Le communisme du jeune Marx
Publié le 23 Mars 2023
Karl Marx a longtemps été une figure vénérée ou exécrée. Sa colère contre les injustices débouche vers une réflexion théorique qui se renouvelle au cours de sa vie. Karl Marx grandit dans la Rhénanie du XIXe siècle avant de s’exiler à Paris avec sa femme Jenny. Karl Marx n’est pas un philosophe académique. C’est avant tout un théoricien engagé dans l’action politique. Il s’oppose au féodalisme en Allemagne et dénonce les méfaits du capitalisme. Il soutient les révoltes des opprimés et s’organise avec eux.
Le communisme émerge comme une alternative au capitalisme à partir du bouillonnement des luttes et des idées. Le communisme ne correspond pas à une définition claire et à un modèle figé. C’est avant tout une dynamique. Ce projet vise à libérer l’humanité toute entière de l’exploitation du travail et de la domination de classe. Il s’oppose au capitalisme et à ses injustices. Le communisme ne se réduit pas à un idéal un peu vague mais apparaît surtout comme un combat. La philosophe Isabelle Garo présente la trajectoire du théoricien communiste dans le livre Karl Marx à 20 ans.
Philosophie et critique de l’autoritarisme
Karl Marx né en 1818 à Trèves dans un milieu bourgeois. La Rhénanie apparaît comme une région rurale, encore dominée par les structures féodales. La noblesse foncière reste puissante. Les artisans et les petits paysans sont majoritaires. Une bourgeoisie et une classe ouvrière émergent lentement. Trèves apparaît comme une ville libérale et culturelle. Elle est occupée par la France napoléonienne jusqu’en 1815. Elle est alors rattachée à la Prusse qui augmente les impôts pour financer sa guerre contre la France. L’État prussien impose des mesures antisémites et réprime toute forme de contestation. Mais sa politique protectionniste lui permet de rallier les industriels et commerçants rhénans.
En 1828, une crise viticole provoque l’émergence d’un prolétariat rural et ouvrier. « A l’occasion de cette crise, les idées socialistes et contestataires commencent à se diffuser plus largement même si leur base sociale demeurait étroite », indique Isabelle Garo. Karl Marx grandit au contact de ces tensions politiques et sociales, avec des débats qui agitent sa famille. Son père est l’un des animateurs de la mouvance libérale constitutionnelle. Même si ce n’est pas un révolutionnaire, il semble sincèrement soucieux de justice sociale et d’égalité politique. Un décret interdit aux Juifs l’accès à la fonction publique mais aussi aux professions libérales. Le père de Karl Marx doit se convertir pour continuer à exercer son métier d’avocat.
Les années 1830 en Allemagne sont marquées par des protestations sociales et des revendications de libéralisme politique. Des courants intellectuels contestataires se développent. Karl Marx part à Bonn pour suivre des études, ce qui reste réservé à une petite frange de la jeunesse bourgeoise. Karl Marx aime se battre au sabre et ne cesse d’écrire des poèmes. Il va concilier ses affinités de jeunesse dans la joute intellectuelle et la rédaction de nombreux textes. En 1836, il poursuit ses études à Berlin qui reste la capitale de la Prusse. Il devient alors un étudiant studieux qui se passionne pour la réflexion philosophique. « L’évidence qui le frappa, à ce moment de sa vie, était que lire, apprendre, écrire, c’était vivre vraiment, et même bien plus intensément que se saoûler et chahuter », souligne Isabelle Garo.
Malgré la mort de Frédéric II, le régime prusse demeure autoritaire. La liberté d’expression reste corsetée par une importante censure. La mouvance des hégéliens de gauche développe une opposition modérée qui se cantonne au domaine philosophique. Elle propose notamment un regard critique et historique sur le christiannisme. Mais cette mouvance débouche vers une scission. Les jeunes hégéliens expriment une opposition plus affirmée, qui se revendique de l’athéisme et s’oppose à la monarchie. Les idées deviennent plus polémiques et politiques, mais restent dans le cadre de la philosophie.
Cependant, Karl Marx se méfie de l’idéalisme et de la tendance des intellectuels à surévaluer leur rôle dans la marche du monde. En 1845, il approfondit cette réflexion dans L’Idéologie allemande. Les idées doivent se relier à la force matérielle du prolétariat pour avoir une influence politique. « Pour autant, la réflexion philosophique, dès lors qu’elle se confronte à ses propres limites et à sa propre impuissance, peut être le moyen d’une prise de conscience plus ample, ouvrant sur la perspective d’une transformation sociale et politique collective, sur l’alliance des producteurs d’idées et des exploités, voire sur leur éducation réciproque », précise Isabelle Garo. Karl Marx n’hésite pas à défendre son point de vue et ses idées. Même si cette exigence l’empêche d’accéder à une profession stable et à une carrière académique.
Journalisme critique
Avec l’absence de perspectives de recrutement universitaire, Karl Marx se tourne vers le journalisme. Enquêtes, analyses, chroniques littéraires et prises de position publiques se combinent dans ce journalisme qui anime l’aile gauche de la vie intellectuelle allemande. Arnold Ruge, rencontré dans les cercles des jeunes hégéliens, anime les Annales de Halle. Cette revue se centre sur la vie artistique, littéraire et intellectuelle allemande. Cependant, Arnold Ruge est confronté à la censure. De plus, Karl Marx déplore que son attachement à la bataille des idées reste confiné dans des petits cercles intellectuels.
Il se tourne alors vers la Gazette rhénane, fondée à Cologne en 1842. Ce journal est financé par de jeunes hommes d’affaires d’orientation libérale qui aspirent à une monarchie constitutionnelle. Mais la rédaction comprend des membres de la mouvance jeune hégélienne de tendance politique plus radicale. Moses Hess publie des comptes-rendus d’écrits socialistes et communistes. Il contribue à populariser ces courants venus de France. Il permet à Karl Marx de rejoindre la rédaction de la Gazette rhénane.
Le jeune Marx n’est plus un philosophe. Il s’oppose à l'enfermement du savoir dans les lieux clos comme les universités, les bibliothèques ou les sociétés savantes. Son activité journalistique contribue à réorienter sa réflexion théorique. Il ne se contente plus de dénoncer la religion ou de critiquer Hegel. Il préfère se confronter à la réalité pour nourrir la contestation collective. « Il faut rappeler que le journalisme que pratiquait Marx était singulier : ses articles étaient longs, documentés et vigoureusement polémiques, nourris de philosophie contemporaine, de culture juridique et littéraire », indique Isabelle Garo. Le journaliste n’hésite pas à attaquer la censure et même le régime prussien. Surtout, il remet en cause l’oppression généralisée et les injustices sociales.
Face à la censure, l’avenir de la Gazette rhénane semble menacé. Karl Marx décide alors d’aborder directement les questions économiques et sociales. Depuis son article sur les vols de bois, il mesure l’importance de ces enjeux. Il se penche sur la législation qui concerne le ramassage de bois mort dans les forêts privées, désormais considéré comme un délit commis par les paysans pauvres. Cette répression s’inscrit dans le cadre de la longue évolution du droit de propriété. Les paysans volent du bois pour se chauffer, mais aussi pour fabriquer et vendre des objets. Karl Marx analyse le rôle du droit dans le maintien et l’accroissement des inégalités. La pratique du ramassage de bois, longtemps tolérée, est devenue un délit.
Cette réflexion débouche vers la remise en cause du droit de propriété qui menace la survie des paysans. Karl Marx se penche sur les nouveaux rapports économiques et sociaux. L’exploitation permet aux classes dominantes de s’emparer par la violence des richesses collectives et d’accumuler du capital. L’expansion et la reproduction du capitalisme repose sur cette logique d’accumulation. « Cet article lui permit de comprendre que le droit était l’un des lieux de la lutte sociale, le plus souvent au service des puissants, et non la résolution harmonieuse et juste du conflit des intérêts », souligne Isabelle Garo. Karl Marx observe ensuite que l’État moderne permet d’organiser juridiquement la propriété privée des moyens de production.
Mouvement ouvrier
Karl et Jenny arrivent à Paris en 1843. Cette capitale moderne est marquée par d’importantes inégalités entre les riches et les pauvres. Surtout, depuis 1789, Paris apparaît comme la capitale des révolutions. Cette ville est secouée par d’importantes révoltes populaires violemment réprimées. Un bouillonnement politique et intellectuel agite la capitale. La liberté de la presse est plus importante qu’en Prusse, avec divers journaux. De nombreux groupes et associations composent les milieux socialistes et communistes. Utopistes, adeptes du mutualisme ou du christiannisme social, saint-simoniens, fouriéristes, réformistes et féministes alimentent un bouillonnement d’idées dans une ville cosmopolite.
Contrairement à l’Allemagne, le débat n’est pas uniquement théorique. Des soulèvements, des émeutes, des grèves animent le peuple parisien. Le mouvement ouvrier repose sur l’auto-organisation pour combiner éducation populaire et solidarité active face à la bourgeoisie et au pouvoir politique. En 1830 et en 1848, la ville est couverte de barricades. « Les ouvriers parisiens se rencontraient, lisaient, écrivaient et les cafés résonnaient de leurs discussions et de leurs projets », décrit Isabelle Garo.
La Ligue des justes, créée par le tailleur Weitling, vise à libérer l’Allemagne de l’Ancien régime. En 1847, sous l’impulsion d’Engels, cette société secrète devient la Ligue des communistes. Elle devient alors une organisation publique qui affiche au grand jour ses revendications avec le Manifeste du parti communiste pour programme. Contre la philosophie idéaliste des Jeunes hégéliens, Marx insiste sur la « force matérielle » comme transformation sociale. Il identifie les prolétaires comme cette force matérielle capable de changer le monde. Ce sont des producteurs dépossédés de leurs moyens de production au sein du monde capitaliste. Ils doivent alors louer leur « force de travail ».
« Aux yeux de Marx, la société capitaliste moderne avait engendré la classe la plus aliénée et dépossédée mais aussi, qui agirait non pour exercer sa propre domination mais pour libérer le monde de toute division de classe et de toute oppression », souligne Isabelle Garo. L’alternative ne se construit pas dans la théorie pure, mais au cœur des rapports sociaux et dans le monde de la production. Les prolétaires deviennent la classe qui doit libérer toutes les autres classes. Mais pour devenir un acteur de l’histoire et une force matérielle consciente, les prolétaires doivent s’organiser. Cette classe révolutionnaire émerge à travers le mouvement ouvrier et les révoltes sociales.
Le communisme s’esquisse de manière concrète à travers les prolétaires qui s’organisent et leurs luttes contre l’exploitation et l’oppression. Dans les Manuscrits de 1844, Marx précise sa conception de l’histoire, de l’aliénation et de l’émancipation. Il entend dépasser la philosophie. La spéculation laisse la place à l’étude de la situation concrète de la classe ouvrière. Il discute les thèses de l’économie politique classique. La réflexion intellectuelle s’inscrit désormais dans l’objectif de la révolution.
Critique du capitalisme
Isabelle Garo propose un livre accessible sur la pensée de Karl Marx. La philosophe retrace bien son évolution intellectuelle et politique. Elle replace dans leur contexte historique les débats et polémiques qui opposent Karl Marx à ses contemporains. Le livre d’Isabelle Garo permet de briser l’opposition traditionnelle entre le jeune Marx, idéaliste et romantique, et le Marx de la maturité auteur du capital.
Louis Althusser et sa clique de marxiste-léniniste ne cessent de colporter cette vision qui vise à dénigrer les nombreux textes de jeunesse du théoricien communiste. Cette manœuvre politicienne vise à imposer un réductionnisme économique pour mieux occulter la critique de l’État et des institutions. Cette démarche vise également à imposer un Marx complexe et théorique, accessible uniquement à des initiés issus de la petite bourgeoisie intellectuelle.
Bien heureusement, le livre d’Isabelle Garo se démarque de cette imposture. Elle montre bien l’évolution d’une philosophie hégélienne idéaliste vers une conception plus matérialiste du débat d’idées. Karl Marx ne peut pas se réduire à un philosophe ou à un économiste vulgaire. Ses articles montrent que le théoricien communiste reste attaché à l’observation et à l’analyse de la réalité concrète. Il n’hésite pas à s’emparer de sujets politiques brûlants.
Son article sur le vol de bois illustre bien sa démarche. Il part de la vie quotidienne et des problèmes concrets de la population pauvre qui ramasse le bois pour survivre. Il analyse avec rigueur la législation qui l’encadre pour ensuite élaborer une théorie plus générale. Son analyse sur le vol de bois illustre également la critique de la totalité recherchée par Marx. Il critique le capitalisme qui repose sur la propriété privée, au détriment des besoins fondamentaux des besoins de la majorité de la population. Mais il montre également comment les intérêts des capitalistes s’imposent à travers l’État, sa législation et ses institutions.
La révolution de 1848 apparaît comme un tournant majeur. Là encore, la pensée de Marx évolue face à l’observation de la réalité et de l’actualité. Cette révolte montre le prolétariat comme une force matérielle capable d’ébranler l’ordre social et politique. Marx développe une fine analyse de classe du XIXe siècle à travers cette insurrection. La bourgeoisie s’allie avec le prolétariat pour instaurer la République et la démocratie libérale.
En revanche, lorsque les ouvriers portent des revendications sociales, la bourgeoisie rallie le pouvoir et soutient la répression sanglante. Cette analyse de classe de la société française se retrouve dans les écrits politiques de Marx comme Les luttes de classes en France, Le 18 brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte et La guerre civile en France. Marx s’attache à relier théorie et pratique révolutionnaire pour comprendre le monde afin de le transformer.
Néanmoins, le livre d’Isabelle Garo ne se penche pas sur les Manuscrits de 1844 et sur la critique de l’aliénation pourtant creusée par son comparse Michael Löwy. La critique de l’exploitation et de la propriété privée s’accompagne d’une remise en cause globale de la logique marchande qui s’étend sur tous les aspects de la vie.
Ce « jeune Marx » détesté par les léninistes ne se contente pas de critiquer la classe bourgeoise, mais une logique capitaliste qui ne fait que reproduire l’exploitation d’une classe sur une autre et l’aliénation qui dépossède les prolétaires du contrôle de leur vie. Marx propose une critique sociale qui débouche vers le construction d’une société qui abolit toutes les classes, l’État, le travail, l’argent et la marchandise.
Source : Isabelle Garo, Karl Marx à 20 ans. De la colère au communisme, Au diable Vauvert, 2022
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Pour aller plus loin :
Vidéo : Isabelle Garo - Marx, quelle actualité ?, conférence diffusée par le Groupe vaudois de philosophie le 31 mai 2018
Vidéo : Isabelle Garo, Socialisme ou communisme : quelle voie pour sortir du capitalisme ?, Colloque annuel du séminaire de philosophie politique « Penser la transformation » le 24 avril 2014
Vidéo : Marina Simonin, Isabelle Garo, Michael Löwy, Le jeune Marx (épisode 1), publié sur le site Hors Série
Radio : Isabelle Garo, Michael Löwy et Marina Garrisi, Le jeune Marx, ou comment Marx est devenu révolutionnaire, Podcast Spectre diffusé sur le site de la revue Contretemps le 9 février 2022
Radio : Isabelle Garo, Que faire de Marx ?, publié sur le site des Rencontres Philosophiques Clermontoises le 6 avril 2016
Radio : Grande Traversée : Karl Marx, l'inconnu, diffusée sur France Culture en juillet 2020
Radio : émissions avec Isabelle Garo diffusées sur France Culture
Malagigi Boutot, Isabelle Garo : « La statue de Marx en vieil homme barbu cachait une vie dense et animée », publié sur le site Générations Nouvelles le 10 septembre 2022
Isabelle Garo, La théorie de la révolution chez le jeune Marx, publié dans la Revue L’Anticapitaliste n°142 en janvier 2023
Isabelle Garo, « La polémique sur les superprofits tend à occulter les ressorts structurels des injustices », publié sur le site du journal La Croix le 28 octobre 2022
Jonathan Fanara, « Karl Marx à 20 ans » : naissance d’un révolutionnaire, publié sur le site Le Mag du Ciné le 12 juin 2022
Henri Wilno, Note de lecture publiée dans Hebdo L’Anticapitaliste n° 629 le 22 septembre 2022