Marx et les marxismes
Publié le 6 Avril 2023
Malgré les multiples récupérations, Karl Marx reste un penseur politique incontournable. Ses analyses économiques sont largement reconnues pour leur pertinence, bien au-delà de l’extrême-gauche marxiste. Mais il semble important de lire Marx sans gommer ses multiples influences, ni le contexte historique de ses écrits et de ses actions.
Il semble également indispensable de sortir des préjugés. Le marxisme reste associé aux régimes totalitaires comme l’URSS. Plus généralement, Marx serait un grand défenseur de l’État et même de l’étatisation de l’économie. Pourtant, dans un texte comme Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, il attaque la machine d’État et la bureaucratie. Il est d’ailleurs un opposant aux régimes autoritaires prussien et russe.
Mais, dans d’autres écrits, Marx se montre plus nuancé par rapport au rôle de l’État. Il défend les partis politiques et leur objectif de prise du pouvoir d’État. Cet exemple montre que la pensée de Marx reste complexe et nuancée, loin des caricatures simplistes dressées par la droite ou la gauche. L’historien Jean-Numa Ducange propose une présentation de cette figure politique majeure dans son livre Marx à la plage.
Parcours d’un révolutionnaire
Karl Marx né en 1818 à Trèves, une ville allemande proche de la France. Il se tourne vers la philosophie aux côtés des jeunes hégéliens. En 1843, il arrive à Paris bercé par les récits de la Révolution de 1789 et de l’insurrection de 1830. Il rencontre Friedrich Engels, un fils d’industriel qui se penche sur la situation économique de la classe ouvrière. Marx rédige les Manuscrits de 1844 qui élaborent le concept d’aliénation. « D’après Marx, le capitalisme vide l’ouvrier de sa substance humaine et le transforme en une simple marchandise. Le prolétaire, et plus largement les individus sous le système capitaliste, sont aliénés, dépossédés d’eux-mêmes », présente Jean-Numa Ducange. Marx développe une critique du travail et de la civilisation industrielle. Ensuite, il observe des révoltes ouvrières qui peuvent contester et même renverser le capitalisme.
En 1848, Marx publie le Manifeste du parti communiste. Il insiste sur l’importance d’une révolution sociale portée par la classe ouvrière. Il montre les limites des révolutions politiques qui s’attaquent à des institutions sans remettre en cause l’exploitation des ouvriers. L’insurrection de 1848 en France est écrasée. Il analyse l’échec de ce cycle de lutte dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Il critique les milieux ouvriers français. Proudhon, idéologue anarchiste, privilégie une critique morale de la propriété et délaisse l’analyse de la dynamique du capitalisme industriel.
En 1864, Marx participe à la fondation de l’Association internationale des travailleurs (AIT) qui regroupe des ouvriers de différents pays d’Europe. Des débats opposent Marx à Bakounine sur la structuration de ce mouvement. Marx s’enthousiasme pour la Commune de Paris en 1871. Il valorise la spontanéité et l’auto-organisation du mouvement. En revanche, Marx déplore l’évolution du mouvement ouvrier allemand qui pense améliorer les conditions de vie depuis le pouvoir d’État et à travers des réformes successives. Marx insiste au contraire sur le nécessaire renversement de l’ordre existant. En 1975, il attaque l’approche réformiste dans sa Critique du programme de Gotha.
Lutte contre le capital
La lutte des classes est considérée comme le moteur de l’histoire. Un groupe d’individus, comme les ouvriers, se reconnaissent dans des intérêts communs comme l’amélioration de leurs conditions de travail. Ils s’unissent et s’organisent pour former une classe. Les intérêts de la classe ouvrière s’opposent à ceux de la bourgeoisie. La lutte des classes et les révolutions doivent permettre le changement social et politique.
L’observation de la lutte des classes n’est pas une invention de Marx. Des historiens conservateurs analysent l’évolution des sociétés à travers les affrontements entre classes sociales. La nouveauté de Marx consiste à donner une perspective révolutionnaire à la lutte des classes. Dans ses textes les plus autoritaires, il insiste sur la dictature du prolétariat et sur un régime de transition à partir de la prise du pouvoir. Dans ses textes les plus libertaires, il évoque le projet d’une société sans classe et sans État.
Son livre sur Le Capital reste particulièrement complexe. Dans son analyse de la société marchande, Marx distingue la valeur d’usage de la valeur d’échange. L’argent circule pour rapporter encore plus d’argent. La plus-value permet de donner à une marchandise plus de valeur qu’elle n’en a à l’origine. C’est la force de travail qui permet cette plus-value. Mais les travailleurs reçoivent un salaire moins important que la plus-value qui bénéficie au patron. La différence entre la plus-value et le salaire est désignée comme l’exploitation. « Autrement dit : payer les travailleurs en-dessous de la valeur qu’ils ajoutent pourtant aux marchandises en les produisant », résume Jean-Numa Ducange. Cette lutte contre l’exploitation passe par la grève et, de manière plus définitive, par la révolution.
La lutte des classes vise également à remettre en cause le travail. Marx évoque le « vol du temps » par les patrons avec la limitation des pauses et des repas. L’encadrement spatial et disciplinaire impose une aliénation au travail. L’individu est dépossédé par les mutations du capitalisme et détruit par le monde industriel. Marx attaque notamment la spécialisation et la division des tâches qui provoquent un abrutissement. Le capitalisme « fait du travailleur un infirme et une monstruosité en cultivant, comme dans une serre, son savoir-faire de détail, tout en étouffant un monde de pulsions et de talents productifs », observe Marx.
Marxisme après Marx
Le marxisme se développe après la mort de Marx. Son ami Engels capte son héritage politique et soutient la construction de partis. Dans les années 1880, le théoricien Karl Kautsky forge le concept de marxisme. Cette idéologie devient le dogme du puissant parti social-démocrate allemand (SPD). Le mouvement ouvrier ne se réfère pas à la lecture précise de Marx mais y puise quelques notions clés comme la lutte des classes.
Le marxisme-léninisme devient une référence pour diverses dictatures. La révolution d’Octobre débouche vers la prise de pouvoir du parti des bolcheviks. Lénine, son chef, devient alors une référence théorique pour le régime de l’URSS. Le marxisme-léninisme défend surtout le modèle du parti hiérarchisé et centralisé. Cette idéologie est utilisée dans les violentes luttes de pouvoir. « D’une critique radicale de l’État et des autorités en place chez Marx, on est passé à l’instrument de légitimation d’un parti unique au pouvoir », souligne Jean-Numa Ducange.
Le marxisme-léninisme sert encore de propagande dans des dictatures comme à Cuba, en Chine ou en Corée du Nord. La puissance de l’URSS permet de diffuser le marxisme. Les partis communistes européens adhèrent à ce dogme. Mais les luttes anticoloniales s’emparent également de la pensée marxiste pour défendre l’indépendance nationale.
Cependant, le marxisme ne se réduit pas à la mystification stalinienne. La pensée de Marx nourrit différents courants intellectuels et politiques. En France, Jean Jaurès s’inscrit dans la tradition républicaine légaliste et réformiste. Mais il s’appuie sur le marxisme pour défendre les luttes ouvrières. Léon Blum, malgré une approche parlementaire et démcratique, reste également influencé par l’œuvre de Marx. Le poids du Parti communiste impose au Parti socialiste une influence marxiste. Des crapules comme Guy Mollet ou François Mitterrand n’hésitent pas à invoquer le marxisme pour prendre le pouvoir.
Rosa Luxemburg reste attachée à la radicalité de Marx. Au sein de la social-démocratie allemande, elle s’oppose au révisionnisme d'Eduard Bernstein. Elle dénonce la dimension routinière et bureaucratique du SPD. Elle insiste sur les luttes sociales pour régénérer le parti. Elle observe la force de la spontanéité des grèves dans la Russie de 1905. Elle pointe également les limites des syndicats, avec leur approche sectorielle et corporatiste. Elle participe à la révolution allemande de 1918 qui est écrasée par le gouvernement social-démocrate.
Antonio Gramsci, qui est devenu à la mode, est un dirigeant du Parti communiste italien. Il distingue la guerre de mouvement, avec des révoltes spontanées, de la guerre de position qui se construit à plus long terme. Durant les périodes de reflux des luttes, c’est la bataille des idées qui doit prédominer pour conquérir une hégémonie. Gramsci influence également le populisme de gauche, même si ce concept élude la lutte des classes et s’éloigne de Marx.
Clarifications théoriques
Jean-Numa Ducange reste un fin connaisseur de Marx et du marxisme. Son approche historique permet de replacer cette pensée dans son contexte. Ce qui la rend plus vivante et abordable que les savants volumes de théorie poussiéreuse. Jean-Numa Ducange montre bien les enjeux politiques toujours actuels soulevés par la pensée de Marx. Il propose une présentation relativement objective, en montrant les débats et les contradictions qui traversent la pensée de Marx. Même si l’universitaire laisse poindre aussi un point de vue plutôt réformiste. Proche de la revue Actuel Marx et de la Fondation Jean Jaurès, l’universitaire ne perd jamais une occasion pour taquiner l’approche de Maximilien Rubel. Celui qui présente les écrits de Marx à la Pléiade et en livre de poche s’attache à une lecture libertaire de Marx.
Jean-Numa Ducange insiste davantage sur les tensions qui traversent les écrits marxistes. Il reste effectivement possible de distinguer un marxisme autoritaire et un marxisme libertaire. Les écrits de Marx dévoilent des contradictions sur la question de l’État. La prise de pouvoir et la dictature du prolétariat s’opposent au projet d’une révolution pour abolir l’État et la société de classes. Les interprétations ultérieures de Marx, notamment le marxisme-léninisme, ne cessent d’insister sur la prise du pouvoir d’État comme préalable à la révolution. Dans un contexte de guerre froide et de domination du marxisme universitaire dans les milieux intellectuels, Maximilien Rubel s’attache à tordre le bâton dans l’autre sens. Il gomme les écrits les plus étatistes de Marx pour ne retenir que son éthique libertaire.
Les interprétations et les réappropriations de Marx restent un enjeu actuel. Certains universitaires, comme Thomas Piketty et Pierre Bourdieu, s’emparent de références à Marx pour asseoir leur autorité intellectuelle. Même si ces deux chercheurs conservent une approche réformiste d’aménagement de l’ordre marchand, ils tentent de se donner un vernis marxiste. Les références à Gramsci, jusqu’à l’extrême-droite version Alain de Benoist, se sont également banalisées. Ces appropriations abusives visent à récupérer la charge transgressive du marxisme, mais aussi à la désamorcer. Quand Marx et Gramsci sont cités par Jacques Attali ou Nicolas Sarkozy, c’est le meilleur moyen pour banaliser et rendre inoffensives leurs théories.
Au contraire, Jean-Numa Ducange cherche à redonner du tranchant à la pensée marxiste. Ces idées restent actuelles. Elles permettent de comprendre le monde, mais surtout de le changer. Marx ne cesse de s’appuyer sur les luttes sociales pour analyser la situation politique. Les nouveaux soulèvements et le retour de la lutte des classes peuvent également permettre de penser des perspectives révolutionnaires.
Source : Jean-Numa Ducange, Marx à la plage. Le Capital dans un transat, Dunod, 2019
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Vidéo : conférences avec Jean-Numa Ducange diffusées sur le site de la Fondation Jean Jaurès
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