Daniel Bensaïd et la révolution d’Octobre
Publié le 27 Janvier 2018
Le centenaire de la révolution russe alimente les médias et l’actualité éditoriale. Mais il semble important de sortir de la commémoration pour permettre un retour critique sur cette révolution. Comprendre les forces et les impasses de ce mouvement doit permettre de ne pas reproduire les mêmes erreurs pour les luttes à venir. Au contraire, les commémorations enterrent les désirs de liberté et réduisent la révolution russe à la barbarie bureaucratique de l’URSS. Le théoricien marxiste Daniel Bensaïd consacre plusieurs écrits à la révolution russe compilés dans le livre Octobre 17 la révolution trahie.
L’historienne de la Révolution française Sophie Wahnich présente ce recueil de textes. Elle insiste sur la dimension libertaire de la révolution russe. Mais aussi sur l’essoufflement des structures d’auto-organisation qui permet un retour à l’ordre. « Il y a sans doute une mise au pas des soviets, mais aussi une lassitude à faire de la politique, un désir de retourner chez soi, et un obscur besoin d’ordre rassurant », observe Sophie Wahnich. La révolution est alors confisquée par une clique de bureaucrates. La gauche de Jean-Luc Mélenchon semble reproduire cette faillite de la délégation. « A l’heure d’un désir d’ordre incarné par un désir de chefferie tous azimuts, il y a là de quoi méditer à nouveau », souligne Sophie Wahnich.
Dans « Questions d’Octobre », Daniel Bensaïd s’oppose à la lecture de la Révolution russe comme un simple coup d’état. Il souligne la dynamique révolutionnaire qui émerge dès février 1917. Une révolte éclate contre l’autoritarisme autocratique du régime tsariste. « Le développement du processus révolutionnaire, entre février et octobre 1917, illustre bien qu’il ne s’agit d’une conspiration minoritaire d’agitateurs professionnels, mais de l’assimilation accélérée d’une expérience politique à l’échelle de masse, d’une métamorphose des consciences, d’un déplacement constant des rapports de force », analyse Daniel Bensaïd.
Mais une bureaucratie émerge rapidement. Lénine favorise l’ascension sociale d’une nouvelle élite politique. Les soviets et conseils, organes de pouvoir populaire, sont subordonnés au parti. Les délégués ne sont plus contrôlés par les soviets et la base, mais désignés par le parti. Le pluralisme politique et les libertés d’opinion disparaissent. L’historien Marc Ferro souligne que cette bureaucratisation ne vient pas uniquement d’en haut. La population se satisfait d’un retour à l’ordre et à la normale, dans un contexte de guerre et de famine.
« Lénine ou la politique du temps brisé » tente de réhabiliter le chef bolchevique. Daniel Bensaïd reste attaché à la séparation léniniste entre le politique et le social, entre le parti et la classe. Pour Lénine, le révolutionnaire n’est pas un syndicaliste combatif, mais un « tribun populaire » qui harangue les masses. Le parti doit éclairer et guider les luttes sociales. Daniel Bensaïd tente de dénicher une nuance entre Lénine et Kautsky, théoricien social-démocrate. Mais pour ces deux courants, ce sont les intellectuels du parti qui doivent encadrer et diriger les classes populaires. Au contraire, la coordination des luttes locales vers une perspective globale ne nécessite pas l’intervention d’intellectuels extérieurs.
En 2007, Daniel Bensaïd propose un regard plus critique sur les limites du léninisme. Anton Pannekoek s’appuie sur les textes de Karl Marx pour critiquer Kautsky qui estime indispensable la prise du pouvoir d’Etat pour changer la société. Au contraire, Marx observe dans Le 18 brumaire que les révolutions n’ont fait que perfectionner la machine d’Etat au lieu « de la briser, de la démolir », et se contentent « d’en prendre possession ». Marx exige donc la destruction de l’Etat, considéré comme une « excroissance parasitaire » de la société. L’Etat doit être remplacé par l’organisation du prolétariat qui doit émerger de la lutte des classes. Marx observe la Commune de Paris comme « la forme enfin trouvée » de cette organisation nouvelle.
Lénine estime au contraire indispensable une période de transition à travers un « Etat bourgeois sans bourgeoisie ». Il estime que seul un Etat peut organiser la répartition de la production. « L’Etat bourgeois sans bourgeoisie va ainsi devenir le terreau sur lequel s’épanouissent les dangers professionnels du pouvoir et à l’abri duquel se développe une nouvelle forme d’excroissance bureaucratique parasitaire de la société », reconnaît Daniel Bensaïd. Le dépérissement de l’Etat doit ensuite déboucher vers une « administration des choses » et une simple gestion technique. Il n’y a plus de débats sur les choix et les priorités.
Bien que proche des bolcheviques, Rosa Luxemburg perçoit rapidement le risque d’une prise de pouvoir par une minorité. Elle estime que la destruction de l’ordre existant peut être décidée rapidement. En revanche, la société nouvelle doit s’inventer sans mode d’emploi. C’est l’expérience de millions d’hommes et de femmes qui doit permettre de créer une nouvelle organisation sociale. Un parti ne peut pas décider seul et planifier la société future. Rosa Luxemburg insiste au contraire sur la liberté d’opinion, le débat et la critique.
Daniel Bensaïd reste un brillant intellectuel trotskiste. Ses écrits reflètent et la lucidité mais aussi les limites de ce courant minoritaire du mouvement ouvrier. Le trotskisme reste attaché à la figure de Lénine et ne cesse de minorer ses erreurs. En revanche, les trotskistes ne cessent dénoncer le stalinisme et le régime de l’URSS. Daniel Bensaïd dénonce même un capitalisme bureaucratique.
Ensuite, l’intellectuel trotskiste refuse tout déterminisme historique. Daniel Bensaïd n’explique pas la révolution de 1917 uniquement par les structures économiques de la Russie. Attaché à la figure de Walter Benjamin, il insiste sur l’irruption de l’histoire et « le temps brisé » de la politique contre l’inertie des structures. La révolution russe contient une dimension spontanée, indispensable à toute forme de révolte.
Ensuite, Daniel Bensaïd insiste sur les racines historiques du courant trotskiste. Contrairement au mouvement maoïste à la mode après Mai 68, le trotskisme insiste sur l’importance de l’histoire. Althusser et les maoïstes insistent au contraire sur l’importance de la philosophie et de la sociologie. Les concepts structuralistes priment alors sur l’histoire du mouvement ouvrier. Pour Daniel Bensaïd, il semble indispensable de comprendre la révolution russe pour ne pas reproduire les erreurs du passé.
Daniel Bensaïd ne fait pas de la philosophie pour colloques universitaires. La théorie doit surtout permettre d’éclairer les grands débats stratégiques. Comment changer le monde devient alors l’enjeu central. Si Daniel Bensaïd répond à la question, il y répond mal. En bon trotskiste, il tente de distinguer Lénine de la bureaucratisation. Il insiste sur la bureaucratisation par en bas, avec la lassitude des soviets. L’auto-organisation spontanée s’épuise. Aucune perspective d’amélioration de la vie quotidienne ne semble émerger. En revanche, Daniel Bensaïd ne cesse de défendre Lénine et ses erreurs. Avec Rosa Luxemburg, le trotskiste reconnaît pourtant l’importance du pluralisme et du débat. Il critique le communisme de caserne, et n’épargne pas Trotsky comme partisan de la discipline et de la militarisation du travail.
Mais Daniel Bensaïd reste marxiste-léniniste. Il insiste sur la séparation du politique et du social. Il reste attaché à l’importance du parti pour éclairer les débats au-dessus de la mêlée. Au contraire, la réflexion doit venir directement des mouvements sociaux. Certes, les luttes peuvent se noyer dans l’activisme. Mais elles peuvent aussi ouvrir des espaces pour prendre du recul et analyser la situation. Le parti sombre bien souvent dans le travers d’une avant-garde intellectuelle qui entend éclairer les masses. Mais les partis trotskistes n’éclairent rien. Ils sont souvent déconnectés des luttes et ne comprennent rien à leurs enjeux. La théorie peut éclairer les luttes, mais les luttes doivent aussi alimenter la théorie. Le mouvement social doit devenir politique et ouvrir de nouvelles perspectives. C’est uniquement l’extension et la radicalisation des luttes sociales qui peuvent permettre de changer le monde.
Source : Daniel Bensaïd, Octobre 17 la révolution trahie. Un retour critique sur la révolution russe, Lignes, 2017
Extrait publié sur le site de la revue Contretemps
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