Parcours d'un grand voyou
Publié le 24 Octobre 2019
Les trajectoires de criminels peuvent permettre d’éclairer la société française, avec ses inégalités sociales et sa justice de classe. Le sociologue Michel Kokoreff retrace le parcours d’Azzedine Grinbou. Né à Tunis, il grandit à Paris puis à Gennevilliers. En échec scolaire, il se lance dans la petite délinquance. Il gravit progressivement les échelons de la « voyoucratie » : braquage, drogue, crimes de sang, longues peines, loyautés indéfectibles. Mais il se retrouve aujourd’hui sans papiers, ni logement, ni travail, ni couverture sociale.
Il évoque également son rapport au travail, à la prison, aux femmes. Il a survécu à 20 ans de la prison, des règlements de compte et du contrôle judiciaire. Le voyou reste dans la marge et l’illégalité, loin de la routine du salariat. Même si les activités criminelles peuvent également s’apparenter à un travail. Azzedine Grinbou raconte son parcours à Michel Kokoreff dans le livre Le Vieux.
Vols et braquages
Azzedine Grinbou est né à Tunis en 1954 avant que sa famille s’installe à Gennevilliers. Au début des années 1970, il refuse son orientation vers une filière professionnelle qui le renvoie au statut d’ouvrier déjà subit par son père. « La déscolarisation précoce, associée au chômage endémique et à la relégation sociale dans les cités périphériques, précipite son entrée dans la délinquance », analyse Michel Kokoreff. Sa trajectoire sociale est à l’image de celle de toute une génération d’enfants de travailleurs immigrés. En Tunisie, le père d’Azzedine devient docker puis cheminot. En France, il travaille comme soudeur. Azzedine refuse l’orientation dans une filière professionnelle. Il ne veut pas se retrouver ouvrier et subir un travail difficile. Il se lance dans la petite délinquance et braque un Monoprix.
Entre 14 et 18 ans, Azzedine se spécialise comme voleur. Il fait un premier séjour en prison à Fleury-Mérogis en 1971. Cette prison se veut moderne mais se révèle déshumanisée. Elle concentre la jeunesse immigrée des quartiers populaires. Azzedine noue des liens avec d’autres détenus qui seront décisifs dans son parcours. La prison apparaît comme une « école du crime ». En 1972, à sa sortie, Azzedine devient un professionnel du vol. Mais il est condamné à 6 mois de prison ferme pour braquage en 1978.
Azzedine évoque sa vie de voleur, avec l’argent flambé en boîte de nuit. Il décrit son séjour en prison. Il se forge une réputation de bagarreur. Fleury devient une prison réservée à la banlieue. L’Etat enferme les Français à Fresnes ou à la Santé. Tunisiens, Marocains et Algériens ne cessent de s’insulter. Aucune solidarité ne se crée. « Ils ont réussi en prison à faire se haïr des mecs qui étaient semblables », observe Azzedine. Il continue à voler le soir de sa sortie de prison. L’enfermement sert à faire peur, mais pas à empêcher la criminalité. « Ils ont fait de moi un délinquant le jour où on m’a incarcéré », confie Azzedine.
Il vit entre l’hôtel et les boîtes de nuit. Mais il devient un véritable professionnel du vol. « On tapait tous les jours, comme à l’usine », précise Azzedine. Il s’attaque à des bijouteries puis à des Postes. L’argent permet de grimper dans la voyoucratie. Les braquages qui rapportent le plus d'argent sont souvent les plus risqués. En 1978, il retourne en prison pour 7 ans avec une solide réputation de braqueur. Il fait des connaissances internationales.
Trafic d’héroïne
Dans les années 1980, le chômage de masse se développe. Les classes populaires deviennent disqualifiées et délaissées par les partis de gauche. Pour cette génération, le trafic de drogue devient le seul moyen de survivre. En 1983, à sa sortie de prison, Azzedine se lance dans la revente d’héroïne importée d’Amsterdam. Il fournit ensuite les petits dealers des quartiers parisiens.
Le milieu du crime se compose de différents groupes qui fonctionnent en réseaux de connaissances. Mais, en France, il n’existe pas de véritable mafia avec une organisation hiérarchisée. « Des petits clans qui faisaient des connexions et ça faisait une pyramide », décrit Azzedine. Les clans corses, qui s’apparentent le plus à une mafia, ne vendent pas de drogue en France. Ils sont liés à la mafia sicilienne qui monte des labos pour ensuite revendre aux Etats-Unis. Ce qui relève d’une autre dimension. « La vision policière d’un truc organisé, hiérarchique, pyramidal, ça ne tient pas la route ! », estime Azzedine.
Azzedine a longtemps vécu en prison. Mais il bénéficie d’un statut particulier. Il dispose d’une télé, d’un frigo et d’une plaque chauffante. Il est respecté et considéré comme une figure du grand banditisme. « Quand on me voyait marcher et à qui je parlais, c’était, il y avait des échelons, c’est comment tu étais respecté en prison, par les détenus et par l’administration. Il y avait des catégories, le bas, le milieu, le haut… », décrit Azzedine.
Il sort de prison en 1997, à l’âge de 43 ans. Dans les quartiers populaires, c’est le trafic de cannabis qui prédomine. La cocaïne a remplacé l’héroïne. Certains voyous parviennent à placer leur argent ou à acheter des commerces avec leur argent accumulé de manière illégale. Mais, après un an de cavale puis son placement sous contrôle judicaire, Azzedine perd tous ses biens. Il souhaite s’installer dans une vie stable. Mais les tentations de retomber dans la carrière criminelle perdurent. « Ce qui fait retourner les gens à la délinquance, c’est pas l’appât du gain. C’est qu’ils veulent prouver aux autres qu’ils sont toujours pareils et qu’ils peuvent faire mieux, encore mieux », souligne Azzedine.
Il est associé à une tuerie entre dealers. Néanmoins, il parvient à prouver son innocence et à sortir de prison rapidement. Mais sa situation devient précaire. « On m’a mis sous contrôle judiciaire. J’avais aucun droit, aucun papier, aucun boulot, interdiction de sortie du territoire », décrit Azzedine. Il refuse de balancer d’autres délinquants pour améliorer sa situation judiciaire. « J’ai tout fait avec une éthique, du style : il y a une code d’honneur que je ne franchis pas », affirme Azzedine. En revanche, il critique la nouvelle génération. Les commerçants de drogue ont remplacé les voleurs. La frime et l’argent facile priment sur le code d’honneur du voyou.
Né en Tunisie, Azzedine vit sous la menace de la double peine. Il a déjà été expulsé dans son pays d’origine en 1983 avant de retourner en France clandestinement. Dans les années 1990 se développe un mouvement contre la double peine. Il a toujours vécu dans la marginalité sociale et ses problèmes de santé l’empêchent de travailler sur les marchés. « J’ai jamais travaillé, j’ai aucun métier, j’ai jamais eu de Sécurité sociale, jamais eu une fiche de paye dans ma vie, je te dis, j’étais en dehors de la vie normale ! », confie Azzedine.
Monde du crime
Les dealers ont intégré la logique néolibérale. Ce sont des entrepreneurs. Ils valorisent la concurrence de tous contre tous et la réussite individuelle par l’argent. Le mythe de Scarface influence les nouvelles générations. Tony Montana, l’immigré pauvre, parvient à faire fortune à Miami. Mais en trahissant tous ses proches. Pourtant, le grand banditisme incarne également le mythe de l’illégalisme et de la marginalité, dans la filiation historiques des pirates. « Ce prolétariat atlantique formait une classe transnationale, figure de la première mondialisation capitaliste », souligne Michel Kokoreff. Les pirates ne cherchent pas à accumuler les richesses. Comme Azzedine qui a gagné beaucoup d’argent mais a tout dépensé.
La répression du trafic de drogue se concentre sur les quartiers populaires. Ce seraient des territoires de non-droit dans lesquels se déroulent des fusillades et règlements de compte pour le contrôle d’un territoire. En réalité, le monde de la drogue s’appuie sur de véritables empires internationaux, soutenus par des narco-Etats comme la Colombie ou le Mexique.
Le livre d’Azzedine Grinbou et Michel Kokoreff permet d’éclairer la trajectoire d’un voyou. En creux, il montre également l’évolution de la situation sociale des quartiers populaires et les mutations du milieu criminel. La logique néolibérale s’impose dans tous les domaines de la vie. Azzedine Grinbou a été broyé par la machine de l’Etat. Son origine ouvrière le conduit à l’échec scolaire. Ce qui débouche vers une carrière criminelle.
Azzedine Grinbou ne devient pas pour autant une figure du grand banditisme. Le trafic de drogue repose sur des réseaux, notamment internationaux. Malgré ses contacts avec les Tunisiens d’Amsterdam, il ne se hisse pas au sommet de la hiérarchie du crime organisé. Azzedine Grinbou apparaît d’ailleurs comme un solitaire qui monte des coups avec quelques proches. On est loin d’une mafia qui construit un véritable empire du trafic de drogue jusqu'aux affaires légales. C’est d’ailleurs la porosité entre le commerce illégal et le capitalisme qui caractérise les mafias modernes. Azzedine Grinbou flambe tout son argent et ne dispose pas des réseaux de blanchiments qui permettent de bâtir un empire criminel.
La répression du banditisme révèle alors toute sa logique de classe. Ce sont les petits dealers qui sont dans le collimateur de l’Etat et de la justice. La police ne cesse de patrouiller dans les quartiers populaires pour chasser le prolétariat du crime. Mais l’Etat refuse évidement de s’attaquer aux réseaux financiers des criminels, à commencer par les paradis fiscaux. Dans ce domaine, même les réformettes version Attac semblent impossibles. S’attaquer aux finances du crime organisé, c’est remettre en cause la logique même du capitalisme. Le trafic de drogue et l’économie légale peuvent se confondre jusqu'à former une même classe bourgeoise.
Mais ce n’est pas uniquement l’Etat et le capitalisme qui doivent être remis en cause. Azzedine Grinbou montre que le prolétariat subit également le souffle néolibéral. L’arrivée de la drogue modifie le milieu du crime. Les voleurs, qui s’attaquent à la propriété privée et à la bourgeoisie, deviennent des commerçants. Le code d’honneur du braqueur est remplacé par la mentalité du petit épicier recroquevillé sur son territoire et sa marchandise. De même, le modèle du crime organisé est remplacé par le culte de la réussite individuelle version Scarface. Le criminel pense à lui plutôt qu’à son groupe. La trahison devient alors légitime, tout comme la collaboration avec l’Etat et les institutions. Le monde du crime, bien que naviguant dans la marginalité, reflète les évolutions de la société marchande.
Source : Azzedine Grinbou et Michel Kokoreff, Le Vieux. Biographie d’un voyou, Amsterdam, 2019
Les pirates contre le capitalisme
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Michel Kokoreff, Trafics de drogues et criminalité organisée : une relation complexe, publié dans la revue Criminologie Volume 37, Numéro 2 en 2004
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M. F., Michel Kokoreff : « La désindustrialisation a contribué à l’implantation de cette économie », publié dans le journal L'Humanité le 20 avril 2011
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Mogniss H.Abdallah, La force des quartiers, Michel Kokoreff, 2003 [compte-rendu], publié dans la revue Hommes & Migrations en 2003
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Thomas Bujon, Compte-rendu de "La drogue est-elle un problème ? Usages, trafics et politiques publiques", publié dans la revue Sociétés et jeunesses en difficulté n°12 en Automne 2011