Détruire l’urbanisme et son monde

Publié le 9 Septembre 2014

Détruire l’urbanisme et son monde
Le fanzine Désurbanisme analyse l'espace urbain avec l'emprise du contrôle et de la marchandise sur nos vies quotidiennes.

 

Le capitalisme façonne l’espace urbain et notre cadre de vie. La manière de circuler de flâner, se rencontrer, de vivre semble conditionnée par l’urbanisme. Les mutations du capitalisme bouleversent également les villes et leur mode de vie. Le fanzine Désurbanisme est diffusé à prix libre de 2001 à 2006. Ce journal amateur et passionné, avec sa liberté de ton et sa créativité, explore l’urbanisme contemporain. Les éditions Le monde à l’envers publient l’intégralité des numéros à travers une scannérisation qui laisse intacte le charme de l’écriture manuscrite, des illustrations et des collages. Ce fanzine propose de « nourrir la critique de l’urbanisme, sur le front de la théorie comme sur celui de la pratique, en l’insérant dans une critique des rapports sociaux capitalistes », présente l’éditeur. Détruire l’exploitation et l’aliénation doit permettre de s’approprier l’espace pour qu’il devienne agréable à vivre.

 

                               

 

Urbanisme et capitalisme

 

La ville se conforme aux intérêts économique de la bourgeoisie. Des zones pour travailler, pour consommer, pour habiter sont créées. L’actuel processus de l’embourgeoisement urbain révèle également cette construction capitaliste de la ville. L’espace doit s’organiser également pour éviter les révoltes et les insurrections. La ville demeure « l’accomplissement moderne de la tâche ininterrompue qui sauvegarde le pouvoir de classe : le maintien de l’atomisation des travailleurs que les conditions urbaines de la production avaient dangereusement rassemblés », analyse Guy Debord. L’emprise du capitalisme sur tous les domaines de la vie exige que la guerre de classe s’étende au-delà de l’entreprise. La luttes des classes traverse également l’espace urbain.

Les urbanistes aménagent le territoire pour mieux gérer le capitalisme. Mais seule une modification des bases de l’organisation sociale doit permettre d’améliorer la vie quotidienne. Le fanzine reproduit un texte qui attaque le travail et le salariat, la démocratie représentative et les formes d’organisations hiérarchisées, la culture et le divertissement. Des êtres humains autonomes doivent fixer eux-mêmes librement leurs propres règles collectives. Mais la société impose l’aliénation avec des individus dépossédés du contrôle de leur vie. « De quel pouvoir dispose celui qui n’est pas maître de son temps, de son espace, des conditions de son activité, de la nature de ce qu’il produit, de ce qu’il consomme, de l’heure à laquelle il se lève et de celle à laquelle il se couche ? », interroge le fanzine.

Le dernier numéro s’achève par un texte de la revue Meeting qui constate la colonisation de la logique du capital sur tous les aspects de la vie. Loin des illusions gauchistes, la revue évoque « le service public ou les pauvres se prenant pour les plus riches encadrent les pauvres se prenant pour des clients, le cadre de gauche, la communication en boîte et la solitude de tous, le bureau, le petit macho qui joue au patron chez lui pour oublier l’humiliation de sa vie au travail, le syndicat qui négocie le prix de ta vie ». Cet enfer marchand ne doit pas être réapproprié ou autogéré, mais détruit. Pour imaginer un monde radicalement nouveau.

 

 

                         Désurbanisme #19

 

Urbanisme et contrôle

 

Des squatteurs genevois évoquent le rôle de la technologie, de la surveillance et du contrôle dans l’espace urbain. Les caméras de vidéo-surveillance et les digicodes conditionnent les comportements et les habitudes. La peur alimente l’isolement et la séparation entre les individus. « L’idéologie sécuritaire et la vie marchande ont défini un espace urbain caractérisé par l’isolement des individus, l’absence de sociabilité, l’absurdité des transports et l’inhumanité des constructions », observent les genevois. Des dispositifs de contrôle et des normes sociales quadrillent l’ennui et la routine du quotidien.

La ville ressemble à la prison. Une uniformisation de l’architecture et des modes de vie s’observe. Travail et loisirs demeurent encadrés par un emploi du temps. Les relations humaines se détériorent. Détenus et citoyens libres regardent les mêmes programmes de télévision et s’enthousiasment pour la même équipe de foot.

 

La prévention situationnelle qui permet d’aménager l’espace pour prévenir les risques d’insécurité. « L’idéal fantasmatique d’une société lisse, sans accroche, dans laquelle on entretient que le minimum de rapport avec l’altérité incarnée dans "les autres", dans laquelle tout le monde peut se reconnaître puisque impersonnelle, et où on peut se perdre à force de ne pas y trouver de sens », définit le fanzine. L’environnement et les circonstances dans lesquelles sont commis des délits sont alors modifiés. Les villes se réduisent alors à des lieux de contrôle et de surveillance. Une vie aseptisée doit empêcher les conditions de l’insurrection.

Jean-Pierre Garnier évoque l’imposture de la politique de la ville. Le spatialisme consiste à traiter les problèmes sociaux en améliorant l’habitat et l’architecture à coup de « rénovations urbaines ». L’aménagement de l’espace est alors censé prévenir le crime. Le localisme s’attache à une gestion locale des problèmes sociaux et occulte leur dimension globale. Cette politique doit évacuer les antagonismes de classe et les conflits sociaux. La lutte contre les violences urbaines prime sur la lutte contre les inégalités. Le mode de production capitaliste n’est jamais désigné comme la cause des problèmes urbains.

Philippe Lignières, dans son film Pas lieu d’être, montre les dispositifs pour empêcher les SDF de s’installer en ville. L’arrosage des pelouses ou les barres sur les bancs ne permettent plus de s’allonger. Cette lutte contre les SDF doit aussi limiter le confort de tous. L’espace urbain ne doit plus permettre de s’installer, mais uniquement de circuler.

 

La revue Tiqqun propose son analyse de l’espace urbain. L’échange et la circulation de marchandises demeure la destination principale de l’espace public qui appartient à l’État. Chaque moment séparé, comme la travail ou les loisirs, dispose de son lieu spécifique. L’espace public conditionne également les conduites et les comportements qui se trouvent contrôlés. La transparence devient un dispositif de contrôle. « L’espace public est un espace neutre, c’est-à-dire que toute manifestation d’existence singulière y représente une atteinte à l’intégrité d’autrui », observe Tiqqun.

La revue Tiqqun insiste sur l’artificialisation de la vie. Les écrans d’ordinateur et leur monde virtuel deviennent plus familiers que les rues de notre quartier. L’urbanisme impose une manière de vivre et de circuler. Mais, désormais, les individus intériorisent les normes sociales et les bons comportements à adopter dans le cadre urbain. « Le territoire quadrillé où s’écoule notre quotidien, entre le supermarché et le digicode de la porte d’en bas, entre les feux de signalisation et les passages piétons nous constitue. Nous sommes aussi habités par l’espace dans lequel nous vivons », analyse Tiqqun.

 

 

Urbanisme et vie quotidienne

 

Les situationnistes critiquent l’emprise du capitalisme sur la vie quotidienne. L’urbanisme apparaît comme une idéologie qui fabrique de faux besoins. La planification et l’aménagement urbain permettent d’intégrer la population dans le conditionnement bureaucratique. La ville favorise la circulation plutôt que la rencontre pour permettre l’atomisation, l’isolement et la séparation.

La ville-automobile favorise la pollution. Surtout, avec l’importance des transports, la vie de quartier disparaît. Il faut se rendre toujours plus loin pour se procurer les mêmes services. Alors que les relations humaines de proximité disparaissent. En revanche, les propositions d’aménagement avec centre-ville urbain, tram, jardins partagés, boutiques bios et magazines alternatifs semblent limitées. Ces propositions ne permettent qu’une amélioration partielle de la ville. Surtout, elles favorisent le phénomène de l’embourgeoisement urbain en attirant de nouveaux habitants et consommateurs alternatifs dont l’installation augmente le prix des loyers.

De même, l’architecte Le Corbusier s’oppose à la voiture. Mais il considère que la ville doit aménager des zones de travail et des espaces de divertissement. Ses propositions ne font que moderniser l’aliénation urbaine sans jamais la remettre en cause.

Au contraire, les situationnistes tentent de penser la circulation non plus comme un travail, mais comme un plaisir. Pour cela, une transformation radicale de l’espace urbain et de la vie quotidienne semble indispensable. « Il faut refaire l’architecture en fonction de tout le mouvement de la société, en critiquant toutes les valeurs passagères, liées à des formes de rapports sociaux condamnées (au premier rang desquelles : la famille) », indique Guy Debord.

Herbert Marcuse décrit le mode de vie urbain. Les individus s’entassent dans le métro, avec des silhouettes fatiguées qui respirent la haine et le mécontentement.

 

L’analyse d’une publicité pour une voiture de luxe Subaru se révèle très drôle. Selon l’idéologie marchande, un « architecte urbaniste » passe pour un anticonformiste audacieux qui fixe ses règles, pour un véritable rebelle des temps modernes. Pourtant, les architectes et les urbanistes demeurent surtout les larbins du capital qui façonnent des villes et des bâtiments aseptisés et uniformisés.

L’architecture se contente de construire des habitations pour aménager le territoire. Les urbanistes demeurent soumis à l’État. En revanche, les désirs des habitants ne sont jamais pris en compte. Des bâtiments hideux, qui se ressemblent tous, demeurent dénués de sensibilité esthétique et de créativité.

La guérilla urbaine est incarnée par la Fraction armée rouge (RAF) dans l’Allemagne des années 1970. La RAF s’oppose à la concentration urbaine et à l’aliénation dans la vie quotidienne. « On découvre l’individu des métropoles : il est issu du processus de décomposition du système, des relations aliénées, fausses, mortelles, qu’il crée dans la vie - à l’usine, au bureau, à l’école, à l’université, dans les groupes révisionnistes, lors de l’apprentissage de jobs occasionnels », déclare Ulrike Meinhof. Le monde marchand demeure régit par la concurrence, le rendement, le profit, au détriment des relations humaines.

 

       Squats de Montpellier 1/6 : "Un squat qui ferme, c'est un autre qui ouvre"

 

Dérives et expérimentations

 

Le fanzine Désurbanisme propose des pistes de réflexion sur la ville pour briser l’évidence de la normalité. L’expérimentation poétique et politique apparaissent comme des outils. « Et la subversion pour casser les repaires urbains, les normes fixées, les cadres imposés », précise le fanzine.

La ville conditionne notre existence et nos trajets. Mais le hasard permet de perturber ce froid mécanisme de la routine du quotidien. « On avancera, et puis un jour on ne s’arrêtera pas devant le supermarché, on prendra la rue à droite alors que le boulot est à gauche, on fera deux pas de danse plutôt que d’attendre le métro ou le bus », imagine le fanzine. Même si, dans la société actuelle, ce dérèglement de la routine peut avoir des conséquences néfastes. L’expérimentation de nouvelles formes d’existence peut s’accompagner d’une perspective de rupture avec la marchandise. « Nous avons chercher à inventer des formes et des surprises agréables, car quand c’est bon, on aime que ça dure », observe le fanzine. Il propose aussi d’agir et de rêver dans le sens d’une « révolution torride et poétique ».

La dérive, inventée par les jeunes situationnistes, permet de briser la routine du quotidien. La ville devient ainsi un espace de flâneries, de contemplations, de découvertes, de jeux, de créations, de rencontres, d’insurrections. Guy Debord définit la dérive comme « une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées ». La circulation ne se soumet à aucune contrainte de temps, de travail ou de consommation. La drive favorise le dépaysement et l’exploration de l’espace.

Mais la dérive doit s’articuler avec une perspective de rupture avec le capitalisme pour ne pas sombrer dans un simple style de vie. Le terrorisme poétique proposé par Hakim Bey évoque quelques pratiques artistiques pour interpeller les passants. Les Chômeurs heureux valorisent leur refus du travail. Mais ses pratiques ne doivent pas sombrer dans le style de vie marginal et artistique destiné à une minorité. Il semble indispensable de relier l’expérimentation immédiate avec la perspective d’une appropriation de l’espace et du temps pour reprendre le contrôle de nos vies.

 

Les alternatives peuvent exprimer une conflictualité avec le monde marchands. Les squats politiques permettent de lutter contre l’augmentation du prix des loyers. L’appropriation illégale de logements s’oppose au droit de propriété. Le squat peut permettre le développement d’un espace autonome qui diffuse des pratiques et des réflexions collectives. « Nous souhaitons affirmer l’illégalité de notre action et montrer notre désir d’inventer de nouvelles relations, de nouveaux rapports sociaux, abolissant simultanément la propriété privée et toutes les formes de hiérarchies », affirment des squatteureuses anarchistes. Mais la pratique du squat doit s’étendre, avec le refus de payer des loyers, pour permettre l’abolition de la propriété privée qui demeure la seule solution au problème du logement.

 

Le fanzine Désurbanisme propose des expérimentations pour changer la ville ici et maintenant. Les potagers autogérés peuvent devenir des espaces de rencontres. Mais les alternatives ne permettent pas d’attaquer directement l’ordre urbain. Les jardins citoyens sont souvent encouragés par les institutions pour devenir de simples loisirs.

Avec Michel Maffessoli l’alternative devient même un moyen d’accepter l’ordre existant. La dérive des situationnistes ne conteste plus le cadre urbain mais doit permettre, au contraire, de s’en émerveiller.

 

Le fanzine Désurbanisme popose des analyses joyeusement éclectiques, et souvent pertinentes, pour attaquer le conditionnement urbain. La diversité des sources et des approches évite de figer la réflexion dans un dogme ou une idéologie immuable. Les évolutions observées n'ont fait que s'intensifier.

En revanche, le fanzine insiste un peu trop sur les alternatives en acte dont l'imposture n'a fait aussi que se répendre. Les jardins partagés, et autres expériences du même ordre, peuvent devenir des espaces de rencontres et de discussion. Mais, dans les faits, ils ne sont qu'un loisir de plus pour la petite bourgeoisie. L'expérimentation ludique des situationnistes peut permettre de changer la vie, mais doit s'articuler avec une perspective de rupture révolutionnaire pour ne pas sobrer dans l'alternativisme. Les luttes sociales semblent également indispensables. Au-delà de quelques squats, des mouvements s'approprient l'espace urbain, comme au Brésil ou en Turquie, dans une perspective de transformation radicale de la société. 

 

Source : Collectif, Détruire les villes avec poésie et subversion. Désurbanisme, fanzine de critique urbaine (2001-2006), Le monde à l’envers, 2014

 

Articles liés :

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L'expérience des squats parisiens

Les limites des squats alternatifs

Lutte urbaine et révolte sociale au Brésil

 

Pour aller plus loin :

Désurbanisme n° 19, publié sur le site Infokiosques le 9 juin 2005

Vidéo : "Pas lieu d'être", film de Philippe Lignières

Vidéo : Agir avec Henri Lefebvre et se faire des amis avec J.P.Garnier, mis en ligne sur le site de la librairie Tropiques le 13 juin 2015

Vidéo : Jean-Pierre Garnier, Urbaniser, dépoliser, soumettre, Intervention à Nantes le samedi 7 décembre 2013

Vidéo : Jean-Pierre Garnier, "Urbanisme et violence contemporaine"

Vidéo : Jean-Pierre Garnier, L’idéologie du "développement durable", une baudruche politique destinée à sauver le capitalisme, publié sur le site Les Enragés

 

Rubrique urbanisme sur le site Infokiosques

Jean-Pierre Garnier, "Urbaniser" pour dépolitiser. La rhétorique du spatialisme et du localisme, publié sur le site Infokiosques le 12 mai 2005

La chronique de Jean-Pierre Garnier sur le site Terrains de lutte

Jean-Pierre Garnier sur le site "Nouveau millénaire, défis libertaires"

Jean-Pierre Garnier sur le site du journal Article 11

"Note de lecture de l'ouvrage de Jean-Pierre Garnier", publiée sur le site du Groupe d'Action pour le Recomposition de l'Autonomie Prolétarienne (GARAP)

"Face au Grand Paris de la Bourgeoisie. Lutter pied à pied contre la gouvernance locale du capital", communiqué n° 34 publié sur le site du Groupe d'Action pour la Recomposition de l'Autonomie Prolétarienne (GARAP), octobre 2014
"Contre leur "Grand Paris", on fait quoi ?", communiqué n° 38 publié sur le site du GARAP,  juin 2015
Note de lecture de l’ouvrage d'Élisabeth Pélegrin-Genelpubliée sur le site du Groupe d'Action pour le Recomposition de l'Autonomie Prolétarienne (GARAP)

Fabien Bon, « L’urbanisme sert à faire la guerre », Et alors ? n°6, 2010 repris dans la brochure du groupuscule No Pasaran "Territoires : entre depossession et exclusion"

Rubrique « Urbanisme, mixité sociale et gentrification » sur le site Non Fides
Rubrique "Critique urbanisme" sur le blog Laboratoire Urbanisme Insurrectionnel

Affiches : Le TTGC avait fait une syncope, publié le 1er février 2013 sur le site Squat.net

Publié dans #Pensée critique

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