Walter Benjamin contre la modernité marchande
Publié le 3 Novembre 2017
Une critique de la civilisation industrielle est développée par Walter Benjamin. Il dénonce le règne des machines et l’effacement de la magie. Il se réfère au matérialisme historique de Karl Marx et à la lutte pour l’émancipation des opprimés. Mais il conserve une vision mystique puisée dans la théologie juive. Ses écrits attaquent les simulacres de la modernité et la disparition de l’authenticité.
Walter Benjamin observe les évolutions du début du XXème siècle, notamment dans les grandes villes. Il critique la machine, le travail, la marchandise, l’urbanisme et la surveillance bureaucratique de masse. Agnès Sinaï, dans son livre Walter Benjamin face à la tempête du progrès, rattache cet auteur à la constellation de la décroissance.
Walter Benjamin exprime « le refus de l’utile et le droit à la flânerie, la possibilité permanente de changer le court des choses par un renversement révolutionnaire, l’émancipation des classes opprimées, les instants d’intensité arrachés à l’uniformisation du monde », décrit Agnès Sinaï. Ses analyses influencent l’Ecole de Francfort qui dénonce le productivisme et l’accélération comme des nouvelles formes d’aliénation.
Walter Benjamin grandit dans une famille aisée de Berlin. Mais il se tourne vers le rêve, l’imagination, l’émancipation et l’utopie. Sa réflexion s’appuie sur un messianisme révolutionnaire. Paris, cette « capitale du XIXème siècle » devient son foyer d’adoption. Il arpente cette ville en flâneur. Walter Benjamin reste un penseur inclassable. Il se rattache au romantisme révolutionnaire, au matérialisme historique et à la théologie juive. Il se nourrit de lectures éclectiques du poète Charles Baudelaire au révolutionnaire Auguste Blanqui en passant par le dramaturge Bertold Brecht.
Walter Benjamin analyse le fétichisme de la marchandise à travers une archéologie du XIXème siècle parisien. Il montre l’influence du capitalisme sur la culture et la société de l’époque. Cette critique de la modernité le conduit vers une utopie qui puise surtout dans un passé idéalisé. Walter Benjamin souhaite retourner dans une période lointaine de société sans classe.
Walter Benjamin exprime une sensibilité pessimiste. Il s’inspire du spleen de Baudelaire comme un sentiment de la catastrophe permanente. Il fustige la modernité avec le règne des machines qui éradique la magie, l’aura et l’authenticité. Il critique la raison historique fondée sur l’idée de continuité du temps et de progrès. Il développe un rapport à l’histoire qui repose sur un temps non linéaire. Il insiste sur les accélérations, les ruptures, les basculements. Le cours catastrophique du progrès peut être renversé. Les vaincus et les victimes du passé peuvent se rebeller et se révolter. Esclaves, serfs, paysans, juifs, tziganes, peuples colonisés peuvent renverser le cours de l’histoire.
L’histoire est ponctuée de moments de rupture avec l’oppression. Révoltes des esclaves, révoltes des paysans ou Révolution française permettent d’interrompre la continuité du progrès. Ce messianisme utopique s’appuie sur les révoltes sociales pour interrompre la catastrophe. La révolution s’apparente à une rupture eschatologique pour inaugurer la véritable histoire humaine fondée sur la liberté. Les moments de basculement peuvent ouvrir vers d’autres mondes possibles.
Walter Benjamin privilégie une approche matérialiste de la ville, loin des flâneries surréalistes. Il se penche sur les infrastructures. Il observe le luxe des galeries marchandes, mais aussi les égouts, les catacombes et les souterrains. Il s’intéresse à l’envers du décor bourgeois. Il critique également l’architecture et les transformations de Haussmann qui apparaissent comme un monument de despotisme napoléonien. En 1870 sont construits des grands boulevards destinés à circuler et à consommer. « Les habitants de la ville ne s’y sentent plus chez eux ; ils commencent à prendre conscience du caractère inhumain de la grande ville », écrit Walter Benjamin.
L’espace urbain devient bruyant et surpeuplé. « La rue assourdissante autour de moi hurlait », écrit Baudelaire. Walter Benjamin critique également la saturation consumériste avec ses produits industriels standardisés. Mais il résiste à la réification marchande par un détournement des lois du capitalisme. Le flâneur, débarrassé de la raison productive et utilitariste, peut appréhender la modernité comme une source de jouissance esthétique.
L’authenticité de l’œuvre d’art disparaît avec sa reproduction photographique ou cinématographique. L’aura, la présence sensible et immédiate, semble menacée par les techniques de reproduction. Le productivisme influence la perception des individus et leur capacité à se relier à l’immédiat de manière authentique. Le divertissement cinématographique, les affiches publicitaires et les formes de propagande multiplient les images.
Ce phénomène provoque une saturation de l’imaginaire et une aliénation avec des individus poussés à la possession d’objets. La culture façonne également des goûts standardisés. L’Ecole de Francfort reprend cette critique la culture de masse. Les effets politiques du cinéma apparaissent comme une arme à double tranchant. Le cinéma peut rechercher l’émancipation du public, mais il peut également se réduire à un instrument de propagande.
Agnès Sinaï propose une présentation claire de la pensée politique de Walter Benjamin. Elle insiste sur les aspects les plus intéressants de cette œuvre intellectuelle originale et inclassable. La figure de Walter Benjamin illustre également les contradictions du courant de pensée de la décroissance, mais surtout du romantisme révolutionnaire.
On peut déceler chez Walter Benjamin une dimension passéiste voire réactionnaire. Il ne cesse de critiquer la modernité, les évolutions techniques et l’urbanisation. Ce constat, bien que souvent pertinent, risque de conduire vers un passé idéalisé. La notion centrale d’authenticité peut renvoyer à une dimension réactionnaire. Elle peut conduire à préserver un état supposé naturel. Cet aspect se retrouve dans certains courants de la décroissance aux relents homophobes et réactionnaires.
Walter Benjamin semble également porté par une dimension religieuse. Il puise une partie de sa pensée dans la théologie juive. Il adopte une conception messianique du changement social. Il annonce la catastrophe et valorise un prolétariat rédempteur. L’idée d’une revanche des vaincus relève de la croyance et de l’incantation, mais pas vraiment de la stratégie révolutionnaire. Walter Benjamin propose un souffle et une espérance, mais peu de véritables perspectives politiques.
Malgré ces limites, Walter Benjamin puise sa force dans les analyses de Marx. Il propose une analyse critique de la marchandise et de son influence sur tous les aspects de la vie. Loin d’un marxisme orthodoxe qui se réduit à une analyse économique, Walter Benjamin montre l’influence de la logique marchande sur l’urbanisme et la culture.
Ensuite, sa philosophie de l’histoire s’éloigne des dérives de la décroissance. Pour critiquer le monde moderne, il ne faut pas retourner vers le passé ou cultiver son potager sur une ZAD. Le retour à la terre et aux alternatives concrètes, valorisés par la décroissance, ne sont pas vraiment envisagés. Au contraire, Walter Benjamin s’inscrit dans la lutte des classes et propose une rupture révolutionnaire. Seuls des moments de révoltes peuvent permettre des basculements pour ouvrir de nouvelles possibilités d’existence.
Source : Agnès Sinaï, Walter Benjamin face à la tempête du progrès, Le passager clandestin, 2016
Articles d’Agnès Sinaï publiés sur le site Actu environnement
Michael Löwy, « Walter Benjamin, précurseur de l’écosocialisme », publié dans Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique n°130 en 2016
Michael Löwy, Walter Benjamin critique de la civilisation, publié sur le site Mediapart le 23 juin 2010
Michael Löwy, "Avertisseur d’incendie": la critique de la technologie chez Walter Benjamin, publié sur le site de la LCR belge le 5 septembre 2007
Michael Löwy, Temps messianique et historicité révolutionnaire chez Walter Benjamin, publié dans la revue Vingtième Siècle n°117 en 2013
Alain Naze, Catastrophe, progrès et technique chez Walter Benjamin, publié sur le site ici et ailleurs le 13 août 2017
Arnaud Spire, Critique de la mélancolie de gauche, publié dans la revue Nouvelles fondations en 2007
Félix L. Deslauriers, « Libérer du conformisme une tradition en passe d’être violée par lui », publié sur le site de la revue Raisons sociales le 2 décembre 2015
Frédéric Ménager-Arany, Entretien avec David Muhlmann : "Les marxistes et le progrès", publié dans la revue en ligne Nonfiction le 24 janvier 2013