La révolution iranienne de 1979
Publié le 22 Décembre 2022
En février 1979, des barricades se dressent dans la capitale iranienne. Des bâtiments publics sont saccagés et des commissariats sont incendiés. Après trois jours d’insurrection, l'État vacille. Cette révolte semble inattendue. Le régime du chah apparaît même comme un pôle de stabilité au milieu du Moyen-Orient. Cette révolte surprend également à cause de son discours religieux. Avant 1979, les luttes dans le monde arabe adoptent le langage du nationalisme, plus ou moins teinté d’idéologie marxiste ou socialiste. Avec la référence à l’islamisme et au chiisme, ce mouvement ne se réfère plus au progrès. Au cours des années 1970, s’observe un reflux de la contestation sociale avec les défaites des luttes ouvrières et du marxisme en Occident, celles de la décolonisation et du panarabisme au Moyen-Orient. Des intellectuels s’enthousiasment alors pour l’islamisme considéré comme une révolte authentique débarrassée des idéologies occidentales.
Mais la révolution iranienne ne peut pas se réduire à sa dimension religieuse. Ce sont avant tout des grèves, des manifestations et des émeutes qui permettent d’abattre le régime du chah. Le pouvoir des religieux s’impose ensuite à la société iranienne pour réduire au silence le mouvement des femmes et des prolétaires. La dimension ouvrière de la révolte iranienne et la lutte des classes qui la traversent restent minorées puis oubliées. Des grèves sauvages paralysent le pays et un mouvement spontané émerge en dehors des partis et des syndicats. Cette lutte autonome débouche même vers la création de conseils ouvriers. Tristan Leoni propose son analyse de cette révolte dans le livre La Révolution Iranienne.
Régime autoritaire
En 1921, un coup d'État militaire permet à Reza Pahlavi de prendre le pouvoir en Iran. Avec le soutien des Britanniques, il se fait couronner chah en 1925. Il impose une modernisation de l’administration. En 1951, Mohammad Mossadegh accède au poste de Premier ministre. Il décide la nationalisation du pétrole iranien, jusqu’alors aux mains de compagnies britanniques. En 1953, Mossadegh est chassé du pouvoir par un coup d’État orchestré par la CIA qui donne tout le pouvoir à Mohammad Reza. Les bénéfices du pétrole sont désormais partagés à parts égales entre un consortium de compagnies anglo-américaines et l’État iranien.
Mohammad Reza impose une dictature féroce qui perdure jusqu’en 1979. Les moyens d’expression et d’information sont censurés. La torture et l’emprisonnement doivent permettre de terroriser les opposants potentiels. Les mosquées deviennent les seuls lieux dans lesquels il est possible de manifester son mécontentement. L’armée est placée sous l’autorité directe du souverain. Des purges doivent maintenir la docilité des gradés. L’armée iranienne devient la plus puissante de la région et reste un allié majeur des États-Unis.
Des forces sociales d’opposition parviennent à émerger. Les commerçants du bazar s’opposent à la modernisation économique et semblent liés au clergé chiite. Au contraire, la nouvelle bourgeoisie s’appuie sur le pétrole et se tourne vers le modèle occidental. Dans un contexte de forte répression, l’opposition marxiste s’oriente vers la lutte armée. Mais la clandestinité ne permet pas de s’appuyer sur un véritable ancrage dans la population. Les assassinats, plasticages, braquages de banques (pour financer l’organisation) ou sabotages fragilisent le régime.
Ces actions spectaculaires visent à provoquer une prise de conscience populaire, voire un soulèvement de masse. L’organisation des Moudjahidines du peuple iranien apparaît comme une tendance religieuse du nationalisme arabe. Les classes moyennes supérieures et les milieux intellectuels se tournent vers un islamisme présenté comme un rempart à la modernité occidentale défendue par le régime.
Le marxisme attire l’hostilité des puissances occidentales qui préfèrent alors l’islamisme comme alternative. Ruhollah Khomeyni est né en 1900 dans une famille de religieux propriétaires terriens. A partir de 1961, contrairement aux mollahs, Khomeyni prend des positions publiques contre les projets du chah. Il lance ensuite un mouvement religieux d’opposition aux réformes. Mais, face à la répression, il finit par s’exiler. Le chiisme iranien propose désormais une non-intervention des religieux dans le politique.
Depuis l’Irak, Khomeyni tisse son réseau en direction des mosquées et des écoles religieuses d’Iran. Les réflexions juridico-théologiques de Khomeyni débouchent vers une remise en cause de la monarchie. Il semble plus audacieux que l’opposition libérale qui se contenter de demander au chah d’appliquer la Constitution de 1906. Son discours comprend un vernis social. Il propose une meilleure redistribution des richesses, mais sans remettre en cause la propriété privée.
La rente pétrolière favorise l’investissement et le développement industriel. Une classe ouvrière, jeune et urbaine se développe. A partir de 1970, un accroissement du nombre de grèves s’observe. Les ouvriers découvrent leur force sociale avec l’augmentation du nombre d’usines. Ensuite, l’inflation déclenche des conflits liés aux salaires. La répression policière reste forte en cas de grève avec des arrestations, des blessés et des morts. En 1978, les grèves se multiplient. Des affrontements avec la police éclatent dans les bidonvilles. Des étudiants lancent des grèves et des manifestations. Des islamistes peuvent s’observer pour la première fois aux côtés des militants d’extrême-gauche.
Début de la révolte en 1978
A Tabriz, capitale de la province de l’Azerbaïdjan oriental, après qu’un homme a été tué par la police, une émeute éclate. Pendant deux jours, les manifestants attaquent, détruisent ou incendient les symboles du pouvoir et de l’Occident : siège du parti unique, postes de police, cinémas, banques, hôtels de luxe, débits de boissons alcoolisées… L’armée doit venir épauler une police débordée. Elle tire sur la foule, avec des dizaines de morts. Cette protestation semble portée par des religieux.
Mais le 28 mars 1978, des émeutes éclatent dans plusieurs villes. Les ouvriers se méfient des mollahs et des politiciens. Ils lancent des grèves contre les licenciements ou pour des augmentations de salaire, des améliorations des conditions de travail et davantage de congès payés. Le régime accepte des concessions sociales, mais qui ne parviennent pas à calmer la colère. De nouvelles grèves éclatent. Elles conservent une dimension économique mais prennent également une tournure politique.
Ce mouvement ne semble pas dirigé ni même centralisé. « L’absence ou l’extrême faiblesse des organisations politiques d’opposition et des syndicats explique le caractère spontané, incontrôlé et décousu de la mobilisation », souligne Tristan Leoni. Le clergé chiite apparaît comme la seule force d’opposition visible. De plus, les mollahs peuvent facilement s’organiser à partir des mosquées qui restent les seuls lieux de liberté d’expression et de rassemblements autorisés. Cependant, les grévistes ne viennent pas prendre leurs consignes depuis les mosquées. Ensuite, le pouvoir n’ose pas interdire les rassemblements religieux qui se transforment alors en vastes manifestations.
Khomeyni reste peu connu en Iran. Mais il séduit une partie des intellectuels et des journalistes de la gauche française qui voient en lui une sorte de Gandhi ou de Soljenitsyne. Khomeyni multiplie les interviews et les discours sur cassettes. Son propos reste confus, autour d’un Islam démocratique, pour convaincre les classes moyennes. Le Grand Ayatollah s’impose au fil des mois comme la figure de proue du mouvement. Il réussit à s’emparer du leadership politique de l’opposition à la suite de rudes affrontements d’appareils et d’ego.
Les manifestants finissent par scander son nom qui devient un point de ralliement. Même si les ouvriers restent peu sensibles aux prêches des mollahs. « Or, si une large partie de la population tient un discours aux références religieuses et peut avoir du respect pour le clergé, elle n’est pas pour autant une masse aveugle et obéissante », précise Tristan Leoni. Même si le mouvement de contestation adopte progressivement un vocabulaire islamique.
Le mouvement reprend au mois d’août pendant le Ramadan. La ville d’Ispahan connaît deux à trois jours d’affrontements avec les forces de l’ordre accompagnés de destructions de banques, de cinémas ou de véhicules de police. Plusieurs centaines de personnes meurent dans l’incendie criminel d’un cinéma. Les obsèques donnent lieu à une immense manifestation. Le lendemain, les ouvriers d’Abadan se mettent en grève.
Le 26 août un rassemblement au cimetière débouche vers une manifestation sauvage, avec des slogans hostiles au régime et des destructions de banques. Face à cette révolte, les concessions du régime apparaissent comme insuffisantes. À la fin du mois d’août, le mouvement s'accélère. L’ayatollah Khomeyni, figure montante, demande désormais l’abolition pure et simple de la monarchie et la création d’une république islamique. Le nombre des grèves ouvrières explose et la mobilisation de la rue redémarre.
Vers l’insurrection
En septembre 1978, le clergé et l’opposition libérale s’allient pour incarner une alternative raisonnable. Le clergé appelle à une grève sans manifestation pour éviter les débordements. Mais des émeutes éclatent. Des portraits de Khomeyni sont brandis. Le 8 septembre, une manifestation se dirige vers le parlement. L’armée disperse la foule avec des tirs à hauteur d’homme. S’ensuivent des affrontements particulièrement violents qui durent toute la journée, avec jets de pierres et de cocktails Molotov, érections de barricades, destructions de banques et de cinémas.
Durant le mois d’octobre, des manifestations et des émeutes éclatent dans de nombreuses villes. Le mouvement reste spontané, avec une multiplication des initiatives et des manifestations locales. Le clergé tente d’imposer une centralisation et s’appuie sur les réseaux des commerçants du bazar. Les mosquées organisent le soutien aux prisonniers et aux familles des martyrs. En octobre et novembre, de nouvelles émeutes éclatent avec 90% des agences bancaires détruites.
Malgré les concessions, le nombre de grèves augmente dès le début du mois de septembre. « Les conflits éclatent surtout dans les villes où la concentration ouvrière est forte, dans les secteurs les plus avancés, les mieux payés et les plus favorisés – pétrole, aviation, banques, ministères, etc. (leur qualification met les travailleurs à l’abri de licenciements collectifs et certains peuvent même disposer d’économies pour tenir) », décrit Tristan Leoni. Aucun parti ou syndicat ne parvient à unifier ces grèves dans un cadre formel. En octobre, les arrêts de travail continuent de toucher des secteurs industriels clés à forte concentration ouvrière comme le pétrole, la métallurgie ou les chemins de fer, mais la grève s’étend dans les services, le tertiaire ou les administrations.
La grève dans le secteur pétrolier semble particulièrement décisive. « La grève dans ce secteur qui fournit 80 % des revenus de l’État va lui coûter des milliards de dollars », indique Tristan Leoni. Les grèves portent des revendications sociales. Mais elles attaquent également l’organisation du pouvoir dans l’entreprise. Elles revendiquent la réintégration des ouvriers licenciés pendant la lutte, l’expulsion de membres de l’encadrement ou d’experts étrangers, ou la fin de l’ingérence des militaires dans l’entreprise. En revanche, aucune revendication ne porte sur la question religieuse.
En 1978 se pose la question de la succession du chah. La bourgeoisie moderniste doit laisser place à la bourgeoisie traditionnelle incarnée par les commerçants du bazar. Cette classe sociale est représentée par le clergé mais aussi par l’opposition libérale. La classe ouvrière semble davantage incontrôlable et une alliance doit s’opérer pour éviter une perspective de révolution communiste. « De ce point de vue, les religieux, avec leur anticommunisme primaire, leur respect immodéré pour la propriété privée et leur contrôle (approximatif) des foules, sont une garantie », indique Tristan Leoni.
Des manifestations soutiennent le retour de Khomeyni. Même les protestations étudiantes qui dénoncent l’islamisme scandent le nom de Khomeyni. L’ayatollah atterrit à Téhéran le 1er février 1979. « Les responsables politiques, religieux, administratifs, militaires et les députés font désormais la queue pour prêter allégeance », précise Tristan Leoni.
Renversement du pouvoir
En février 1979, des manifestations attaquent et pillent les casernes. Le parlement est envahi. La prison d’Evin, spécialisée dans l’enfermement de détenus politiques, est assiégée par les insurgés. Les portes en sont enfoncées et tous les prisonniers libérés. Cette insurrection spontanée prend au dépourvu tous les groupes islamistes ou gauchistes. Le saccage dans la joie prédomine. « On imagine l’accablement des révolutionnaires raisonnables et des militants islamistes, qui rêvent de prendre le pouvoir alors que les prolétaires s’acharnent à le détruire », ironise Tristan Leoni. Cette insurrection de février 1979 cible particulièrement l’État, avec les symboles et les représentants du pouvoir. « Cette révolte est celle du prolétariat contre l’État, ses symboles et ses lieux de pouvoir, pas contre une forme particulière de régime ou de gouvernement », analyse Tristan Leoni.
Avec le retour de la liberté d’expression, des groupuscules d’obédience trotskiste ou maoïste font leur apparition. Mais ces militants veulent éviter de porter une critique trop virulente contre les islamistes. Ils ne veulent pas briser le cadre unitaire incarné par Khomeyni pour ne pas provoquer la réaction ou un coup d'État militaire. Le nouveau régime islamiste se réclame de la révolution. Mais le chiisme devient autoritaire et répressif. Un nouvel ordre moral se met en place. Ces mesures réactionnaires sont peu coûteuses sur le plan économique et sont rapidement visibles.
Les 30 et 31 mars, les Iraniens et les Iraniennes approuvent par référendum l’instauration d’une république islamique en lieu et place de la monarchie. Même si le vote semble truqué. Le 1er avril, la République islamique d’Iran est proclamée. Khomeyni fonde le corps des Gardiens de la révolution islamique, les Pasdaran, une force paramilitaire soumise à son autorité directe. « La force du clergé (son réseau de mosquées et de comités), qui avait servi la mobilisation, devient ouvertement un outil contre-révolutionnaire », indique Tristan Leoni. La liberté de la presse est à nouveau réprimée.
Après l’insurrection, les khomeynistes militent pour la reprise du travail. Néanmoins, les grèves se poursuivent. Les ouvriers revendiquent évidemment des augmentations de salaire et des améliorations des conditions de travail. Mais ils s’attaquent également aux dirigeants des entreprises qui demeurent liés au régime. Ensuite, un mouvement des chômeurs organise des manifestations et des occupations de bâtiments publics dans plusieurs villes.
Des conseils ouvriers permettent une auto-organisation et une prise de décision collective. Ils se développent dans des secteurs stratégiques comme le pétrole, les banques ou les médias. « Ce sont désormais les travailleurs qui semblent détenir le pouvoir dans les usines et les patrons qui, effectivement, font profil bas », décrit Tristan Leoni. Les hiérarchies et les rapports capitalistes sont remis en cause. Néanmoins, le pouvoir crée des structures parallèles comme les comités islamistes. Avec le reflux des grèves, les conseils deviennent des organes consultatifs intrégrés à la direction des entreprises.
Nouveau régime
Khomeyni affirme que le pouvoir est maintenant entre les mains des mostazafin, des pauvres et des travailleurs. Bazargan, le chef du gouvernement, est aux prises avec la réalité capitaliste de la gestion d’un État. Il doit remettre en marche au plus tôt l’économie du pays sans mécontenter les pauvres et les classes moyennes, mais aussi satisfaire la bourgeoisie et les commerçants du bazar. Mais il doit faire face à des grèves qui perdurent. De plus, les travailleurs étrangers qualifiés ont quitté le pays. C’est désormais la bourgeoisie du bazar qui tient les rênes du pouvoir, pour privilégier une économie autocentrée.
Néanmoins, l’industrie pétrolière demeure centrale en Iran. La bourgeoisie libérale ne souhaite pas couper ses liens internationaux, en particulier avec les États-Unis. En juin 1979, le gouvernement annonce une série de nationalisations. Même si ce sont souvent des entreprises en difficulté et endettées auprès de l’Etat. Ces nationalisations facilitent une reprise en main par l’État des entreprises contrôlées par les conseils ouvriers et contribuent à l’apaisement de la contestation sociale. Des mesures sociales, comme l’augmentation des salaires et la baisse des loyers, doivent permettre de satisfaire les classes populaires.
Le chiisme et le nationalisme doivent permettre de souder la majorité de la population derrière le nouveau régime. Les 10% de non chiites, comme les Kurdes, sont combattus. Les services secrets américains soutiennent Khomeyni. Ils ne s’opposent pas à un régime autoritaire ni à une théocratie islamiste. Mieux, l’Islam apparaît comme un rempart face au communisme, comme en Afghanistan. Khomeyni multiplie les déclarations antimarxistes pour rassurer les Occidentaux. Surtout, l’Iran continue à vendre du pétrole à ses anciens partenaires.
Le régime islamiste semble définitivement s’imposer avec l’essouflement des grèves et la mise au pas des conseils ouvriers. La constitution semble imiter les démocraties occidentales avec un parlement, un Premier ministre et un président. Mais tous sont chapeautés par un Conseil de Surveillance de la constitution, composé de douze mollahs qui veillent à la conformité islamique des lois. Un Guide suprême religieux, aux pouvoirs étendus et désigné à vie, règne au-dessus d’eux. Le régime des mollahs devient l’un des plus brutaux de la planète, avec de nombreuses exécutions d’opposants politiques. Même si des révoltes peuvent resurgir. Au début des années 1990, l’Iran va de nouveau connaître manifestations, affrontements avec les forces de l’ordre, attaques de banque, pillages de magasins, incendies de bâtiments publics.
Des manifestations de femmes sont organisées pour protester contre les mesures du nouveau régime contre leurs libertés. Des manifestantes sont tabassées par des comités islamistes. L’extrême-gauche refuse alors de dénoncer ces agressions et de défendre les femmes en lutte. Les gauchistes considèrent qu’il ne faut pas attaquer Khomeyni pour ne pas faire le jeu des réactionnaires. L’extrême-gauche, qui s’illusionne sur le nouveau régime, estime que les femmes doivent taire leurs revendications. Néanmoins, il est également vrai que des nostalgiques de l’ancien régime sont également présentes dans les cortèges de femmes de mars 1979. Mais cette concession de l’extrême-gauche au nouveau régime en annonce d’autres. Les femmes non voilées deviennent de plus en plus rares et se retrouvent exclues de nombreuses professions.
Les articles de Michel Foucault reflètent les illusions de l’extrême-gauche. Le philosophe ne se penche pas sur les causes sociales et politiques de la révolte. Michel Foucault disserte même sur une « spiritualité politique ». Il se réfère à des ayatollahs comme sources qui lui vendent un islam de tolérance et un chiisme démocratique. Évidemment, Michel Foucault n’apporte pas son soutien aux victimes de la République islamique. Il occulte la répression du mouvement des femmes iraniennes et la persécution des homosexuels.
Analyse d’un processus révolutionnaire
Le livre de Tristan Leoni semble particulièrement précieux. Il permet de se pencher sur l’Iran qui reste un pays souvent fantasmé mais pas réellement connu. Surtout, il analyse un processus révolutionnaire avec ses dynamiques, ses potentialités et ses impasses. Tristan Leoni s’oppose à la vision d’une « révolution islamiste » défendue par le régime mais aussi par ses détracteurs occidentaux. Il décrit avant tout une révolte sociale récupérée progressivement par les islamistes. Les causes de la révolte de 1978 et 1979 sont clairement sociales et pas du tout religieuses. Néanmoins, ce soulèvement va adopter le langage de l’islamisme qui apparaît comme le courant le plus visible.
Tristan Leoni insiste également sur la dimension spontanée de la révolte. Les grèves et les émeutes ne proviennent pas d’une stratégie élaborée par les islamistes, et encore moins par une extrême-gauche en décomposition. Cette révolte exprime une colère sociale et apparaît comme une multiplication d’actions locales et décentralisées. Néanmoins, Tristan Leoni évite de tordre le bâton dans l’autre sens. Il nuance les fantasmes sur les conseils ouvriers qui n’expriment pas une véritable autonomie de classe mais plutôt une participation des travailleurs à la gestion des usines.
Tristan Leoni propose également une analyse de classe de la société iranienne pour mieux comprendre la révolte de 1979. Plusieurs catégories sociales se distinguent. La bourgeoisie reste implantée dans le secteur du pétrole. Son commerce se tourne donc vers le monde occidental. Cette classe sociale reste le pilier du régime du chah. L’opposition se compose de différentes classes sociales et ne forme pas un bloc homogène. Une petite bourgeoisie regroupe le bazar. Ces commerçants s’appuient sur une économie locale. Ils demeurent l’assise sociale des réseaux islamistes. Une classe moyenne se tourne vers l’opposition libérale. Elle défend les libertés individuelles et réclame une ouverture politique du régime.
La classe ouvrière insiste davantage sur les revendications sociales. La révolte reste portée par le prolétariat, avec les émeutes urbaines et les grèves ouvrières. Néanmoins, les autres classes sociales ne restent pas inactives. La bourgeoisie libérale défend la liberté d’expression. Surtout, la petite bourgeoisie et les commerçants du bazar parviennent à imposer la défense de leurs intérêts propres. Ils soutiennent les islamistes qui favorisent l’économie locale et une morale religieuse qui s’oppose à l’économie occidentale et à son mode de vie. Le bazar reste le soutien fondateur du nouveau régime islamiste. Le prolétariat apparaît comme le grand perdant de cette révolte dont il est le moteur, comme souvent dans l’histoire.
Tristan Leoni, notamment dans sa conclusion, livre des pistes de réflexion pour comprendre l’échec de la révolution iranienne. Il observe que l’ensemble des forces sociales d’opposition se rangent derrière les intérêts du bazar. Même au moment des émeutes les plus éclatantes, c’est avant tout le capitalisme étranger qui est attaqué. Les grandes enseignes des entreprises occidentales restent particulièrement visées. En revanche, les petits commerces semblent épargnés par la colère sociale.
Ensuite, la position du prolétariat conserve un caractère politiquement marginal au sein du soulèvement. Si les grèves et les émeutes restent décisives, les ouvriers se contentent de revendications sociales. Même les grèves restent respectueuses et responsables, avec un service minimum. Les prolétaires ne deviennent pas une force politique autonome qui parvient à défendre ses intérêts propres, et encore moins à impulser une révolution sociale qui renverse les rapports sociaux d’exploitation.
Les ouvriers semblent se contenter d’un réformisme radical. Ils revendiquent la redistribution du pouvoir et des richesses, mais à l’intérieur de l’usine. L’idéologie du contrôle ouvrier vient appuyer cette démarche. Par ailleurs, la classe ouvrière des grandes entreprises n’est pas majoritaire. La plupart des prolétaires travaillent pour des entreprises liées au bazar et à des petites entreprises locales. La parcellisation et les archaïsmes de l’économie se reflètent donc aussi dans le prolétariat. La politique du régime islamiste parvient alors reprendre le contrôle du mouvement avec des nationalisations et des augmentations de salaires. Ces analyses doivent permettre de comprendre les limites et les potentialités des soulèvements d’aujourd’hui, notamment en Iran.
Source : Tristan Leoni, La Révolution Iranienne. Notes sur l'islam, les femmes et le prolétariat, Entremonde, 2019
Extrait publié sur le site DDT21
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