Amour et norme hétérosexuelle
Publié le 31 Août 2023
Le modèle hétérosexuel s'est imposé comme la figure incontournable de l'amour romantique. L'homme protecteur et la femme fragile se conforment à des normes de genre. Cependant, ce modèle amoureux alimente des rapports de pouvoir et de domination. Sortir du moule imposé par l'ordre patriarcal doit permettre de réinventer les relations amoureuses.
Un renouveau du féminisme s’attache à balayer toutes les formes de normes et de conventions sociales. Dans la société patriarcale actuelle, les hommes et les femmes doivent se conformer à des normes de genre. Leurs relations se moulent dans le modèle de l’hétérosexualité. La femme doit être douce et séduisante, tout en se préoccupant du moral de toute sa famille. Mais ce modèle peut également être renversé voire nié. Juliet Drouar propose ses réflexions originales dans le livre Sortir de l’hétérosexualité.
Soumission à l’hétéronorme
La norme hétérosexuelle semble considérée comme évidente. Pourtant elle impose des contraintes sur les corps et les comportements des individus. « En fait, si ça ne relevait pas de la terreur sexiste, je serais époustouflé·e par l’application et l’abnégation que chacun·e met à performer son genre, à contraindre son corps pour le faire correspondre à ce qu’on attend qu’il soit. Les postures, les vêtements, les gestes, le placement de la voix, tout y est », décrit Juliet Drouar. Ces rôles imposés d’homme ou de femme relèvent de la construction sociale.
Mais la suppression de ces postures peut supprimer le genre et donc l’hétérosexualité avec ses rapports inégalitaires. « Déjà, on peut rappeler que sans hommes et sans femmes, pas d’hétérosexualité, et sans hétérosexualité, pas d’hommes et pas de femmes », insiste Juliet Drouar. Le système hétérosexuel avec la mise en couple systématique permet de différencier les sexes, mais surtout de les hiérarchiser. Cette différenciation doit mettre les unes au service des autres. « Quoi de mieux pour surveiller, contraindre et punir que d’avoir "l’autre" constamment sous la main ? », interroge Juliet Drouar. Ce régime hétérosexuel s’accompagne d’une idéologie et d’une culture.
La critique du système hétérosexuel ne vise pas à remettre en cause une orientation sexuelle ou une manière d’avoir du plaisir. C’est réfléchir sur un régime politique qui construit des personnes dominantes et des personnes dominées sur la base de leurs organes génitaux. Ce sont alors des relations sexistes et inégalitaires qui s’imposent. La critique de l’hétérosexualité doit ouvrir de nouvelles possibilités d’existence pour transformer les relations humaines. « Au contraire, remettre en question l’hétérosexualité vise à libérer les possibilités de rapport à l’autre et aux autres en brisant la différenciation sociale par le sexe, et à réorganiser la production des ressources sans l’exploitation sexiste d’autrui », indique Juliet Drouar.
La position de dominant semble plus enviable que celle de dominée, mais elle ne permet pas d’être aimé pour soi. Elle impose l’obligation d’exercer une contrainte, et de ne pas se dévoiler. Il semble important d’identifier les postures de domination pour tenter de les remettre en cause dans la vie quotidienne. « Au fond, il s’agit d’identifier les ressorts émotionnels de la domination : reconnaître qu’à chaque fois qu’on a le pouvoir de menacer et d’humilier une personne, de créer chez l’autre de la peur et de la honte, on joue de la domination », conseille Juliet Drouar.
Rôles de genre
Un régime d’hétérosexualité s’observe avec ses normes imposées dans la vie quotidienne. Dès l’enfance, les rôles de genre sont assignés. Les filles doivent se faire discrètes et sont reléguées à la périphérie de la cour de récréation. Les garçons découvrent qu’ils devront produire de la violence envers les autres et contenir leurs émotions. « En résumé, pour établir cette différenciation arbitraire et absurde entre les sexes, et surtout la maintenir, on va devoir contraindre les corps », indique Juliet Drouar. Une différenciation peut s’observer dans l’alimentation et la liberté de mouvement.
Mais des traits de caractères différents sont également imposés. « On comprend bien que les "traits de caractère" attribués aux unes – soumises, gentilles, optimistes, riantes, faibles, conciliantes, hystériques, pusillanimes, capricieuses, bêtes (de somme), lubriques – et aux autres – forts, impétueux, indépendants, rationnels, intelligents, tempérés, capables, productifs, équilibrés, ombrageux – n’ont rien de naturel », décrit Juliet Drouar. L’homme doit détenir la force et le pouvoir. Tandis que la femme doit rester fragile et vulnérable. Elle ne doit pas déplaire et doit éviter les conflits. Cette différenciation débouche alors vers des rapports de domination.
La sexualité et l’intimité imposent également une différenciation des sexes à travers la mise en couple. « Aujourd’hui, partout dans le monde, l’hétérosexualité oblige chaque femme à passer la majeure partie de sa vie avec un homme, à travers ce qu’on appelle le couple, puis "la famille" », observe Juliet Drouar. Cette mise en couple repose sur des contraintes sociales. Les femmes subissent davantage la précarité et les bas salaires. Ce qui fait du couple une forme de protection sociale imposée. Ensuite, le régime légal est fondé autour des rapports hétérosexuels : mariage, divorce, héritage, parentalité.
Amour et domination masculine
La normalité du couple hétérosexuel reste le seul modèle proposée par la civilisation et la culture. « La sculpture de la normalité (et combien de manuels, de films, de pubs, etc.) présente donc un couple femme/homme, cis-hétérosexuel, d’adultes blancs, valides, jeunes », souligne Juliet Drouar. L’hétérosexualité reste présentée comme un phénomène naturel et incontournable. Louis-Georges Tin, dans L’Invention de la culture hétérosexuelle, montre que l’amour reste associé à des sentiments nobles depuis le Moyen-Age. Néanmoins, dans les chansons populaires, l’amitié entre deux chevaliers peut ressembler à l’amour avec des hommes qui s’embrassent.
C’est au XIIe siècle que se développe le thème de l’amour « courtois ». La quête religieuse et l’ardeur belliqueuse des croisades évoluent vers la quête amoureuse. La femme devient célébrée et courtisé. Mais elle reste uniquement l’objet de sentiments, sans devenir pour autant un véritable sujet avec ses propres désirs. « La femme de ces chansons est derrière son métier à tisser, elle représente un idéal masculin de passivité et de beauté normée, inconciliable avec la réalité des corps », précise Juliet Drouar. La femme se réduit à un bel objet que l’on peut aimer et exhiber. Encore aujourd'hui, les productions culturelles dominantes montrent des femmes qui doivent se mettre au service des hommes. Cet amour passionnel reste construit et façonné par des productions culturelles au service de dominations.
L’imaginaire romantique impose à la femme de passer au second plan et de se mettre au service d’un homme au nom de l’amour hétérosexuel. Mais cette approche semble peu réaliste. « Aucune personne ne s’épanouit pleinement en faisant passer ses propres besoins au second (ou énième) plan ou en se voyant nier la possibilité même de les ressentir et de les exprimer », souligne Juliet Drouar. Iris Brey montre comment un imaginaire de fiction impose des relations inégalitaires et des formes de domination sexuelles.
Couple et inégalités
La mise en couple s’apparente à une forme d’exploitation. La femme se consacre aux tâches domestiques au service de l’homme. « Au sein du couple hétérosexuel, les femmes vont quantitativement effectuer plus de travail que leur conjoint, mais aussi effectuer les travaux les moins gratifiants et les plus exigeants », observe Juliet Drouar. Le travail des émotions et le soutien apporté aux enfants reste dévolu aux femmes. De même que le travail logistique avec l’organisation de l’emploi du temps. Les luttes féministes des années 1970 revendiquent même un salaire ménager et la reconnaissance du travail domestique.
D’autres pistes peuvent se construire. « Mais si on sort de l’organisation par la domination de l’autre (entre autres, de l’hétérosexualité), on peut penser qu’une société peut au contraire favoriser l’échange volontaire entre ses membres », propose Juliet Drouar. Elle insiste également sur le consentement et sur la réciprocité des services dans un rapport d’égalité. Mais le contrat de travail invisibilisé reste mieux négocié par les femmes d’un milieu relativement aisé et qui sont indépendantes financièrement.
Les mouvements féministes ne remettent pas en cause le système hétérosexuel. La revendication d’une égalité entre hommes et femmes conserve la différenciation de genre avec les rôles de dominant et de dominée. Dans les années 1970 se développe le mouvement féministe avec le MLF (Mouvement de libération des femmes). Les luttes des homosexuels émergent avec le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire.
Cependant les lesbiennes se situent à la marge de ces deux mouvements. Elles fondent les Gouines rouges pour exprimer leurs propres revendications. Dans les années 1990 émerge le mouvement queer qui attaque les normes et les conventions de genre. « Les queers politiques ou les « transpédégouines » en France transgressent les normes de genre, sexe, sexualité et revendiquent leur abolition », décrit Juliet Drouar. Ce mouvement invente des alternatives aux normes hétérosexuelles constitutives du sexisme.
Hétéronormalité et patriarcat
Les réflexions de Juliet Drouar illustrent les forces et les limites du mouvement queer. Un des grands apports de cette mouvance consiste à dynamiter joyeusement les préjugés et les modes de vie dominants. Le modèle du couple hétérosexuel apparaît comme une construction sociale qui s’inscrit dans une logique patriarcale. Juliet Drouar montre également comment la culture populaire impose ce modèle comme la seule norme désirable à travers la littérature romantique, les films et les séries.
En revanche, cette déconstruction comporte quelques angles morts. L’idéalisation de tout ce qui ne relève pas de l’hétérosexualité ou du capitalisme peut laisser dubitatif. Les sociétés pré-coloniales sont décrites comme moins genrées. L’hétérosexualité est associée à l’Occident colonial. Malheureusement, les dominations de genre s’observent dans de nombreuses autres civilisations. La culture patriarcale est loin d’être un produit de la colonisation. Ensuite, la critique de l’hétérosexualité laisse penser que les relations homosexuelles ne sont pas traversées par des rapports de domination. Malheureusement, beaucoup de couples homosexuels peuvent reposer sur des formes de domination. Même si ces hiérarchies semblent singer le modèle hétérosexuel traditionnel.
La critique de la norme reste indispensable. Le livre de Juliet Drouar reste une bonne synthèse de ce point de vue. En revanche, les alternatives esquissées semblent moins convaincantes. La théorie queer repose sur les réflexions de Michel Foucault. Le philosophe refuse de remettre en cause les institutions patriarcales. Il se contente de fustiger les rapports de pouvoirs à l’échelle individuelle. La contractualisation, sur le modèle libéral, apparaît alors comme la réponse la mieux adaptée. Cette approche débouche vers une forme de développement personnel. L’amélioration de la personnalité vers plus de tolérance est considérée comme l’unique solution.
Cependant, le changement individuel ne suffit pas. Il est même difficile. Les institutions patriarcales comme l’école, la famille, la religion ou la culture imposent des normes de genre et des modèles de hiérarchies sociales. Il semble donc important de remettre en cause ces institutions. Juliet Drouar rappelle d’ailleurs l’importance des luttes collectives comme les révoltes des femmes ou des homosexuels pour renverser la société patriarcale et réinventer l’amour.
Source : Juliet Drouar, Sortir de l’hétérosexualité, Binge Audio Éditions, 2021
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