Culture hip hop et critique sociale
Publié le 30 Mars 2023
La musique populaire a souvent été portée par les mouvements afro-américains. Les luttes sociales nourrissent la musique du blues jusqu’au mouvement hip hop. Désormais, l’esthétique du mouvement hip hop s’est imposée à l’échelle internationale. Elle est largement exploitée par l’industrie culturelle. Cette culture locale, issue d’une population opprimée, est devenue un phénomène international.
Les milieux intellectuels ne cessent de mépriser la culture hip hop, souvent réduite à une apologie du proxénétisme et du trafic de drogues. Pourtant, cette musique met en lumière la politique, l’histoire et la question raciale contemporaines. Le hip hop donne la parole aux jeunes noirs marginalisés qui n’ont pas l’habitude de s’exprimer sur ces sujets. Les intellectuels conservateurs fustigent une jeunesse qui refuse l’autorité. D’autres considèrent que le hip hop renforce les stéréotypes sur les jeunes noirs. Mais le rap apparaît avant tout comme une forme d’art. L’ironie, l’hyperbole, la parodie, les doubles sens et la dramaturgie ou autres formes littéraires et artistiques permettent de porter un discours.
Les intellectuels de gauche dénoncent l’irrévérence de la génération hip-hop qui s’opposerait au respect des figures du mouvement des droits civiques. Ils ne supportent pas que le rap remplace les pasteurs comme institution africaine-américaine de premier plan. Pourtant, ce sont des artistes qui expriment le mieux les difficultés de la vie quotidienne pour la population noire et pauvre. Les intellectuels de gauche dénoncent le hip hop comme l’apologie de la violence, du matérialisme et de l’hédonisme. Mais ces universitaires ignorent que les critiques les plus virulentes des dérives commerciales du hip hop s’expriment également dans des textes de rap.
Michael Eric Dyson, brillant universitaire qui a grandit dans un ghetto de Détroit, prend au sérieux la culture hip hop. Il analyse le contexte culturel et les significations sociales de cette nouvelle forme artistique. Michael Eric Dyson présente ses réflexions sur le hip hop à travers un long entretien dans le livre Know What I Mean.
Vie quotidienne des prolétaires
Le hip hop reste attaché à l’authenticité. Ce qui débouche vers plusieurs conflits de légitimité. Le rap underground s’oppose au hip hop commercial. La culture underground s’oppose au conformisme imposé par l’industrie culturelle. Ce rap dénonce le racisme et l’injustice sociale. Ensuite, la culture du ghetto s’oppose à une culture davantage élitiste et bourgeoise. Un conflit de classe traverse le hip hop. Le rap décrit le quotidien des exploités. Mais un autre courant comprend des artistes embourgeoisés qui s’éloignent de cette réalité. « Ce clivage s’exprime aujourd’hui entre les bourgeois noirs qui se sentent humiliés et rabaissés par les Noirs pauvres, et d’autres qui au contraire se sentent enracinés ou du côté des revendications, des conditions de vie, du problème et des proccupations du prolétariat noir », observe Michael Eric Dyson.
Le rap valorise le ghetto et la vie des prolétaires. Un artiste qui se conforme à un mode de vie bourgeois n’est pas considéré comme authentique. « Au-delà de la réalité de la lutte des classes, la glorification du ghetto repose sur la représentation symbolique des personnes socialement et économiquement vulnérables », analyse Michael Eric Dyson. Même si des artistes peuvent exprimer une sensibilité et décrire une réalité qu’ils ne vivent pas. Le rap reste le seul courant de la pop culture qui exige une authenticité prolétarienne. Cette forme de purisme semble même excessive. En revanche, il reste important pour les artistes de comprendre la culture du ghetto, ses histoires et ses mythes fondateurs.
Le hip hop entretient un rapport complexe à la prison. Les conditions de détention et l’enfermement carcéral sont clairement dénoncés, tout comme la répression judiciaire. Cependant, le hip hop peut également valoriser le mode de vie de la prison avec des codes de virilité et de violence. Ensuite, la prison apparaît comme une fatalité pour beaucoup de jeunes qui grandissent dans les ghettos. Surtout, la prison comprend une dimension métaphorique. Ce sont les contraintes de la vie quotidienne qui deviennent une prison. C’est la parole de la jeunesse noire qui est emprisonnée.
Le hip hop reste un monde très viril qui porte des valeurs patriarcales. La femme doit être soumise et réduite au statut d’objet sexuel. Les quelques femmes qui se lancent dans le hip hop adoptent des stratégies diverses pour s’imposer. Des femmes noires, comme Lil’ Kim ou Foxy Brown, assument des textes sexuellement explicites. Elles reprennent les codes pour les renverser. Elles sont dominantes et expriment leur autonomie sexuelle en séduisant et en contrôlant les hommes. Elles renversent les rapports de domination. D’autres artistes, comme Missy Elliott, tentent d’exprimer une féminité noire qui s’affranchit de la masculinité. Elles rejettent l’univers viriliste pour tracer leur propre chemin.
Michael Eric Dyson porte un regard nuancé sur la culture virile porté par le rap. Il montre que le hip hop reproduit les stéréotypes masculins et féminins. En dehors de quelques femmes de la scène rap, cette culture reproduit le modèle patriarcal de l’homme fort et de la femme fragile et soumise. Cependant, Michael Eric Dyson souligne également que le hip hop n’est malheureusement pas isolé. Cette vision patriarcale reste profondément enracinée dans les sociétés contemporaines.
Culture et luttes sociales
Le Black Arts Movement accompagne les luttes sociales des années 1960 et 1970. Le hip-hop comprend une dimension politique forte. Mais il émerge dans le contexte de la fin des années 1980 et du début des années 1990. Les discriminations et les inégalités économiques et sociales ne cessent de se creuser. Ce sont les films de Spike Lee qui contribuent à forger une conscience antiraciste, notamment avec le retour de la figure de Malcolm X. L’art et la politique deviennent étroitement reliés. Des rappeurs portent un discours de critique sociale. « Mais ils sont effectivement appréciés pour ce qu’ils disent et dénoncent : les injustices sociales et raciales, les violences policières et la répression, la surincarcération et le système carcéral, le sort des prisonniers politiques, la pauvreté endémique, l’inégalité raciale en termes d’accès à l’éducation et plus encore », décrit Michael Eric Dyson.
Cependant, le hip hop n’est pas porté et encouragé par un mouvement politique dynamique. Cette musique émerge dans un contexte de reflux des luttes sociales. Ensuite, beaucoup d’artistes refusent le label « rap conscient » qui apparaît comme une posture élitiste et surplombante pour se démarquer du reste du mouvement hip-hop. « Le risque réside donc dans la création d’un label de puritanisme noir », précise Michael Eric Dyson. Même si les luttes sociales restent le cœur de la politisation, le rap contribue à développer une conscience critique dans la jeunesse.
Les origines du mouvement hip hop proviennent de l’ouverture internationale. DJ Kool Herc vient des Caraïbes, un espace de métissage entre Amérique latine et esclaves venus d’Afrique. Le hip-hop comprend la musique, mais aussi la danse et le graffiti. A ses débuts, le mouvement n’est pas aussi cloisonné qu’aujourd’hui. Le rap politisé, le gangsta rap, le bling-bling, le rap hardcore se partagent des parts de marchés. Des variétés de rap et de styles sont marquées géographiquement. Cependant, le hip hop semble moins cloisonné à ses origines. Le rap humoristique de Will Smith partage la même scène que le rap politique et incendiaire de Public Enemy.
Les luttes sociales demeurent le moteur du changement. Le rôle du rap ne doit pas être surestimé. « Le hip hop peut être un média déterminant pour développer et diffuser une conscience politique, mais les luttes pour l’autodétermination et la dignité humaine sont, selon moi, bien plus profondes que toutes formes d’art », souligne Michael Eric Dyson. Cependant, il semble également important d’insister sur la dimension politique du rap. De nombreux groupes affirment des propos politiques directs. Ils ne défendent pas une idéologie ou des revendications, mais ils critiquent une situation sociale. Ils expriment un point de vue politique à partir d’un regard de classe sur les inégalités sociales et la vie quotidienne dans les ghettos.
« Les acteurs du mouvement hip hop ont la possibilité de sensibiliser la population. Je pense que tant que le mouvement arrivera à se mettre au défi et à se renouveler dans les cycles historiques des luttes sociales, il continuera à jouer un rôle important en nous incitant à être politiquement avisés », insiste Michael Eric Dyson. Le rap peut encourager la jeunesse à se battre et à lutter. Il semble important de prendre conscience de l’importance des rapports de force et des luttes sociales pour transformer la vie quotidienne. « Le pouvoir ne concède jamais rien qui ne lui est pas arraché. Cela n’a jamais été le cas et cela ne le sera jamais », affirme l’ancien esclave Frederick Douglass.
Hip hop et conscience de classe
Michael Eric Dyson propose un livre de réflexions sur le hip hop, synthétique mais dense. Il aborde les principaux enjeux que soulève le rap aux États-Unis et à travers le monde. Il porte un regard bienveillant sur la culture rap et apporte un discours nuancé. Michael Eric Dyson reste une figure intellectuelle majeure dans l’espace public américain. Il intervient notamment dans les débats télévisés. Cet universitaire s’attache à redécouvrir les luttes des prolétaires afro-américains. Ses recherches portent sur les grandes figures comme Martin Luther King. Mais son discours se confronte également à la réalité actuelle des ghettos noirs portée par la culture hip-hop.
Michael Eric Dyson montre bien que le rap reste méprisé par les réactionnaires et les défenseurs de l’ordre existant. Mais il observe que les notables embourgeoisés de la génération des droits civiques ne comprennent pas davantage la culture hip-hop. Ce langage parfois brutal exprime une révolte contre une vie quotidienne de misère, de violence et de racisme. Le rap s’exprime dans une forme crue et sauvage, mais pour mieux transmettre la violence de classe qui frappe la vie quotidienne du prolétariat urbain.
Michael Eric Dyson souligne bien que c’est ce regard de classe sur le monde qui distingue le hip hop. Cette musique observe le monde depuis le ras du bitume. Les témoignages bruts priment sur les grands discours idéologiques. Mais l’expérience vécue semble bien plus directe que les abstractions théoriques pour attaquer le monde capitaliste. C’est sans doute ce que les intellectuels de gauche semblent avoir du mal à percevoir. Le rap, à travers ses récits du quotidien, abordent de nombreux thèmes comme les injustices sociales, le racisme, les violences policières, la répression, la prison et la violence de la rue.
Michael Eric Dyson décortique également les critiques pertinentes adressées au hip hop. Cette culture reste liée aux gangs et porte une apologie de la violence. Certes, le rap peut parfois porter un imaginaire lié au grand banditisme. Mais il faut souligner que ces artistes sont biberonnés au cinéma américain, et notamment aux films de Martin Scorsese. Ce réalisateur porte également un regard de classe sur le monde de la rue. Mais la forme cinématographique est devenue plus légitime et adoubée par la bourgeoisie de gauche.
Surtout, le rap évoque la violence de la rue car c’est avant tout le quotidien vécu dans les quartiers populaires. Au-delà de la mythologie à la Scorsese, le rap décrit plus qu’il ne glorifie un monde dans lequel les prolétaires doivent s’entretuer pour survivre. Certes, la gauche porte un noble idéal de solidarité. Mais, en dehors de moment de luttes sociales, c’est trop souvent le cannibalisme social qui l’emporte avec des exploités qui s’affrontent entre eux pour survivre dans le monde du trafic de drogue comme sur le marché du travail. C’est aussi cette réalité brutale que le rap ose regarder en face.
Michael Eric Dyson revient également sur la conscience de classe portée par le hip hop. Le rap repose sur le vécu des ghettos. Ce qui peut permettre à tous les prolétaires de se reconnaître dans les problèmes évoqués par le rap. Certains artistes n’hésitent pas à affirmer ouvertement une critique de la société capitaliste. Néanmoins, Michael Eric Dyson souligne que la conscience de classe se forge surtout dans la chaleur des luttes sociales. Le hip hop fournit quelques bribes qui contribuent à politiser la jeunesse. Mais ce mouvement culturel ne peut pas s’appuyer sur un contexte de luttes sociales. Le gangstérisme peut même refléter un regard pessimiste mais réaliste sur le monde. Si aucune solidarité n’émerge entre les exploités à travers des luttes sociales, le seul moyen pour survivre reste la solidarité du gang, du quartier, de la rue.
Source : Michael Eric Dyson, Know What I Mean. Réflexions sur le hip hop, traduit par Doroteja Gajic et Julien Bordier, éditions BPM, 2022
Extrait publié sur le site Les mots sont importants
Extrait "Rap conscient et Black Arts Movement" publié sur le site Les mots sont importants
Extrait publié sur le site Lundi matin
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Pour aller plus loin :
Vidéo : Nesblog, Réflexions : une chouette chronique sur le hip-hop à découvrir, diffusée sur le site Geekzone le 2 juin 2016
AndyZ et Manue, Traduction de Know What I Mean?, un ouvrage sur le rap et ses contradictions, publié sur le site Abcdr du son le 2 novembre 2022
Yérim Sar, Les livres du rap US : les indispensables et les plus étonnants, publié sur le site de Mouv' le 18 octobre 2018
Guillaume Lessard, Du gangsta rap au hip-hop conscient : subversions et alternatives critiques en réponse aux mythes américains, publié dans la revue Cahiers d'histoire Volume 34, numéro 1, printemps 2017