Le sectarisme maoïste

Publié le 20 Mars 2025

Le sectarisme maoïste
Le gauchisme et le maoïsme peuvent déboucher vers des dérives sectaires. Le reflux des luttes des années 1968 peut déboucher vers l'autocritique individuelle. Le purisme idéologique et l'exemplarité supposé du mode de vie priment sur les luttes collectives. 

 

 

Dans le bouillonnement des années 1968, de nouvelles formes de politisation se développent. Les dynamiques des luttes sociales favorisent les émancipations individuelles et collectives. En revanche, le dogmatisme idéologique peut également déboucher vers le culte des petits chefs gauchistes et même l’embrigadement sectaire.

La sociologue Julie Pagis se lance sur les traces d’un groupuscule maoïste dirigé par Fernando, un chef charismatique. Le groupe tente d’intervenir dans les usines et de soutenir les luttes des foyers de travailleurs immigrés. En 1976, dans un contexte de reflux des luttes, le groupe s’enferme dans un ancien couvent pour devenir une secte.

Julie Pagis enquête autour de son mystérieux chef pour tenter de comprendre les mécanismes de domination qui débouchent vers une dérive sectaire. Fernando aurait voyagé en Chine en pleine révolution maoïste. Il aurait également participé activement à la révolution portugaise de 1974. Surtout, Fernando prétend fonder une nouvelle avant-garde révolutionnaire. Julie Pagis revient sur cette trajectoire dans le livre Le prophète rouge.

 

 

       Le prophète rouge - Enquête sur la révolution, le charisme et la domination - 1

 

 

Reflux des luttes

 

Paul, jeune bourgeois diplômé, décrit sa rencontre avec Fernando au cours d’une réunion de « Prolétaire Ligne Rouge ». Établi comme soudeur depuis 2 ans, il semble désespérer de voir advenir une révolution. Les mots de Fernando correspondent à ce qu’il veut entendre. Cette rencontre permet de définir les caractéristiques du charisme, réservé exclusivement aux hommes. Fernando est âgé de quarante ans tandis que ses adeptes ne dépassent pas la trentaine. Il dispose de davantage d’expérience dans le monde du travail et dans le militantisme.

Fernando s’impose surtout à travers le verbe et la parole. Dans les interactions sociales, il s’attache à diffuser une « énergie émotionnelle » à ses interlocuteurs. Ensuite, Fernando s’appuie sur ses origines ouvrières. Il incarne le peuple face à des étudiants de milieu plus favorisé. Fernando prétend également avoir voyagé en Chine pour traduire les œuvres du président Mao. Le charisme peut ainsi s’appuyer sur des dispositions sociales.

 

Le mouvement de Mai 68 bouleverse l’ordre social et favorise les rencontres. Les étudiants ont également l’impression de faire l’Histoire. Cette ouverture des possibles fait naître de nouvelles aspirations à vouloir changer le monde. La politisation de Mai 68 se diffuse également à de nombreuses personnes qui ne participent pas au mouvement. Cette révolte dévoile les injustices sociales et certains étudiants s’établissent en usine pour côtoyer des ouvriers. Néanmoins, après le mouvement, l’effervescence révolutionnaire retombe. Les futurs adeptes sont confrontés à une impasse biographique au moment de leur rencontre avec Fernando.

En 1971, après un fort développement à partir de Mai 68, les groupuscules maoïstes commencent à s’effondrer. Fernando apporte une justification théorique et politique au mal-être de ses adeptes. Surtout, il propose à des jeunes militants de créer une nouvelle avant-garde révolutionnaire avec l’imaginaire des Gardes rouges. Leur socialisation familiale, scolaire ou religieuse alimente leurs dispositions volontaristes à la transformation de soi. « La rencontre avec Fernando fonctionna comme le catalyseur d’une conversion à un engagement total, en faisant le lien entre leur quête individuelle de sens et la transformation collective du monde », analyse Julie Pagis.

 

 

   Fête du Nouvel An 1974, organisée par le groupe de Fernando (à droite) à Clichy (Hauts-de-Seine).

 

 

Immersion ouvrière

 

Les membres du groupe partent découvrir les foyers de travailleurs immigrés. Cette population particulièrement exploitée reste délaissée par le Parti communiste. Les groupuscules gauchistes s’apparentent à des sectes car il se construisent contre l’Église incarnée par le PCF qui a trahi l’idéal communiste et s’est coupé du prolétariat à force de se bureaucratiser.

Ces « enquêtes » dans les foyers doivent faire l’objet d’une auto-critique. Fernando évoque lui-même ses propres limites pendant une grève de loyer dans un foyer de travailleurs. Le prophète se montre alors exemplaire dans la démarche de l’auto-critique. Mais la rhétorique marxiste-léniniste vise avant tout à juger les comportements d’étudiants qui ne parviennent pas à tisser de liens avec les immigrés.

Néanmoins, il semble difficile de créer des rencontres dans des foyers qui ne connaissent pas de mobilisation. « Dans tous ces bilans, la description par les auteurs de leur comportement au sein des foyers permet d’objectiver le degré d’avancement dans la conversion au rôle attendu de militant révolutionnaire », observe Julie Pagis. Ces autocritiques apparaissent comme un dispositif de réflexivité mais surtout d’autocontrôle et de conformité.

 

Les membres du groupe partent ensuite travailler en usine. Certains renoncent même à leur projet de thèse. Cependant, les préoccupations des jeunes ouvrières ne rejoint pas l’idéologie marxiste-léniniste ni son misérabilisme. Les discussions tournent surtout autour de la sexualité et des rencontres amoureuses. Ensuite, ces établis masquent leur passé et leur projet politique. Ce qui alimente leur inconfort.

En revanche, les grèves qui éclatent dans les usines redonnent une dynamique. Ces moments intenses permettent de vivre la lutte des classes de manière concrète. Ensuite, les nombreuses luttes ouvrières qui secouent cette période confirment la justesse de leur démarche et la prophétie révolutionnaire de Fernando. « Cet élan collectif produisit un effet de renforcement de leurs croyances et espoirs, et vint, ce faisant, renforcer l’autorité charismatique de Fernando », précise Julie Pagis.

 

 

                     

 

 

Repli sectaire

 

L’autocritique et les exclusions permettent de renforcer le groupe et surtout l’autorité charismatique du chef. Des personnes sont exclues pour des motifs politiques mais apparaissent avant tout comme celles qui sont le plus critiques à l’égard de Fernando. Le chef peut ainsi se débarrasser des contestataires pour ressouder le groupe autour de lui. Les militants qui ne sont pas exclus se sentent privilégiés de pouvoir rester dans le groupe.

L’installation en communauté dans un bâtiment doit permettre d’avancer sur le chemin de la conversion à la condition ouvrière. Ce qui suppose que les militants doivent renoncer à leurs manières d’être, d’agir et de penser. Les membres du groupe doivent abandonner leurs biens matériels, mais aussi l’ensemble des goûts et des pratiques de consommation jugés bourgeois. L’alimentation collective comprend des ragoûts et des crudités de saison, mais pas de viande ni de fromage. La littérature est abandonnée et la lecture se réduit aux journaux de propagande maoïste. La musique pop et le free jazz sont remplacés par les opéras chinois.

 

Les fleurs et même toute préoccupation esthétique sont reléguées dans le camp de la bourgeoisie. Les militantes doivent renoncer à tout attribut de féminité comme les chaussures à talon, le maquillage, les robes, les habits trop colorés ou trop ajustés. Cette logique sacrificielle débouche vers un renoncement à la liberté individuelle. La moindre sortie passe par une demande d’autorisation du groupe. Ce qui renforce un climat de surveillance générale et de délation.

Le charisme de Fernando s’appuie sur la culpabilisation et la quête d’exemplarité de la part des jeunes gauchistes. Mais ce charisme s’accompagne aussi d’une domination de genre avec des violences conjugales. La supposée transformation de soi repose sur des humiliations et sur une intériorisation de la violence. Le groupe repose sur un fonctionnement coercitif avec la sujétion matérielle avec la remise du salaire au chef, la privation de sommeil, l’absence d’intimité, la rupture avec les liens extérieurs, l’exercice récurrent de la critique et de l’auto-critique, mais aussi les pratiques de surveillance et de dénonciation réciproques.

 

 

          

 

 

 

Gauchisme et sectarisme

 

Le livre de Julie Pagis comporte de nombreuses qualités. Le récit autour du prophète maoïste repose un personnage sombre et mystérieux à la fois charismatique et fascinant. Mais Julie Pagis propose également une enquête historique à partir d’archives et de témoignages. Surtout, son livre permet d’analyser le phénomène charismatique en complétant les analyses de Max Weber sur la domination. Même si Julie Pagis reste vigilante à ne pas trop égratigner le gauchisme des années 1968 pour ne pas risquer de sombrer dans un discours réactionnaire à la mode. Cependant, son livre sur le sectarisme gauchiste permet de jetter un regard critique sur les groupuscules actuels.

Le marxisme-léninisme apparaît comme une idéologie qui se prête particulièrement à la dérive sectaire. Se percevoir comme une avant-garde et comme une élite intellectuelle qui va sauver le peuple peut rapidement sombrer dans le délire. Les chefs disposent alors d’une aura que leur confère leur rôle supposé. Surtout, ces groupuscules reposent sur une hiérarchie qui permet de récompenser et de sanctionner. Néanmoins, certains milieux anarchistes peuvent également reposer sur des hiérarchies informelles avec du copinage et des gratifications symboliques. Certains squats militants reposent sur des relations affinitaires et vivent en vase clos.

 

Ensuite, le récit de Julie Pagis fait évidemment songer au gauchisme postmoderne devenu à la mode. Se changer soi-même pour changer le monde reste une dérive qui menace le féminisme, l’écologie, le véganisme et même l’antiracisme. Le purisme militant prédomine dans la mouvance intersectionnelle. Les gauchistes s’appuient sur la culpabilisation de leurs « privilèges » et s’en remettent à des gourous actifs sur les réseaux sociaux. Aurore Koechlin propose un témoignage percutant sur son expérience dans les milieux intersectionnels.

Le risque de dérive sectaire surgit lorsque le purisme idéologique prime sur les pratiques de lutte. Les groupuscules nombrilistes se coupent du reste de la population, de leurs amis, de leurs collègues, de leurs voisins, pour vivre un entre-soi gauchiste. Ce sont les mouvements sociaux qui permettent de multiplier les rencontres et de sortir du milieu militant. Ce sont les luttes sociales avec des collègues ou des inconnus qui permettent de vivre des moments intenses et de créer des rapports de force contre les patrons et les institutions.

 

Source : Julie Pagis, Le prophète rouge. Enquête sur la révolution, le charisme et la domination, La Découverte, 2024

 

Articles liés :

La politisation de Mai 68

Le maoïsme de la Gauche Prolétarienne

Femmes et ouvrières en lutte

 

Pour aller plus loin :

Vidéo : Julie Pagis - Le prophète rouge : enquête sur la révolution, le charisme et la domination, diffusée sur le site de la Librairie Mollat le 8 octobre 2024

Vidéo : Julie Pagis, «Le prophète rouge». Entretien avec Mathilde Larrère, diffusée sur le site Au Poste le 2 septembre 2024

Vidéo : Un groupe maoïste dans l’après-Mai 68. Avec Julie Pagis, diffusée par La société Louise Michel le 14 octobre 2024

Vidéo : Le charisme : entre fascination et domination cachée, diffusée sur le site de France Culture le 29 août 2024

Vidéo : Manuel Cervera-Marzal, La domination charismatique en milieux militants, diffusée sur le site Hors-Série le 14 septembre 2024

Radio : Le prophète rouge. Enquête sur la révolution, le charisme et la domination avec la chercheuse Julie Pagis, diffusée sur le site Les Oreilles loin du Front le 7 novembre 2024

Radio : Sous l’emprise maoïste, avec Julie Pagis, diffusée sur le site Paroles d'histoire le 9 septembre 2024

Radio : Démystifier les prophètes, avec Julie Pagis, diffusée sur le site de France Culture le 24 septembre 2024

 

Jean-Marie Durand, “Le Prophète rouge” de Julie Pagis : un grand livre d’histoire sociale et politique sur la manipulation, publié sur le site du magazine Les Inrockuptibles le 30 août 2024

Robin Bouctot, Domination dans la révolution. Chef, oui chef, publié sur le site du magazine CQFD le 14 novembre 2024

Jean-Samuel Kriegk, « Le Prophète rouge » : du charisme toxique en milieu militant, publié sur le site Blast le 26 septembre 2024

Nicolas Framont, Pour en finir avec les “prophètes rouges” et la violence militante, publié sur le site Frustration Magazine le 27 septembre 2024

Philippe Artières, De l’art et des perversions du militantisme, publié sur le site En attendant Nadeau le 10 décembre 2024

Luis Teixeira, Julie Pagis : le consentement à l'autorité (Le Prophète rouge), publié sur le site Collateral le 2 octobre 2024

« Domination charismatique », publié sur le site du magazine L'Histoire le 17 septembre 2024

Stéphane Olivesi, Note de lecture publiée sur le site Lectures le 22 novembre 2024

Mallaury Bolanos, Note de lecture publiée sur le site de la revue Genre, sexualité & société le 14 janvier 2025

Hadrien Clouet, Note de lecture publiée dans le journal Le Monde diplomatique de décembre 2024

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