exploitation
Les rapports d’exploitation se complexifient et s’étendent à différentes échelles. Certaines activités sont externalisées à des firmes qui se trouvent en position dominée à l’intérieur de l’unité de production. Le travail peu qualifié semble particulièrement externalisé avec les femmes de ménages, gardiens, concierges, hôtesses d’accueil. La sous-traitance est devenue courante dans l’industrie, mais aussi dans le bâtiment et d’autres secteurs. Des formes juridiques spécifiques se développent comme l’intérim, le travail détaché ou la franchise. Le salariat déguisé émerge avec l’ubérisation et les plateformes numériques.
L’actionnariat apparaît comme une nouvelle strate des les rapports d’exploitation. Le propriétaire de l’action est propriétaire des moyens de production et devient l’employeur en dernier ressort des salariés. L’actionnariat apparaît donc comme une forme d’exploitation directe avec un rapport hiérarchique univoque entre actionnaires et salariés.
En revanche, le financement par crédit répond à une logique différente puisque le créancier n’est pas propriétaire des moyens de production. Mais l’endettement des entreprises peut durcir les rapports d’exploitation. France Télécom doit restructurer l’entreprise pour payer ses dettes. Les salariés sont alors humiliés et déstabilisés pour les pousser vers la démission. Les rapports de crédit affectent donc le rapport salarial, y compris de manière indirecte.
Des formes d’exploitation non salariée deviennent encore plus importantes. Le crédit aux ménages, en particulier le crédit immobilier et à la consommation débouchent vers une subordination. Ensuite, la rente locative versée au propriétaire du logement devient importante. Pour beaucoup de personnes, la location d’un logement représente un tiers du salaire. Dans le capitalisme coexistent plusieurs modes d’appropriation de survaleur indépendants les uns des autres.
Mécanismes de l’égalité
Plusieurs mécanismes s’opposent à la logique de l’exploitation. La planification est illustrée par l’économie de guerre en 1914. L’État fixe des objectifs à atteindre en un temps défini. Ensuite, tous les leviers de l’État sont mobilisés pour atteindre ses objectifs, y compris le pouvoir de coercition. Les socialismes d’État comme l’URSS imposent une planification intégrale, d’ailleurs inspirée de l’économie de guerre allemande. Cependant, la logique de planification semble largement répandue au sein même de l’histoire du capitalisme. Le Commissariat général au Plan est créé en France en 1946 et joue un rôle central durant l’ère fordiste.
Des politiques de planification sectorielle publiques, privées ou mixtes s’observent dans la plupart des économies capitalistes. Le programme Apollo est lancé par Kennedy en 1961 pour envoyer un homme sur la lune. Le plan Messmer prévoit la construction de dizaines de centrales nucléaires par EDF en 1974. Au XXIe siècle, le développement de l’économie en Chine repose sur le contrôle de l’État sur le secteur privé. Le pouvoir impose des objectifs fixés, comme l’augmentation de l’efficacité énergétique de la production. La propriété des moyens de production et le marché perdurent mais restent subordonnés à la logique du plan d’État.
Cependant, la logique du plan transforme les rapports économiques capitalistes mais ne les remplace pas. La propriété par l’État des entreprises stratégiques ne supprime pas la propriété lucrative. L’exploitation perdure avec l’appropriation du travail d’autrui sous forme de revenu de la propriété. Ensuite, les capitalistes contrôlent toujours le processus de travail. Le capitalisme perdure comme système de coordination autoritaire et marchand couplé à un rapport d’appropriation et de pouvoir. Cornélius Castoriadis analyse l’URSS comme une société de classe avec des rapports d’exploitation dominés par la bureaucratie. Les dirigeants des entreprises nationalisées disposent d’un pouvoir arbitraire.
Les luttes collectives permettent le développement des droits sociaux. Le mouvement de 1936 ou la révolte de Mai 68 apparaissent comme une menace révolutionnaire. Malgré l’offensive néolibérale, la protection sociale et le droit du travail perdurent. Les droits sociaux permettent d’équilibrer le rapport de force entre salariés et patrons. Cependant, le rapport d’exploitation perdure.
Stratégies contre l’exploitation
Ulysse Lojkine permet d’insister sur l’importance centrale de l’exploitation. La gauche postmoderne s’attache à dévoiler la multiplication des oppressions. Cependant, le rapport d’exploitation et la violence du monde du travail semblent délaissés. La mouvance post-opéraïste, incarnée par Toni Negri, ainsi que son dérivé appelliste, visent également à minimiser l’importance des rapports d’exploitation. Il semble pourtant indispensable d’analyser les mécanismes du capitalisme. Ulysse Lojkine insiste pertinemment sur la centralité de l’exploitation pour comprendre la société marchande au XXIe siècle.
Le livre d’Ulysse Lojkine tente de s’appuyer sur des exemples concrets mais peut parfois dériver vers l’abstraction économique et philosophique. Il semble également important de s’appuyer sur des enquêtes ouvrières pour comprendre les mécanismes de l’exploitation. L’observation des techniques de management mais aussi des résistances des salariés se révèlent indispensables. La revue Socialisme ou Barbarie mais aussi le mouvement opéraïste insistent sur l’importance des luttes sociales comme moteurs de transformation du capitalisme.
Ulysse Lojkine évoque également l’importance des mouvements sociaux pour lutter contre la logique d’exploitation. La lutte des classes reste centrale pour équilibrer le rapport de force entre salariés et patrons. Néanmoins, il semble également indispensable d’ouvrir de nouveaux horizons pour inventer des utopies révolutionnaires. Si Ulysse Lojkine esquisse couragement des mécanismes de l’égalité, cet aspect du livre semble le plus faible. La critique de la valeur insiste sur l’importance de critiquer également les catégories du capital comme le travail, l’argent ou la valeur. Ulysse Lojkine élude ces aspects.
Ensuite, Ulysse Lojkine envisage une coordination de l’économie uniquement sous une forme centralisée. Son imaginaire semble figé dans le cadre de l’ordre existant. Pourtant, l’autonomie des luttes sociales débouche vers des formes d’auto-organisation. L’exemple des soviets, certes éphémères, permet d’envisager une coordination et une réorganisation de l’économie depuis la base. Même Marx propose une association libre des producteurs libres. Cette piste demeure incontournable pour renverser l’exploitation et les rapports de pouvoir.
Source : Ulysse Lojkine, Le fil invisible du capital. Déchiffrer les mécanismes de l’exploitation, La Découverte, 2025
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Vidéo : Ulysse Lojkine, "Le point négatif c'est pas la rémunération ou les condition, c'est la précarité", diffusé par RIP le podcast des étudiants le 2 novembre 2023
Vidéo : Ulysse Lojkine — Retraites : Classes sociales et espérance de vie — mvt 2023, diffusée par Dauphine mobilisée le 12 avril 2023
Radio : Configurations du capitalisme contemporain, diffusée sur France Culture le 24 avril 2025
Radio : Isabelle Garo, Guillaume Fondu et Ulysse Lojkine, Dans les profondeurs du capital [Podcast], diffusée sur le site Contretemps le 27 octobre 2024
Radio : Exploitation et valeur, diffusée sur le site Les armes de la critique le 19 avril 2022
Nidal Taibi, Qui exploite qui ? Décrypter le capitalisme avec le philosophe Ulysse Lojkine, publié sur le site du magazine Les Inrockuptiles le 9 mai 2025
Jonathan Fanara, « Le Fil invisible du capital » : Ulysse Lojkine explore les rapports économiques opaques du capitalisme, publié dans Le Mag du ciné le 9 avril 2025
Ulysse Lojkine, La portée politique de l’expérience prolétarienne. Apories de Socialisme ou Barbarie, publié sur le site Consecutio rerum le 12 juin 2024
Ulysse Lojkine, Définir l'exploitation, publié sur le site HAL thèses
Articles d'Ulysse Lojkine publiés sur le site Contretemps
Articles d'Ulysse Lojkine publiés sur le site Le Grand Continent
Articles d'Ulysse Lojkine publiés dans le portail Cairn