The Wire, divertissement et critique sociale
Publié le 12 Mai 2014
La série américaine The Wire, diffusée à partir de 2002, est devenue culte. Coréalisée par un ancien journaliste et un ancien policier, elle propose une description réaliste du quotidien dans les quartiers populaires de la ville de Baltimore. Ce produit de divertissement semble particulièrement étudié par les milieux universitaires. Des sociologues se penchent sur cette série dans un livre récent.
Le succès de la série semble lié à la description réaliste d’une société en décomposition, incarnée par l’institution policière. Surtout, The Wire brise les codes de l’industrie culturelle et du produit standardisé. Une liberté de ton s’observe. Une diversité d’intrigues, de personnages et d’univers sont explorées. La ville de Baltimore devient un « fait social total ».
La désindustrialisation, les inégalités de race et de classe, le dysfonctionnement des institutions et divers problèmes de la ville postfordiste sont largement évoqués. « Dans The Wire, on cherche à réfléchir à ce que les institutions font aux individus, que ce soit la bureaucratie, les organisations criminelles, la culture de l’addiction aux substances, et même le capitalisme sauvage », souligne le coréalisateur David Simon. Les institutions ne semblent pas pouvoir évoluer de l’intérieur et la description réaliste s’oppose à la vision idéaliste des sociaux-démocrates.
Marc V. Levine observe la série The Wire comme une critique du capitalisme néolibéral. « The Wire vise à dépeindre un monde où les capitalistes ont remporté un triomphe absolu, où la classe ouvrière est marginalisée et où les intérêts financiers ont acheté une part d’infrastructure politique suffisamment grande pour empêcher toute réforme », confirme David Simon. Le froid mécanisme des institutions écrase les êtres humains. La série permet de nuancer la propagande optimiste des institutions et des politiques publiques. Elle décrit bien une situation sociale qui ne cesse de se dégrader.
La désindustrialisation alimente un chômage de masse. Avec la disparition de l’emploi, une « économie parallèle » se développe, fondée sur le trafic de drogue. La violence et l’incarcération ne cessent alors d’augmenter. Ce constat implacable s’attire la rancœur des responsables politiques qui dénoncent un tableau trop sombre, nuisible à l’image de la ville de Baltimore. Mais la gauche américaine, avec son optimisme volontariste et militant, estime que la série ne montre aucune possibilité de changement. Effectivement, la société capitaliste ne peut pas être mieux gérée ou améliorée et seule sa destruction peut apporter une véritable solution.
La série illustre les recherches universitaires pour montrer une complexité sociologique. Les inégalités sociales s’expliquent par différents facteurs. The Wire permet de déconstruire les clichés sur les populations des quartiers noirs. Selon Anmol Chaddha et William Julius Wilson, « les spectateurs se rendent compte que les décisions individuelles et les comportements sont souvent façonnés, et surtout contraints, par des forces économiques, politiques et sociales qui échappent au contrôle des individus ». Les individus ne peuvent pas agir face à leur situation mais sont enfermés dans un cadre social qui maintien les inégalités.
Mais la série montre davantage les conséquences des politiques urbaines que les causes et les processus sociaux.
Pour Peter Dreier et John Atlas, la série montre une société inégalitaire et immuable. « La ville qu’elle dépeint est un cauchemar dystopique, un réseau fait d’oppression et de pathologie sociale d’où il est impossible de s’échapper », estiment les deux universitaires. La série n’est pas optimiste par rapport à la possibilité de changer cette situation. « Non, je ne crois pas. Pas dans le système politique actuel », répond David Simon le créateur de la série. Cette réponse à l’image de The Wire peut paraître pessimiste, cynique ou même nihiliste. Mais elle semble surtout réaliste. La société et la politique urbaine ne peuvent pas être mieux gérées ou même améliorées. Pour véritablement changer cette situation, seul un renversement de l’ordre social et politique peut ouvrir de nouvelles possibilités. La série se révèle alors plus lucide que les universitaires qui croient aux politiques publiques, au gauchisme au syndicalisme ou à l’humanitaire. Mais la série semble également misérabiliste. Les pauvres apparaissent uniquement comme des victimes et non pas comme des individus capables d’agir et de s’organiser pour se révolter.
Fabien Desage observe la série à travers les institutions présentées. Le syndicat, la famille, l’école apparaissent comme des institutions déclinantes. La gang et la police augmentent leur emprise sur les individus. Le management dans la police alimente la corruption avec des chiffres trafiqués.
La série montre également les rapports des individus avec les institutions, notamment la police. Certains pensent pouvoir changer la situation dans le cadre des institutions. D’autres préfèrent contourner les règles, mais pour mieux atteindre les objectifs de l’institution. Toutes les tentatives de changement se heurtent à la force des institutions. La misère sociale semble structurelle et l’action, pour permettre le changement, doit dépasser le simple niveau des institutions.
Julien Achemchame évoque le regard porté sur l’institution policière. La hiérarchie est présentée comme un problème qui entrave le bon déroulement des enquêtes. La police et la justice s’appuient sur les aveux des inculpés plutôt que sur les indices et les preuves véritables. Mais c’est le règne de la statistique qui apparaît comme le principal problème. Avec cette politique du chiffre, la quantité des arrestations de petits dealers prime sur la qualité des enquêtes pour démanteler des réseaux. Cette logique néolibérale explique l’effondrement social.
Didier Fassin évoque les relations entre la police et la population des quartiers. La présence et l’intervention policière deviennent directement sources de désordre. Les classes populaires et les minorités raciales sont considérées comme « propriété de la police » et peuvent subir une violente répression. La série The Wire permet de mettre en images toute une recherche sociologique et la rend accessible à un plus large public.
Julien Talpin ressort le vieux discours social-démocrate. Selon lui, la série ne montre pas les corps intermédiaires avec ses syndicats et ses associations communautaires. Pourtant, la série montre pertinemment la faillite du modèle fordiste. Les organisations syndicales semblent tout aussi corrompues et bureaucratisées que les institutions politiques. La régulation sociale semble impuissante face à une société qui se délite.
Monica Michlin insiste sur la dimension queer de la série. The Wire s’inscrit dans un univers masculin et brutal qui oppose policiers et gangsters. Les femmes sont peu présentes à l’écran. Mais des personnages perturbent les codes traditionnels de la série policière en affirmant leur homosexualité. Omar, braqueur redoutable, assume pleinement son homosexualité. Il reste pourtant particulièrement viril. Il suscite la crainte même lorsqu’il se rend à l’épicerie en traversant la rue dans un pyjama queer. Kima, une policière tenace, affiche sa sexualité lesbienne. Elle ne correspond pas à l’archétype de la femme lesbienne de la série The L World. Elle ne porte pas de rouge à lèvre et ne semble pas très féminine. Mais elle apparaît comme coureuse et infidèle.
Pour Anne-Marie Paquet-Deyris, la série rend particulièrement visible la population noire des quartiers. Les codes sociaux, jusqu’au langage, sont fidèlement retranscrits. Certains acteurs sont des amateurs qui connaissent bien le ghetto de Baltimore.
Des personnages tentent d’échapper à leur environnement social. Mais le ghetto apparaît comme « une sorte de prison ethnoraciale », selon l’expression du sociologue Loïc Wacquant. Omar, bandit et justicier, semble au contraire imposer ses propres codes. Son regard propose une distance ironique sur le monde. Mais, comme la majorité des hommes noirs du ghetto, il est abattu. « Dans The Wire, la mort d’un joueur quel qu’il soit, chef de gang, truand solitaire ou flic, ne semble avoir qu’une seule fonction : faire la preuve du caractère implacable, inexorable et endémique du "jeu" et du système tout entier », analyse Anne-Marie Paquet-Deyris.
Fabien Truong compare la série à la recherche en sciences sociales. Contre l’immédiateté du journalisme, la série privilégie un rythme lent. Elle montre moins la violence et les faits divers que la routine et le quotidien des gangsters. The Wire montre surtout l’inertie des phénomènes sociaux. La série évoque différents univers sociaux sans imposer une hiérarchie. Robert E. Park et l’école sociologique de Chicago traitent de la même manière les professions illégitimes que les professions légitimes. La série, affranchie de la spécialisation en discipline, permet une description transversale et totale de la réalité sociale.
Marie-Hélène Bacqué et Lamence Madzou évoquent la réception de la série en France. Ils relativisent l’influence de The Wire. La série s’adresse surtout à la petite bourgeoisie intellectuelle et pas vraiment aux classes populaires qu’elle montre à l’écran. Son rythme lent ne favorise pas un engouement populaire. Mais la série atteint une audience plus large que celle du petit milieu universitaire.
The Wire alimente le rap français et son imaginaire du ghetto. Les références à la série sont nombreuses dans le milieu du rap, aux États-Unis comme en France. Mais la situation dans les quartiers populaires semble différente dans les deux pays. The Wire montre une réalité particulièrement sombre, notamment des relations humaines. Des amis se trahissent ou s’entretuent. La violence et l’utilisation des armes semblent également banalisée.
The Wire présente une vision très sombre de la société moderne. Les universitaires qui se penchent sur cette série semblent d’ailleurs le regretter. Ses sociologues semblent proches d’une gauche social-démocrate qui croit en l’Etat social et en la possibilité de gérer et d’aménager l’ordre marchand pour améliorer les conditions d’existence. Mais The Wire présente un vision moins naïve et beaucoup plus critique. Les institutions, et encore moins les héros solitaires qui triomphent seuls face au système, ne sont pas valorisées et semblent engluées dans la corruption et l’impuissance. Pour améliorer la situation, une destruction de l’ordre existant devient indispensable.
D’autres séries permettent de sortir de l’optimisme béat de l’industrie culturelle et du volontarisme militant. La série Oz sur la prison, The Shields sur la police ou d’autres créations télévisuelles permettent une véritable réflexion critique. The Wire et d’autres séries de qualités permettent de sortir la télévision du simple abrutissement. Les œuvres de fiction et de divertissement permettent de soulever de nombreux problèmes politiques et sociaux qui deviennent alors incarnés par des personnages et ancrés dans la vie quotidienne.
Source : Marie-Hélène Bacqué, Amélie Flamand, Anne-Marie Paquet-Deyris, Julien Talpin, The Wire. L’Amérique sur écoute, La Découverte, 2014
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Radio : sur France Culture
Radio : "The Wire", quand la fiction s'empare de la sociologie, émission La Grande Table diffusée sur France Culture le 9 février 2012
The Wire : l'excellente série devenue objet néo-intello, publié dans le webzine Magmaa le 7 juin 2014
Marie-Hélène Bacqu, Aurélie Flamand, Julien Talpin, A Baltimore se joue la saison 6 de «The Wire», publié dans le journal Libération le 30 avril 2015
Rencension de Lilian Mathieu sur le site Lien socio, mis en ligne le 11 mars 2014
David Doucet, "The Wire - L'Amérique sur écoute" : la série la plus influente des années 2000 décryptée", publié dans le magazine Les Inrockuptibles le 15 avril 2014
Dave Zirin, Reconséidérer la série The Wire au prisme du soulèvement de Baltimore, publié sur le webzine Etat d'exception le 5 mai 2015
Quand David Simon, créateur de The Wire, dépeint l’Amérique comme un "spectacle terrifiant", publié sur le site Ragemag le 3 février 2014
Thomas Voltzenlogel, "The Wire. Enquête documentaire à Baltimore", publié dans la revue Que Faire ? n°9, avril-mai 2012
The Wire sur le site Chercheurs en série
Fabien Truong, "La force de l’ordre sur écoute", publié sur le site La Vie des Idées le 7 mars 2012
Laurent Rigoulet, "The Wire", la série qui peut sauver l'Amérique, publié dans Télérama n° 3052 le 12 juillet 2008
Max Obione, "The Wire, une série hors normes", Dossier "Du polar à l'écran. Normes et subversion", revue Mouvements n°67, automne 2011
Bénédicte Tratnjek, Les séries TV, miroirs obscurs de la géographie urbaine ?, publié sur le site Les Cafés géographiques le 20 novembre 2013
Radio : Séries, cinéma, idéologies et luttes des classes, sur le site Vosstanie le 5 novembre 2014