Karl Marx et la question de l'État

Publié le 21 Janvier 2021

Le jeune Marx (2016)

Le jeune Marx (2016)

Le marxisme reste associé à la défense de l'État. Pourtant, les écrits de Karl Marx se révèlent plus nuancés. Il semble important de redécouvrir la dimension libertaire des analyses marxiennes pour ouvrir de nouvelles perspectives révolutionnaires. 

 

Le marxisme reste associé à des régimes autoritaires et totalitaires, comme l’URSS. Même dans sa version réformiste et social-démocrate, le marxisme insiste sur le renforcement de l’État. Mais ces idéologies semblent éloignées de la pensée de Karl Marx dont elles prétendent s’inspirer. Au contraire, Marx défend un véritable projet d’auto-émancipation des exploités. Sa théorie repose également sur des débats et des confrontations avec d’autres penseurs de son époque.

Il semble donc indispensable de revenir aux écrits de Marx qui se distinguent d’une idéologie marxiste frelatée. La revue Etudes de marxologie permet d’alimenter la réflexion et la réappropriation critique de la pensée marxienne. Louis Janover et Maximilien Rubel ont publié des articles « État » et « Anarchisme » pour revenir sur ces concepts centraux dans la pensée de Marx. Ces textes sont réédités dans Lexique Marx – I.

 

                                        

 

Analyse de classe de l’Etat

 

Hegel reste la référence philosophique incontournable pour penser l’État. Mais, à partir de 1830, des penseurs réfléchissent sur cette notion de manière moins conceptuelle. La révolution de Juillet en France est confrontée à la réalité de l’État et de la répression. Ces révoltes permettent l’émergence du socialisme comme théorie et courant politique.

Marx est confronté à la réalité de l’État, avant de l’aborder de manière philosophique. En effet, le jeune journaliste subit la censure de l’Etat prussien. Sa réflexion s’appuie sur la pensée de Hegel. Mais il insiste sur une critique de la représentation et de la délégation. « Être représenté, c’est toujours un état passif ; seules ont besoin d’une représentation les choses matérielles, inintelligentes, vivant dans la dépendance et sous la menace », indique Marx. Il se démarque d’une philosophie hégélienne trop abstraite. L’État n’est pas qu’un esprit. La « police », la « justice » et « l’administration » apparaissent comme des délégations de l’État. Marx oppose la société civile à l’État. Mais il observe également un conflit entre les intérêts des différents groupes sociaux.

L’observation de l’émergence de la société industrielle et des révoltes ouvrières permet d’affiner l’analyse de l’État. La production industrielle remplace les formes artisanales. Une classe ouvrière puissante se développe. Ces prolétaires « se trouvent en opposition directe avec la forme dans laquelle les individus de la société se sont donnés jusqu’ici une expression d’ensemble, c’est-à-dire avec l’État, et ils doivent renverser l’État pour affirmer leur personnalité », observe Marx. Son livre sur Le Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte propose une analyse du coup d’état de 1852. Cette restauration de l’État met un terme à la révolte ouvrière.

 

Napoléon III s’appuie sur les divergences entre les classes sociales pour s’emparer du pouvoir. Il défend l’intérêt général des différentes fractions de la bourgeoisie. La machinerie d’État repose sur la bureaucratie et la centralisation. « Toutes les révolutions perfectionnèrent cette machine au lieu de la briser. Les partis qui se disputèrent à tour de rôle le pouvoir considéraient la mainmise sur cet énorme édifice d’État comme le butin principal du vainqueur », analyse Marx. Mais la bureaucratie reste avant tout l’instrument de la classe bourgeoise.

Marx se consacre surtout à la critique de l’économie. Mais, avec le soulèvement de la Commune de 1871, il propose à nouveau une critique de l’État à partir de l’exemple de la France. « L’appareil d’État centralisé qui, avec ses organes militaires, bureaucratiques, cléricaux et judiciaires, omniprésents et compliqués, tel un boa constrictor, enserre le corps vivant de la société civile, fut d’abord forgé au temps de la monarchie absolue », décrit Marx. La centralisation de l’État doit permettre d’affaiblir les pouvoirs locaux et les féodalités. Le bonapartisme ne fait que renforcer l’emprise du pouvoir d’État sur la société civile. L’État apparaît également comme l’instrument de la domination économique du capital. La répression permet d’écraser les révoltes des exploités.

 

                   

 

Débats avec les anarchistes

 

L’éthique anarchiste de Marx s’observe dans plusieurs de ces textes. Il révèle son attachement à la liberté. Il dialogue également avec Proudhon. Marx semble plus critique à l’égard de la propriété et même de l’État que l’anarchiste français. Marx insiste sur l’auto-émancipation du prolétariat contre les institutions économiques et politiques de la société bourgeoise. Le communisme de Marx insiste sur le renversement de l’État pour permettre l’épanouissement de la personnalité. Le prolétariat doit s’organiser pour devenir la classe dominante pour, ensuite, abolir la société de classes et toute forme de domination.

Le Manifeste communiste de 1848 estime que le prolétariat doit ainsi s’emparer de l’État et du pouvoir central. Mais cette étape doit permettre d’instaurer une société communiste. « L’ancienne société bourgeoise avec ses classes et antagonismes de classe fait place à une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous », clarifie Le Manifeste. Marx assume l’utopie révolutionnaire. Il s’appuie sur les socialistes utopiques de son époque. Mais il les critique pour leur valorisation des alternatives communautaires qui priment sur l’organisation de la lutte. En revanche, les textes des socialistes utopistes permettent d’envisager la société future avec l’abolition de la famille, de la propriété privée et du travail salarié, pour proclamer l’harmonie sociale.

Néanmoins, Marx théorise la dictature du prolétariat comme une étape avant l’instauration d’une société communiste. Ce qui provoque des débats vifs au sein de la Première internationale, notamment avec Bakounine et les ouvriers anarchistes. Marx participe activement à la direction de l’Association internationale des travailleurs (AIT) à partir de 1864. Dans un contexte d’une multiplication de défaites pour la classe ouvrière, Marx insiste sur la conquête du pouvoir politique dans son Adresse inaugurale. Mais ce discours confus reste approuvé par l’ensemble de l’AIT, y compris par les anarchistes. Ces ouvriers issus de différents pays d’Europe luttent pour des améliorations immédiates de leurs conditions de vie, à travers des revendications comme la limitation du temps de travail.

 

Bakounine partage les analyses économiques de Marx et envisage de traduire Le Capital en russe. Néanmoins, il critique la participation aux élections comme illusoire. Marx, qui aspire à construire un mouvement de masse, reproche à Bakounine son sectarisme et ses intrigues de sociétés secrètes. Néanmoins, les analyses des deux théoriciens se rejoignent souvent, notamment à propos de la Commune de Paris.

L’Adresse sur la Commune valorise l’auto-organisation et la spontanéité. Pourtant, Marx ne se proclame pas anarchiste. Il tient à se démarquer d’un courant qui repose sur une rhétorique idéaliste déconnectée de la réalité historique. Ensuite, la glorification de l’aventure individuelle semble éloignée du mouvement ouvrier. Néanmoins, Marx valorise la Commune qui brise l’État comme appareil de la domination de classe. « La Commune est la reprise du pouvoir d’État par la société, dont il devient la force vivante, au lieu d’être la force qui la domine et la subjugue. C’est sa reprise par les masses populaires elles-mêmes, qui substituent leur propre force à la force organisée pour les opprimer », analyse Marx.

Dans La guerre civile en France, il clarifie même sa pensée. Il rejette la perspective de la prise du pouvoir d’Etat, et préfère sa destruction. « La première condition pour conserver le pouvoir politique, c’est de transformer l’appareil existant et de détruire cet instrument de domination de classe », indique Marx. Pourtant, Bakounine soupçonne encore son adversaire de rester un indécrottable partisan de la prise du pouvoir d’État. Néanmoins, Bakounine adhère à tous les textes de Marx. Il reconnaît même l’importance de sa démarche matérialiste qui part de la conscience et de l’expérience du prolétariat plutôt que d’une idéologie abstraite.

Les critiques pertinentes de Bakounine visent surtout le Manifeste de 1848 qui préconise un « programme de transition » avec des nationalisations imposées par un gouvernement ouvrier. Mais Marx semble exprimer d’autres idées dans son Adresse de 1871. Il insiste alors sur la destruction de l’appareil d’État, sur le refus d’un État centralisé. Toutes les initiatives doivent être portées par les « producteurs eux-mêmes ». Bakounine propose une fédération libre des associations ouvrières qui ne se distingue pas du projet de Marx. Si Bakounine se méfie des partis ouvriers jugés autoritaires, il valorise pourtant les sociétés secrètes particulièrement élitistes et sélectives. Cet état-major anarchiste s’apparente à l’avant-garde préconisée plus tard par les marxistes-léninistes.

 

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Marx libertaire

 

Louis Janover et Maximilien Rubel proposent une belle introduction aux écrits de Marx. Leur regard permet de sortir des vieux clichés issus du marxisme-léninisme. Le premier, c’est la réduction de la pensée de Marx à sa dimension économique. Certes, l’auteur du Capital propose une critique percutante de l’exploitation et de la logique marchande. Mais ses textes politiques permettent également d’éclairer sa démarche. Marx propose une véritable analyse de classe de l’État. Il esquisse également des perspectives de rupture avec le capitalisme à travers l’auto-organisation des exploités. Cette dimension révolutionnaire de Marx reste souvent oubliée. Il passe pour un banal économiste qui veut encadrer le marché par l’État.

Surtout, Louis Janover et Maximilien Rubel montrent que la pensée de Marx reste éloignée de ses récupérations staliniennes ou social-démocrates. Les deux marxologues insistent surtout sur la dimension libertaire de Marx. Ils mettent en avant les textes de Marx qui proposent une critique radicale de l’État. Cette machine bureaucratique est perçue comme un instrument de la bourgeoisie pour maintenir sa domination sur la classe ouvrière. Maximilien Rubel va même parfois plus loin lorsqu’il présente Marx comme le seul véritable théoricien de l’anarchisme.

L’analyse de classe de l’État se démarque effectivement d’une simple dénonciation morale qui prédomine chez les héritiers de Proudhon. Louis Janover et Maximilien Rubel montrent également les proximités dans les réflexions de Marx et de Bakounine. Ce sont uniquement des intérêts politiques opposés qui les séparent. Cette lecture permet effectivement de briser les sectarismes et les guerres de chapelles entre marxistes et anarchistes. Les points communs entre les deux courants restent nombreux à l’origine.

 

En revanche, il est souvent reproché à Louis Janover et Maximilien Rubel de repeindre Marx en noir et rouge pour en faire une pensée homogène. Leur traduction de La Pléiade et des livres de poche reste la plus diffusée en France. Avec d’importantes annotations, cette traduction impose un Marx libertaire. Elle a le grand mérite d’énerver les marxistes universitaires plutôt éloignés de l’anarchisme. Mais Louis Janover et Maximilien Rubel visent également à gommer les aspérités de Marx, notamment lorsqu’ils relativisent ses écrits qui défendent explicitement l’État.

Le livre de Louis Janover et Maximilien Rubel ne masque pas les contradictions dans la pensée de Marx. Des textes insistent clairement sur la destruction de l’État. Mais d’autres semblent plus confus. Certes, il existe un Marx libertaire qui doit être redécouvert et valorisé. Mais il existe également un Marx autoritaire. Le Manifeste de 1848 reste le texte qui a permis les interprétations les plus autoritaires de sa pensée. Le concept de dictature du prolétariat, quelles que soient ses exégèses marxologiques ou historiques, traduit une dimension autoritaire. Dans ce texte, Marx envisage assez clairement une période de transition avec une prise de pouvoir d’État.

 

C’est effectivement cette question de la période de transition qui reste au centre des principaux débats entre communistes libertaires et gauchistes autoritaires. La révolution doit balayer l’État et reposer sur l’auto-organisation du prolétariat. Sinon, l’État communiste peut confisquer le pouvoir pour former une nouvelle classe dirigeante bureaucratique. Le bilan des révolutions passées montre toutes les limites de cette période de transition et de la perspective de la prise du pouvoir d’État pour instaurer le communisme.

Cette question de l’État et de la transition apparaît donc comme un enjeu central qui mérite la clarification. L’ambiguïté de Marx mérite d’être levée. Marx défend dans certains textes la dictature du prolétariat et le parlementarisme. Les institutions peuvent alors permettre des améliorations progressives et de construire un parti de masse. Cette stratégie n’est pas clairement écartée par Marx. C’est celle qui sera retenue par son ami Engels et qui va accompagner la social-démocratie. Cette stratégie dévoile sa faillite avec la révolution allemande de 1918. Le parti social-démocrate qui se prévaut du marxisme écrase dans le sang une révolte du prolétariat. Les craintes d’une centralisation du pouvoir, exprimées par la Fédération jurassienne au sein de l’AIT, soulèvent un point décisif.

Néanmoins, Louis Janover et Maximilien Rubel préfèrent insister sur les textes les plus libertaires de Marx. C’est effectivement cet héritage qui doit nourrir la réflexion dans les luttes actuelles. L’auto-émancipation du prolétariat et les perspectives d’une société sans classe et sans État apparaissent toujours comme un objectif incontournable.

 

Source : Louis Janover et Maximilien Rubel, État / anarchisme, Lexique Marx – I, Smolny, 2020

 

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Pour aller plus loin :

Vidéo : Marx cent ans après sa mort, émission Apostrophes diffusée le 26 août 1983 et mise en ligne sur le site de l'Ina

Radio : Martin Quenehen, Karl Marx, l'horizon du monde, émission diffusée sur France Culture le 30 mai 2015

Rubrique Études de marxologie (1959-1994) publiée sur le site Smolny 

Maximilien Rubel, Karl Marx, un théoricien libertaire ?, publié sur le site Conseils Ouvriers contre Capital le 26 août 2012

Ngo Van, Avec Maximilien Rubel… Combats pour Marx 1954–1996: une amitié, une lutte, publié sur le site La Bataille socialiste 

Lire Rubel aujourd’hui (Janover, 2003), publié sur le site La Bataille socialiste

Louis Janover, Pour Maximilien Rubel (Mars 1996), publié sur le site Smolny

Textes de Maximilien Rubel publiés sur le site Plus loin

Textes de Maximilien Rubel publiés sur le site l'Archive Internet des Marxistes

Entre­tien inédit accordé en 1979 par Maxi­mi­lien Rubel au Socia­list stan­dard, publié sur le site Critique sociale le 27 janvier 2011

Floran Palin, L’utilité de la critique marxienne pour les libertaires, publié sur le site de l'Union communiste libertaire le 18 février 2018

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Lisez-moi.
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L
JAMAIS !!