Le cinéma hip hop de Spike Lee
Publié le 26 Septembre 2015
Le cinéaste Spike Lee jette un regard critique sur la société américaine. Ses films évoquent le quotidien dans le ghetto avec la criminalité, le racisme et les violences policières. C’est aussi un cinéma ancré dans la culture hip hop, rythmé par les sons de Public Enemy. Le journaliste Karim Madani évoque le cinéaste et son influence sur les cultures urbaines dans son livre Spike Lee. American Urban Story.
En 2014, les violences policières contre les jeunes noirs ont provoqués d’importantes révoltes. Éric Garner et Michael Brown ont été assassinés par la police. Dans le film de Spike Lee, Do the Right Thing, un policier tente d’étouffer un jeune noir. « Son crime ? Ne pas pouvoir vivre dans son énorme ghetto-blaster crachant à plein volume "Fight the Power" du groupe Public Enemy, et qu’il transporte partout », décrit Karim Madani. Aujourd’hui, rien n’a changé. Les violences policières sont toujours les mêmes. Éric Garner est mort récemment, tué par étranglement. « Des policiers blancs en surnombre, un homme noir sans arme, une technique illégale d’étranglement, un jour particulièrement chaud », déplore Spike Lee.
Mais, au-delà des violences policières, le film Do the Right Thing évoque surtout la réalité du melting pot après l’effondrement des luttes contre le racisme. Ce film montre les tensions sociales et raciales entre les noirs et les Italiens. Sal et ses deux fils possèdent une pizzeria. Les blancs ont quitté le ghetto pour rejoindre la banlieue pavillonnaire, « avec foyers à deux télés, deux voitures et un gentil chien », ironise Karim Madani. Mais Sal reste attaché à son quartier.
Le film démarre comme une comédie urbaine dans un contexte de canicule. Pourtant la tension monte progressivement. Les scènes les plus anodines laissent transpirer un climat de tension. La comédie vire à la tragédie. Des accrochages apparaissent comme des indices annonciateurs. Un flic moustachu menace les gamins qui ont ouvert la borne incendie pour se rafraîchir. Des conflits éclatent entre les noirs, les asiatiques et les Italiens.
La musique de Public Enemy, groupe de rap contestataire, rythme le film. Le titre « Fight the Power », particulièrement explicite, demeure en toile de fond. Cette musique revendique l’héritage des Blacks Panthers et des luttes pour l’émancipation des noirs. Le film de Spike Lee s’oppose au rêve américain multiculturel et intégrationniste incarné par l’acteur Sidney Poitier. Il exprime davantage un vision pessimiste sur une société américaine fondée sur le racisme.
Jungle Fever évoque également les tensions raciales. « C’est l’histoire d’un architecte noir, symbole de l’intégration à l’américaine, qui culbute une ravissante Italo-américaine sur la table de travail de son cabinet », résume Karim Madani. Le personnage principal incarne la petite bourgeoisie noire mais vit toujours à Harlem. Cette histoire d’amour contrariée semble impossible en raison des différences entre communautés. Le film montre également le quartier populaire de Harlem, avant le processus de gentrification. Le trafic de drogue ravage les individus, avec ses crackés et ses petits dealers. Une scène montre le clivage de classe qui traverse la communauté noire. Wesley, l’architecte, se rend dans un squat de drogués qui ressemblent à des morts-vivants.
Avec Malcolm X, Spike Lee permet de faire connaître cette figure de la contestation. Criminel devenu révolutionnaire, en passant pas l’Islam, Malcolm X fédère alors une scène hip hop qui multiplie les clashs. Malcolm X lutte pour les droits des Noirs aux États-Unis. Mais, contrairement au naïf Martin Luther King, il ne valorise pas la non-violence.
Le biopic de Spike Lee demeure une hagiographie peu acerbe et grinçante, et plutôt consensuelle. « Avec le film Malcolm X et son réalisateur très hip, il était possible d’adhérer à la cause noire tout en étant "cool" et à la page », ironise Karim Madani. Si le film choque la bourgeoisie conservatrice, les militants noirs accusent Spike Lee de montrer une vision aseptisée de Malcolm X, conforme à l’industrie du divertissement.
Spike Lee n’est pas un militant, mais un artiste. Le générique d'ouverture montre le meurtre de Rodney King, jeune noir tué par la police. Le drapeau américain est brûlé pour prendre la forme d’un X. On entend la voix de Denzel Washington clamer les paroles de Malcolm X : « On nous avait promis de vivre le rêve américain mais la seule expérience qui nous ait été donné de vivre, c’est l’expérience du cauchemar américain ».
Le film Get on the bus montre les passagers d’un car qui se rendent à la manifestation contre le racisme. Ce film montre la diversité sociale et culturelle de l’Amérique noire. Des dealers, des homosexuels et même un bourgeois qui dénoncent l’assistanat composent cet équipage hétéroclite.
Mo’Better Blues évoque la musique noire américaine, notamment le jazz avant sa reconnaissance par la bourgeoisie.« Dans son conte moderne musical urbain, Spike Lee s’intéresse à la folie de l’artiste mais aussi aux coulisses de l’industrie musicale », décrit Karim Madani. Les clubs de jazz sont alors contrôlés par la mafia issue de l’immigration juive ou italienne. Le jazz semble lié au crime.
Ce film évoque l’apport du jazz dans la culture américaine. John Coltrane et Miles Davis ont eu une influence déterminante sur la musique. Aux États-Unis, le jazz ne s’inscrit pas dans la culture de l’élite. Au contraire, c’est la musique du Noir anticonformiste dans les années 1940.
Le film Do the Right Thing, diffusé en 1989, annonce les évolutions de la ville de New York. Le phénomène de la gentrification s’amorce déjà à Brooklyn. Un personnage embourgeoisé décide de construire une maison en pierre dans le quartier où il est né, sous le regard réprobateur des habitants.
En 1994, c’est Giuliani qui devient maire de New York. La ville devient un laboratoire des politiques sécuritaires et de la tolérance zéro. Les actes d’incivilités, comme mettre la musique trop fort, sont immédiatement réprimés. « Do the Right Thing est un film pré-Giuliani dans le sens où les types occupent encore la rue, à traîner, squatter, parler fort et écouter de la musique sans que la police ne leur tombe dessus », analyse Spike Lee. Mais la mort de Radio Raheem avec son ghetto-blaster, tué par la police, annonce la fin d’une époque.
Summer of Sam se déroule en 1977. Les personnages principaux sont blancs. A New York, c’est le règne de la mafia. Mais c’est surtout une grande panne d’électricité, le « Black out », qui plonge la ville dans l’obscurité. Un tueur en série peut alors se livrer à un massacre. « Summer of Sam représente ainsi avant tout une tranche de vie new-youliste, quand la ville était devenue brutalement incontrôlable et ingérable », décrit Karim Madani.
Spike Lee suit un groupe de jeunes italiens du Bronx qui suivent la mode disco. Sauf un qui affirme son identité punk. Ritchie (Adrian Brody) apparaît comme un anarchiste marginalisé dans cette enclave italienne du Bronx très conservatrice. Il devient le parfait bouc émissaire et devient suspecté d’être le meurtrier. Ritchie s’oppose à la mode disco qui exprime surtout le vide d’une époque. Au contraire, le punk exprime un souffle libertaire de révolte sociale et annonce l’émergence du hip hop.
La panne d’électricité apparaît comme un burn out après une période d’hyperactivité économique. Des émeutes éclatent, des magasins sont pillés, des voitures sont volés, des policiers sont blessés. Le maire déplore que « le black out a mis en péril l’économie de la ville ainsi que la sécurité des New-Yorkais ». Les pillards sont durement réprimés. Ce black out cristallise tout le malaise social, les inégalités et la misère. Mais c’est de ce chaos que semble émerger la culture hip hop.
He got game évoque le basket, mais surtout le quartier de Coney Island. Jesus (Ray Allen), brillant sportif, est convoité par les plus grandes équipes universitaires. Son père Jake (Denzel Washington) sort de prison pendant 7 jours pour le convaincre de jouer pour une équipe. Cette relation entre un père et son fils permet de montrer le milieu de basket et du sport professionnel. « Le titre est polysémique. Le jeu, c’est le jeu de la rue, du business, des relations humaines », souligne Karim Madani.
Le film évoque un jeune noir, issu d’un milieu ouvrier, qui parvient à sortir de son ghetto par le sport. Mais, loin d’un conte de fée sur la réussite sociale, le film montre surtout la réalité de la rue avec sa drogue et sa violence.
Le film Clockers plonge dans l’univers des petits dealers de crack. La drogue et la violence ravagent les quartiers populaires. Le film s’ouvre sur des photos de jeunes Noirs décédés à cause d’armes à feu. « Le trafic de drogue représente certainement un cancer qui ronge la jeunesse noire des grandes villes américaines », constate Spike Lee. La police observe ce massacre comme un « four autonettoyant ». Les nègres s’entretuent et font le travail de la police.
L’adaptation du roman de Richard Price devait être confiée à Martin Scorsese. Ce cinéaste filme parfaitement les affranchis de Little Italy. Il connaît bien la mentalité et le style de vie des caïds de la pègre. Mais Spike Lee demeure le cinéaste des HLM de Brooklyn avec son lumpen prolétariat de la drogue. Il montre le trafic de drogue à son plus bas niveau.
Stike, le personnage principal, n’est pas Tony Montana. Il n’incarne pas la version illégaliste du rêve américain. Il ne vit pas dans de somptueuses villas avec jacuzzi. Il dirige pourtant sa petite équipe et a su s’élever dans la hiérarchie du crime. Mais son trafic ne lui permet même pas de se payer son propre appartement puisqu’il vit toujours chez sa mère. La drogue permet d’enrichir uniquement une élite criminelle. En revanche, les petits soldats du crack arrivent à peine à survivre.
Dans La 25e Heure, Monty Brogan (Edward Norton) vit sa dernière journée avant un séjour de 7 ans en prison pour trafic de drogue. Le film, sombre et pessimiste, évoque New York après le 11 septembre. Les traders et la mafia se sont enrichit grâce à cette catastrophe.
Dans un monologue, Monty crache sa haine pour une ville sécuritaire qui respire la misère. Cette logorrhée fait voler en éclat le politiquement correct. Elle montre la haine entre communautés qui permet aux pauvres de détester plus pauvres qu’eux.
Le film évoque également le monde de la mafia russe, également filmée par James Gray, qui a supplanté les affranchis de Little Italy. Les gangsters italiens les plus durs se sont expatriés dans la banlieue du New Jersey. Et les petites frappes de Brooklyn rêvent de jouer dans Les Soprano.
La ville de New York semble s’effondrer, à l’image des tours jumelles. Ce symbole du rêve américain n’offre plus aucune perspective d’avenir. « Il y a quelque chose de pourri au royaume de la poursuite du bonheur, de la liberté individuelle et du consumérisme acharné », observe Karim Madani.
La plume jazz et dynamique de Karim Madani remet ce cinema dans le contexte des cultures urbaines, avec leur dimension sociale et politique. Spike Lee a amené l’énergie de la rue dans le cinéma. Il incarne une génération du hip hop et de la street culture. Ses films divertissent autant qu’ils conscientisent. « Depuis ce jour de 1986, j’ai toujours été fasciné par l’univers de Spike Lee, la manière dont il montre la ville, dirige ses acteurs, utilise le score et la musique, son sens du dialogue et de la provocation », confie Karim Madani. Le cinéaste influence la génération hip hop dans sa manière de parler, de s’habiller et d’appréhender l’espace urbain.
« Chaque film de Spike Lee parle, en filigrane, de problématiques, sociales, criminelles ou économiques qui transcendent l’intrigue principale », observe Karim Madani. Ce n’est pas vraiment un cinema militant de propagande. L’intrigue principale n’est jamais très militante. Mais la critique sociale s’exprime en toile de fond et demeure le décor du film. Spike Lee n’oppose pas les gentils pauvres à de méchants oppresseurs. Au contraire, il montre la réalité de la rue et de la misère qui pousse à s’entretuer. Il montre le lien entre la misère et la criminalité, tout en dénoncant le racisme et les violences policères.
Spike Lee demeure issu de la petite bourgeoisie intellectuelle. Il a toujours baigné dans un milieu artistique. Il privilégie davantage la question du racisme. La question sociale n’arrive qu’en second plan. Le personage principal de Jungle fever, par exemple, apparaît comme un avocat au mode de vie bourgeois. Spike Lee ne se situe pas directement du côté du proletariat, des pauvres et des exploités.
Mais sa critique du racisme le conduit à explorer la situation des quartiers populaires. Les noirs vivent dans des ghettos de pauvres. L’oppression des noirs est donc aussi liée à leur position sociale. Aux Etats-Unis, les questions raciales et sociales demeurent indissociables. Le cinéma de Spike Lee parvient à bien saisir la réalité des quartiers populaires avec sa vie quotidienne et ses problèmes.
Spike Lee n’est pas une référence pour les écoles de cinema et la culture bourgeoise, mais il influence fortement la jeunesse populaire et les cultures urbaines. Cinéma, musique et style de vie de la generation hip hop lui doivent un héritage important. Son cinéma permet surtout de concilier plaisir et conscience critique.
Source : Karim Madani, Spike Lee. American Urban Story, Don Quichotte, 2015
Séries américaines et question raciale
The Wire, divertissement et critique sociale
Les Luttes des ouvriers noirs à Détroit
Contre-cultures et contestation
Le rap en France, entre plaisir et récupération
Vidéo : Christophe Mengelle, Karim Madani : Spike Lee, une histoire américaine et urbaine, publié sur le site La fringalle culturelle le 6 août 2015
Vidéo : Hubert Artus, Karim Madani et le polar urbain anti-« Plus belle la vie », publié sur le site Rue 89 le 10 décembre 2011
Radio : Karim Madani, story-teller, mis en ligne sur le site de l’émission Bienvenue chez OAM le 27 mai 2015
Radio : Karim Madani sur France Culture
Radio : Séries, cinéma, idéologies et luttes des classes, sur le site Vosstanie le 5 novembre 2014
Antoine Bonnet, Spike Lee, comme un symbole, publié sur le site Nonfiction le 4 septembre 2015
Balla Fofana, Spike Lee, le Homère de l’Odyssée urbaine, publié sur le Bondy Blog le 31 mai 2015
Julien Le Gros, Karim Madani: « Les morts violentes aux États-Unis sont dues au ‘shitstem’ », publié sur le site The Dissident le 23 juillet 2015
Anderton, Redécouvrir Spike Lee, publié sur le Cinéblogywood le 18 mai 2015
New York, hip hop, faits divers : 50 ans d'histoire américaine vus à travers l'œuvre de Spike Lee, publié sur le site Yuzu Melodies le 9 Juillet 2015
Spike Lee, a American Urban Story : un livre passionnant sur un grand cinéaste américain, publié sur le site Baz’ art le 21 juin 2015
Karim Madani, Qui sera le prochain Freddie Gray ?, publié sur le site Le Huffington Post le 6 juin 2015
Mark Baugé, American Urban Story : Spike Lee revisité par Karim Madani dans une étonnante biographie, publié sur le site Totem World le 15 mai 2015
Spike Lee, American urban story, de Karim Madani, Don Quichotte éditions, publié sur le site Danactu Résistance le 1er juin 2015
Bonnet Valérie, Mpondo-Dicka Patrick, « Spike Lee et la seconde Blaxploitation. Parabole ou naturalisme : deux stratégies testimoniales », Mots. Les langages du politique 2/2012 (n° 99)
Chafik Sayari, 1989 : La rencontre entre Spike Lee et Public Enemy, publié sur le site La Rumeur Mag le 4 décembre 2015
Antoine Garnier, 1992 : Interview de Spike Lee sur 'Malcolm X', publié sur le site de la revue Minorités le 25 novembre 2012
Charles Reeve, Malcom X à Hollywood. Sur le film de Spike Lee consacré à Malcolm X, 1993, publié sur le site Botanica Politica le 9 octobre 2015