Sortir du productivisme
Publié le 15 Juin 2023
Les mobilisations sociales, écologistes, antifascistes expriment un idéal anticapitaliste. Face à la froide rationalité marchande doivent primer les valeurs de liberté, d’égalité, de dignité et de justice. La coopération et la solidarité doivent primer sur l’exploitation, la méfiance et la compétition. Néanmoins, les manifestations rituelles se contentent d’une posture de résistance sans ouvrir la moindre perspective nouvelle. Les luttes partielles et les protestations particulières ne parviennent pas à s’agglomérer pour proposer d’autres horizons. Depuis les débuts de capitalisme s’oppose un mouvement socialiste qui propose la socialisation des moyens de production et la propriété sociale. Les moyens de subsistance doivent être mis en commun.
Les militants anticapitalistes se contentent de passer d’une urgence militante à une autre, la tête dans le guidon, sans la moindre perspective. Les mouvements sociaux historiques reposent sur une articulation entre des pratiques quotidiennes avec une stratégie et une vision à long terme. La question de l'État reste au cœur des débats stratégiques. Il semble important d’accorder les moyens employés avec les buts donnés. Nicolas Bonanni propose sa réflexion sur les perspectives révolutionnaires dans son livre Que défaire ?
Aliénation technologique
La question de la technologie semble liée à l’accompagnement de la dynamique du capital par certains gauchistes. Jean-Luc Mélenchon et la France insoumise semblent fascinés par la technologie avec les hologrammes, le développement de l’industrie, la colonisation maritime et la conquête spatiale. La volonté de puissance, d’efficacité et de domination de la nature rejoint la logique capitaliste.
Les anticapitalistes proposent souvent une autre forme de gestion du capitalisme. Ils restent attachés aux technologies qui permettent une efficacité productive. « Wallmart, cheval de Troie socialiste ? » ose même affirmer un article du Monde diplomatique en mars 2020. « Le fait de réduire, comme ces auteurs, le socialisme à une simple planification du capitalisme, comme autogestion de la production existante est une idée très partagée », observe Nicolas Bonanni. Lénine estime que le communisme passe par l’électrification et l’industrialisation de la Russie. Le socialisme doit advenir uniquement après le passage par le capitalisme industriel. Le marxisme de Lénine repose sur les moyens de production capitalistes avec les usines, la division du travail, la mécanisation, les robots, l’organisation scientifique du travail et les flux d’échanges de marchandises mondialisés. Les bolcheviks imposent l’adoption du taylorisme en URSS.
Le marxisme vulgaire considère l’histoire humaine comme une amélioration constante liée au progrès technologique. Mais la prophétie n’a pas tenu ses promesses. Le développement du capitalisme n’a pas accouché du socialisme. Au contraire, les moyens de production se complexifient avec l’informatisation et l’interdépendance. Les structures administratives imposent une bureaucratisation. Ce qui semble peu favoriser les espoirs de socialisme. Ensuite, l’âge atomique, l’épuisement des ressources naturelles et le dérèglement climatique incitent à nuancer le progressisme naïf qui repose sur une exploitation plus intensive et extensive du monde. La division du travail, la rationalisation et la technologie apparaissent davantage comme de nouvelles formes d’aliénation et de dépossession.
La division du travail permet aux capitalistes d’augmenter la productivité. En revanche, elle débouche vers le sentiment de ne plus rien maîtriser et vers une perte de pouvoir sur nos vies. « Pour quoi travaille-t-on, à part pour le salaire pour payer les factures et pouvoir partir un peu en vacances ? Quel est le sens de notre activité ? Plus grand monde n’est capable de répondre à cette question », souligne Nicolas Bonanni. Le monde du travail est frappé par une perte de sens généralisée.
Sans sombrer dans un primitivisme qui idéalise le retour à la nature, il semble important d’analyser les apports et les contraintes de chaque technologie. Il semble important de réfléchir collectivement aux usages des techniques, à leur modification voire à leur suppression. « La socialisation des moyens de production c’est aussi – surtout ? – la socialisation de la réflexion sur les moyens de production que nous souhaitons utiliser », indique Nicolas Bonanni. Ce tri reste ardu en raison de l’interconnexion des technologies. Il n’y a pas de réponse toute faite dans cet inventaire, mais la délibération collective reste incontournable.
Impasse de l’étatisme
Pour s’emparer d’un appareil de production centralisé, Lénine doit diriger une organisation capable de l’administrer : l’État. Néanmoins, l’évolution du capitalisme et la crise écologique révèlent que c’est l’appareil de production qui est nuisible, et pas uniquement sa propriété. Il n’est plus nécessaire de développer les forces productives, mais plutôt de les démanteler. Avec ces objectifs, la conquête de l’État n’apparaît plus comme un moyen pertinent.
Les forces anticapitalistes doivent proposer un autre rapport au monde, moins technique et plus sensible. Serge Audier se penche sur les pionniers de l’écologie politique. De nombreux socialistes dénoncent le capitalisme pour ses inégalités, mais aussi pour sa laideur. Ils proposent une rupture avec le capitalisme mais aussi avec le productivisme. Ils développent une critique romantique du monde industriel. Même si le mouvement socialiste reste partagé.
Les partisans de la République sociale s’appuient sur l’électoralisme. Au contraire, un autre courant propose la grève générale expropriatrice et l’action directe dans la perspective d’une révolution sociale. La CGT (Confédération générale du travail) s’inscrit dans cette démarche et affirme l’indépendance politique du syndicat par rapport aux partis. La CGT relie l’amélioration des conditions de travail immédiate avec l’abolition du capitalisme et du salariat. Le syndicalisme révolutionnaire vise également à abattre l’État.
Cependant, dans plusieurs pays d’Europe, la stratégie social-démocrate de la IIe Internationale repose sur le parlementarisme et la conquête de l’État. En Russie, Lénine propose d’utiliser la force dans le même objectif. Pour réguler le capitalisme ou pour imposer le socialisme, ces courants proposent de s’emparer de l’appareil d’État. Après la Première Guerre mondiale, ce courant réformiste s’impose dans le mouvement ouvrier. Le syndicalisme révolutionnaire est alors marginalisé.
Le modèle social-démocrate triomphe pendant la période des Trente Glorieuses qui repose sur une forte croissance économique. Les tracts des partis et des syndicats distribués dans les manifestations insistent sur un meilleur partage des gains de productivité. Leur projet repose donc sur une augmentation de la croissance économique. Cette stratégie ne fonctionne plus. Elle s’appuie sur le keynésianisme qui correspond à une époque révolue depuis longtemps. Le compromis fordiste des années 1950 et 1960 repose sur une augmentation des salaires qui permet le développement d’une société de consommation. Cette période enchantée reste la référence des revendications des partis de gauche.
Néanmoins, l’utilisation accrue des plastiques, l’augmentation du trafic routier et de la consommation d’énergies débouchent vers une catastrophe écologique. Cette période de croissance s’appuie également sur la colonisation. Ce modèle keynésien semble clairement ni possible ni désirable. Ensuite, cette politique s’appuie sur une société administrée, rationnelle et centralisée plutôt que de favoriser l’auto-organisation de la population. Elle vise à réorienter les institutions existantes vers une planification et une redistribution. Les grands ensembles humains sont alors régulés de manière scientifique.
Dans ce grand récit, l’État est considéré comme neutre, comme un simple outil. Les bureaucrates, les experts et les techniciens sont supposés se mettre au service de la collectivité. La délégation et l’aliénation priment sur l’autonomie. « Et ainsi, dans bon nombre de leurs revendications actuelles, les anticapitalistes ne cherchent plus à desserrer l’emprise capitaliste, mais réclament une poursuite de la participation des salariés à la productivité, à la richesse capitaliste », analyse Nicolas Bonanni.
Perspectives politiques
Nicolas Bonanni propose une bonne analyse des impasses de la gauche radicale. Il ouvre également de nouvelles perspectives stratégiques à partir d’un courant marginalisé mais désormais incontournable. L’anarchisme remet en cause la neutralité de l’État. Ensuite, ce courant tente de relier la fin et les moyens. Les anarchistes valorisent l’action directe plutôt que la délégation. Ils développent également des pratiques d’auto-organisation. L’anarchisme permet également de penser l’individu avec le collectif. Les problèmes de la vie quotidienne ne sont pas relégués au nom d’une « efficacité » lointaine. L’anarchisme propose de créer de nouvelles institutions qui décident du bas vers le haut. Ces structures sociales deviennent plus locales et moins lointaines.
Le livre de Nicolas Bonanni souligne de nombreuses impasses observées dans les mouvements sociaux. Il critique ouvertement le marxisme-léninisme et la social-démocratie. Les deux courants dominants du mouvement ouvrier s’appuient sur la conquête du pouvoir d’État. Nicolas Bonanni souligne bien les impasses d’une stratégie qui a largement échoué. Il évoque également l’évolution de l’économie qui ne correspond plus à de grandes usines et à un commerce intérieur qui peuvent être régulés et administrés depuis l’État. La critique de l’aliénation technologique semble également percutante. Le culte du progrès scientifique rejoint le modèle hiérarchisé de l’expertise et de l’administration. Il se moule à la logique capitaliste d’accumulation qui préfère la quantité plutôt que la qualité et la sensualité.
Malgré ces critiques pertinentes, certains propos semblent plus troublants. Nicolas Bonanni s’inscrit dans la mouvance de la décroissance et semble en reprendre certains travers. Il adopte la focale de la spécialisation anti-technologie. Cette approche peut conduire vers la négation des rapports sociaux inégalitaires, comme le racisme ou le sexisme. Certes, Nicolas Bonanni prend le soin de retranscrire son discours anti-technologie dans une perspective globale. Néanmoins, il reprend la posture anti-moderne.
Nicolas Bonanni se moule dans la critique réactionnaire des masses aliénées. Il peut même rejoindre l’élitisme culturel grincheux à la Finkielkraut. Le mépris pour la culture populaire « mondialisée » ou « américanisée » reste d’ailleurs un point commun entre l’extrême-gauche et l’extrême droite. Au contraire, le mode de vie simple du retour à la terre est glorifié. Cette recherche de terroir et d’enracinement reste l’autre grand point commun entre l’extrême droite et la petite bourgeoisie de gauche, souvent urbaines par ailleurs. Cette approche n’adopte pas un point de vue de classe ni une analyse des stratifications sociales. Elle semble finalement incantatoire et moraliste. Sans véritable prise sur la réalité sociale.
Nicolas Bonanni reprend également certains discours colportés à gauche, jusqu’au mouvement autonome. Il reprend le lieu commun de la diversité des tactiques. Peut-être pour atténuer la lourde charge qu’il envoie à la vieille gauche. Ensuite, il reprend la thèse de John Holloway, désormais incontournable, qui théorise une stratégie alternativiste. La multiplication d’îlots autogérés est censée déboucher vers le socialisme. Cette stratégie occulte les obstacles auxquels se heurtent ces alternatives, comme l’État à travers la répression ou la législation. Cette autogestion du capital semble également idéalisée sans prendre en compte les formes de hiérarchies informelles et de rapports de pouvoir qui resurgissent. Surtout que ces alternatives restent souvent dans le cadre de la logique marchande. En revanche, les soulèvements sociaux qui secouent le capitalisme à travers le monde semblent ignorés. C’est pourtant uniquement à partir des luttes sociales que peuvent s’ouvrir de nouvelles perspectives.
Source : Nicolas Bonanni, Que défaire ? Pour retrouver des perspectives révolutionnaires, Le monde à l’envers, 2022
Extrait publié sur le site Et vous n’avez encore rien vu…
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Pour aller plus loin :
Radio : Brasero, Nicolas Bonanni - Que défaire, émission diffusée sur Canal Sud le 24 juin 2022
Radio : RIA-D, les podcasts !, émission mise ne ligne sur le site LibrAdio le 30 juillet 2022
Radio : Conversation sur les spécialistes radicaux des penseurs radicaux, émission diffusée sur le site Vosstanie le 2 février 2014
Une gauche atteinte de « folie prométhéenne », Entretien publié dans le journal La Décroissance n°191 en été 2022
Compte-rendu publié sur le site Bibliothèque Fahrenheit 451 le 17 mai 2022
Compte-rendu publié sur le site Et vous n’avez encore rien vu… le 29 mai 2022
Articles de Nicolas Bonanni publiés sur le site Cairn