La philosophie juive allemande

Publié le 24 Mai 2019

Hannah Arendt (2013)

Hannah Arendt (2013)

L'exil et le génocide marque toute une génération philosophique juive allemande. Des intellectuels pensent la barbarie du monde marchand. Ces philosophes s'inscrivent dans une tradition critique et anticonformiste.
 

 

Les intellectuels juifs allemands doivent fuir le nazisme dans les années 1930. Cet exil explique la prééminence scientifique des universités américaines. Des intellectuels juifs allemands pensent leur condition d’exilé. La vie de bohème, le cosmopolitisme, la relation au monde sur le mode de l’exterritorialité alimentent la pensée critique.

 

Les intellectuels déracinés et marginaux échappent à de nombreuses contraintes institutionnelles, politiques ou culturelles. L’étranger porte un regard critique et anticonformiste qui échappe aux conventions et aux idées reçues. Enzo Traverso explore cette tradition intellectuelle dans le livre La pensée dispersée.

 

                      Traverso : La pensée dispersée, figures de l'exil juif

 

Bohème et révolution

 

La bohème artistique rejette les normes et les conventions bourgeoises. L’absence de travail fixe, la fréquentation des cafés et des cabarets, la vie nocturne, l’alcool et la liberté sexuelle caractérisent ce mode de vie marginal. La bohème exprime une tendance transgressive à travers « la liberté contre les interdits, le conformisme et le pouvoir, la débauche contre une morale répressive », décrit Enzo Traverso. La bohème émerge au XIXe siècle avec le développement de la société industrielle et de la domination bourgeoise. Si le dandy anglais manifeste un mépris aristocratique pour la plèbe, la bohème s’immerge dans les quartiers populaires des grandes villes. Elle forme une contre-société avec ses cafés, ses ateliers, ses salles de concerts, ses journaux et ses associations. Néanmoins, le bohème exprime son individualité et ne veut pas se noyer dans la foule.

 

Le poète libertaire Erich Mühsam estime que la bohème forme un modèle de vie, aux marges de la société capitaliste, qui préfigure la communauté humaine universelle du futur. La bohème s’oppose à l’esprit du capitalisme décrit par Max Weber, avec son éthique du travail. Elle affiche un mépris de l’argent, une morale anti-productiviste et anti-utilitaire. Elle se caractérise par une existence précaire, une dérision de la respectabilité bourgeoise, un culte de la liberté et un rejet de toute contrainte extérieure. Un style de vie anticonformiste et transgressif exprime un romantisme anticapitaliste. La bohème synthétise les deux figures de l’artiste maudit et du conspirateur politique.

 

La bohème rejette la famille et la nation. Elle attire les étrangers, les femmes et les minorités. Elle navigue entre l’intelligentsia et les bas-fonds. « Criminels, vagabonds, putains et artistes : voici la Bohème, qui montre la voie d’une culture nouvelle », assume Erich Müsham. La bohème est attirée par les criminels, les terroristes anarchistes, et par les barricades au moment des insurrections. La bohème parisienne participe activement à la révolution de 1848.

 

 

Karl Marx évoque la bohème politique des « conspirateurs de professions ». Il critique Blanqui qui cherche à renverser le gouvernement sans se soucier d’être compris et soutenu par l’ensemble des travailleurs. Au contraire, dans Le 18 brumaire, Marx valorise les blanquistes et les présente comme « les vrais chefs du parti prolétarien ». Mais il fustige les milieux littéraires qui incarnent « la haute-bohème bonapartiste et capitaliste » qui se rallie au nouveau pouvoir. Néanmoins, la Commune de 1871 reste associée à la bohème, à travers des figures comme Jules Vallès. Le jeune Marx fréquente la bohème parisienne lorsqu’il écrit ses fameux Manuscrits de 1844.

 

Walter Benjamin souligne, dans le sillage de Marx, la possibilité d’une dérive réactionnaire de la bohème. Le goût de la transgression peut alimenter l’antisémitisme puis le fascisme. Mais il observe dans le surréalisme une bohème qui débouche vers le socialisme et la révolution. « Tous les caractères typiques de la bohème – son exclusion de la production, sa marginalité sociale, son penchant pour l’érotisme et les drogues, ainsi que son anticonformisme politique – exercent une attraction profonde sur les surréalistes », décrit Enzo Traverso. Néanmoins, les surréalistes restent coupés des pratiques de lutte du mouvement ouvrier.

 

L’anarchisme reste le mouvement politique qui se rapproche le plus de la bohème. Son organisation décentralisée, son rejet de l’Etat et de l’autorité et son culte de la révolte tracent des affinités avec l’esprit de bohème. Mais Marx mène également une vie de bohème. Même si ce mode de vie découle davantage d’une nécessité que d’un choix.

 

                      

           

  

 

Ecole de Francfort

 

La correspondance entre Adorno et Benjamin s’inscrit dans le contexte de l’exil de Berlin en 1933. Ces intellectuels critiquent la culture de masse et la civilisation industrielle. Philosophie, critique littéraire, esthétique, marxisme, théologie, culture de masse forment une constellation intellectuelle judéo-allemande dont Berlin puis Francfort deviennent les capitales.

 

Le parcours de Walter Benjamin est marqué par l’antisémitisme. Il tente de se lancer dans une carrière universitaire, ce qui est alors impossible pour les juifs. Il devient critique littéraire. Mais, en 1933, il doit renoncer à toutes ses ambitions pour fuir l’Allemagne nazie. Il se réfugie en France. Il tente de quitter le pays en 1939 pour fuir le nouveau régime antisémite. Mais il est refoulé à la frontière espagnole et se suicide. « Son suicide ne fut pas une démission, ce fut autant un acte de désespoir que sa dernière protestation contre le fascisme, au moment où aucune alternative ne lui semblait possible », précise Enzo Traverso.

 

Theodor Adorno est influencé par les écrits sur l’art de Benjamin. Il en puise une critique de l’industrie culturelle qui insiste sur la marchandisation et l’uniformisation de l’art. Mais il délaisse la dimension émancipatrice de l’art de masse, pourtant soulignée par Benjamin. Cette lecture univoque révèle, chez Adorno, un conservatisme esthétique et un pessimisme culturel. Le philosophe identifie le jazz au sadomasochisme de l’écoute, à l’aliénation généralisée et à l’identification avec l’autorité. Benjamin valorise la politisation de l’art. Adorno s’enferme dans un romantisme conservateur résigné.

 

 

Benjamin articule communisme et théologie, matérialisme et messianisme. La révolution brise l’enchaînement de défaites et interrompt le cours de l’histoire. Au contraire, Adorno rejette la lutte des classes et la perspective révolutionnaire. Inversement, pour Benjamin, « le sujet de la connaissance historique est la classe combattante, la classe opprimée elle-même », selon la belle expression de Karl Korsch.

 

Adorno reste une figure incontournable de la philosophie. Il anime l’Ecole de Francfort avec Max Horkheimer. Ce foyer du marxisme critique regroupe des figures comme Walter Benjamin, Erich Fromm ou Herbert Marcuse. Ses chercheurs explorent les nouvelles formes de domination dans l’économie, la politique, la culture. Des études se penchent sur la structure du pouvoir nazi, l’idéologie du fascisme, l’autorité et la famille.

 

Adorno et Horkheimer écrivent Dialectique de la raison qui relie le nazisme au rationalisme occidental. Le progrès industriel et technique débouche vers la régression sociale et humaine. Adorno porte un regard sombre et mélancolique sur le monde. Mais, contrairement à Benjamin, il ne partage pas l’espoir d’une révolte rédemptrice des opprimés. Il dénonce un monde administré et « réifié » qui détruit les relations humaines et sociales à travers le conformisme de la marchandise. Selon Adorno, le risque n’est pas le retour du nazisme. En revanche, le fascisme perdure au sein même de la démocratie.

 

Adorno reste un conservateur politique. Il ne cesse de fustiger l’art moderne, les cultures populaires et la musique comme le jazz. La jeunesse contestataire des années 1968 s’approprie les écrits d’Adorno à travers sa critique du capitalisme et de l’autoritarisme des institutions. Mais Adorno dénonce des « fascistes rouges » et demande à la police d’évacuer son université occupée par les étudiants.

 

 

   

 

Hannah Arendt exilée

 

Hannah Arendt reste une philosophe incontournable pour penser le totalitarisme. Elle entretient une relation amoureuse avec le philosophe Martin Heidegger qui collabore avec le régime nazi. Hannah Arendt lui demande de s’expliquer mais il s’enfonce encore plus dans le national-socialisme. Elle quitte l’Allemagne en 1933. Hannah Arendt s’exile à New York. Elle se penche sur l’histoire du judaïsme et publie Les origines du totalitarisme.

 

En 1950, Hannah Arendt se réconcilie avec Heidegger et trouve des justifications à sa dérive nazie. Hannah Arendt tente de penser la démocratie et l’action collective. Heidegger se contente d’une critique de la modernité. Ce clivage s’illustre sur l’analyse des chambres à gaz. Pour Heidegger, ce ne sont que des avatars de la modernité technique. Pour Hannah Arendt, ces chambres à gaz illustrent l’aboutissement du totalitarisme comme régime destructeur du politique.

 

Dans sa correspondance avec Karl Jaspers, Hannah Arendt se pose comme juive face à l’Allemagne. Dans ses écrits publics, elle place Auschwitz au centre de sa réflexion, comme un événement historique à portée historique universelle. Jaspers étudie la « culpabilité allemande » après le régime nazi.

 

Hannah Arendt vit à New York. Elle valorise la dimension cosmopolite des Etats-Unis. Ce pays est regroupement de peuples et d’exilés sans véritable identité nationale. Mais Hannah Arendt critique l’Etat d’Israël qui repose sur la colonisation et non pas sur la coexistence avec le monde arabe environnant. Elle critique également la politique américaine. La période anti-communiste du maccarthysme lui fait songer à des méthodes totalitaires. Hannah Arendt critique également la guerre du Vietnam.

 

 

La correspondance avec l’écrivain Mary MacCarthy semble plus légère. Elles évoquent l’actualité politique et littéraire. Hannah Arendt incarne la souffrance et l’exil. Mary MacCarthy reste attachée à une vision cosmopolite du monde, mais à travers l’aventure ludique du tourisme intellectuel. Ce qui ne l’empêche pas de porter un regard lucide sur le monde. Mary MacCarthy voyage à Paris et décrit son petit milieu intellectuel, avec Jean-Paul Sartre. Elle ridiculise Raymond Aron et Jean Daniel. Mary MacCarthy devient la chroniqueuse du mouvement de Mai 68 pour l’hebdomadaire The New Yorker.

 

Hannah Arendt rencontre Heirich Blücher à Paris en 1936, dans les milieux de l’exil allemand. Ce communiste critique a participé à la révolution spartakiste de 1919. Il est proche de l’opposition anti-stalinienne du KPD en exil. Le couple s’installe à New York. Hannah Arendt refuse les positions dogmatiques et campistes dans le contexte de la guerre froide. « C’est cette irréductible indépendance d’esprit qui permit à Arendt d’échapper aux positions bétonnées de la guerre froide et de penser le politique comme un espace de liberté, à une époque où les intellectuels tendaient à revêtir des uniformes idéologiques », décrit Enzo Traverso.

 

Mais la philosophe s’enferme aussi dans la posture confortable de l’observatrice passive. Elle reste sceptique sur l’engagement de Günther Anders contre la bombe atomique. Dans son article sur le procès d’Eichmann, Hannah Arendt montre que les crimes les plus effroyables peuvent être commis par des gens ordinaires et médiocres. Des bureaucrates n’agissent pas par haine, mais par simple conformisme.

 

 

                  

 

 

Tradition critique

 

Enzo Traverso présente la belle tradition philosophique juive allemande à travers ses figures incontournables. Il replace la réflexion de ces auteurs dans leur contexte historique. Il présente bien leur trajectoire intellectuelle et politique. Marquée par l’exil et le fascisme, cette génération apparaît comme le pendant sombre et pessimiste du romantisme anticapitaliste étudié par Michaël Löwy.

 

Cette tradition juive allemande se démarque d’un marxisme orthodoxe. Elle ne se focalise pas sur les questions économiques et sociales. Il lui manque d’ailleurs une analyse critique de l’exploitation et du travail. Cette tradition juive allemande attaque la modernité marchande à travers sa dimension idéologique et culturelle. Elle puise sa source dans le jeune Marx avec la critique du fétichisme marchand et de l’aliénation. La logique capitaliste s’étend sur tous les domaines de la vie, y compris la culture et la vie quotidienne. Mais cette tradition philosophique emprunte surtout à Marx sa critique implacable, davantage que ses élans utopistes et sensualistes.

 

Ernst Bloch ou Herbert Marcuse semblent plus éloignés de cette tradition juive allemande issue de l’exil. Ils incarnent sa dimension joyeuse, créative et utopiste. Face à la barbarie marchande, ils opposent une révolution érotique et joyeuse. En revanche, tous ces auteurs dressent le même regard pessimiste sur la modernité marchande. Ils analysent l’approfondissement du désert existentiel et l’uniformisation des modes de vie.

 

 

Ce regard pessimiste devient à la fois leur force et leur faiblesse. Face à la vision souvent idéaliste et naïve de la gauche, cette philosophie juive allemande s’attache à organiser le pessimisme. Elle permet de pointer les illusions des partis sociaux-démocrates et du réformisme. Le monde capitaliste ne peut pas être aménagé ou amélioré. La société marchande conduit inéluctablement l’humanité à sa perte. Le capitalisme débouche sur le fascisme, la guerre et les génocides. Ces intellectuels juifs allemands adoptent également une position politique lucide pendant la guerre froide. L’URSS et le capitalisme occidental ne sont que les deux faces de la même pièce. Ce sont deux formes de barbarie. Il n’y a pas à choisir entre un des deux camps. Même Hannah Arendt, pourtant associée à l’antitotalitarisme libéral, refuse choisir son camp. Elle apprécie la liberté d’expression de la société américaine, mais elle ne cesse de critiquer sa dimension marchande et conformiste.

 

Le pessimisme renvoie à une forme de lucidité critique, mais il peut aussi déboucher vers la résignation politique. Adorno ou Arendt incarnent cette posture attentiste. Le pauvre Adorno se recroqueville dans un conservatisme rance. Hannah Arendt reste influencée par la tradition luxemburgiste qui reste sa principale source politique pour comprendre le totalitarisme. Mais elle emprunte davantage la critique de l’autoritarisme que la spontanéité révolutionnaire. Même un Walter Benjamin, pétri de messianisme, semble attendre la révolution et le surgissement du prolétariat rédempteur. Cette tradition juive allemande cultive la mélancolie, l’exil et la marginalité comme une posture pour s’opposer au conformisme marchand. Bien que lucide, elle ne fournit pas de piste pour agir. Cette philosophie juive allemande permet de bien comprendre le monde, mais pas de le changer.

 

Source : Enzo Traverso, La pensée dispersée. Figures de l’exil juif, Lignes, 2019

 

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Pour aller plus loin :

 

Vidéo : Selim Nadi, Pour une historiographie marxiste et critique : entretien avec Enzo Traverso, publiée dans la revue en ligne Période le 1er septembre 2016

Vidéo : Enzo Traverso, “Marxisme et mémoire”, Conférence donnée dans le cadre du séminaire "Marx au 21ème siècle" le 12 décembre 2015

Vidéo : Enzo Traverso, La question juive ne serait-elle plus ?, conférence diffusée sur le site de la revue Contretemps

Vidéo : Intervention de Enzo Traverso lors de la Conférence « Pour une lecture décoloniale de la Shoah », mise en ligne sur le site du parti des Indigènes de la République le 29 février 2012

Radio : émissions avec Enzo Traverso diffusées sur France Inter

Radio : émissions avec Enzo Traverso diffusées sur France Culture

 

La mémoire des vaincus, entretien avec Enzo Traverso, publiée dans la revue Vacarme 21 en automne 2002

Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque, publié sur le site de la revue Dissidences le 5 décembre 2013

Dominique Vidal, compte-rendu publié dans le journal Le Monde diplomatique en avril 2004

Jean-Marc Lachaud, compte-rendu publié dans la revue en ligne Le Passant ordinaire n°48 d'avril-juin 2004

Thierry Cecille, publié sur le site de la revue Le Matricule des anges

 

Sonia Combe, Comment rester de gauche, publié dans la revue en ligne En attendant Nadeau

Dominique Bourel , De Berlin à Jérusalem et retour Les Lumières juives allemandes, publié dans la revue La civilisation du judaïsme en 2012

Anaïs Sékiné, Le politique du minoritaire. Étude de postures critiques d’un apparaître particulier à travers les figures idéaltypiques du Juif et du Noir, publié dans la revue Sociologie et sociétés Volume 42, Numéro 1, printemps 2010

Laurent Jeanpierre, La place de l’exterritorialité, publié sur le site de la revue Multitudes

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