Féminisme et révolution sexuelle
Publié le 13 Octobre 2022
Le féminisme historique est souvent dénigré comme ringard, voire dépassé. Mais ce discours réactionnaire se contente de décrire un féminisme réformiste et poussiéreux. En revanche, le féminisme radical peut réinventer les luttes d’aujourd’hui. Dans les années 1968 émerge un renouveau du féminisme. Il n’est plus question de se contenter de revendiquer une égalité des droits.
Le nouveau mouvement lutte pour la libération des femmes et l’abolition de la société patriarcale. Les féministes s’appuient sur la notion de « révolution sexuelle », détournée par les hommes et les gauchistes en Mai 68, pour en faire un véritable instrument d’émancipation. L’historienne Julie de Dardel revient sur cette belle période dans le livre Révolution sexuelle et mouvement de libération des femmes à Genève (1970-1977).
La sexualité devient centrale dans cette lutte. « Plus précisément, la libération de la sexualité des femmes est perçue comme la plus fondamentale, la seule qui puisse ouvrir à une perspective de renversement révolutionnaire du système patriarcal », présente Julie de Dardel. Cette réappropriation du corps doit permettre de remettre en cause les séparations entre théorie et pratique, mais aussi entre sphère politique et sphère personnelle.
Les rapports de domination doivent être combattus dans tous les aspects de la vie quotidienne, notamment dans la sexualité. L’expérience vécue doit désormais alimenter la théorie. La connaissance de leur corps et de leur sexualité, avec la libération collective de la parole, doit permettre l’élaboration théorique. La réappropriation du corps et la politisation de la sphère personnelle deviennent de véritables terrains de lutte. Le Mouvement de libération des femmes (MLF) de Genève s’inscrit dans cette démarche qui relie la politique et l’intime. Ce groupe émerge en 1970 et s’effondre en 1977.
Révolution sexuelle et Nouvelle Gauche
L’expression de « révolution sexuelle » désigne le bouleversement des comportements sexuels qui apparaît en Occident dans les années 1960. Le déclin de la morale sexuelle et la libération de la parole sur la sexualité dans l’espace public caractérisent ce mouvement. En Mai 68, la « révolution sexuelle » devient un élément central de la révolution sociale à venir.
Le mouvement de Mai 68 s’inscrit dans le sillage intellectuel de la Nouvelle Gauche. Un marxisme critique refuse le carcans du stalinisme et des partis traditionnels. L’Ecole de Francfort analyse l’autorité et la civilisation industrielle. Les mouvements étudiants de 68 découvrent surtout les textes du philosophe Herbert Marcuse et du psychanalyste révolutionnaire Wilhelm Reich. Ils deviennent les deux théoriciens de la révolution sexuelle. La libération des instincts érotiques sexuels doit permettre de dépasser la société répressive.
En France, la Nouvelle Gauche est incarnée par la revue Socialisme ou barbarie, fondée par Cornélius Castoriadis, et par L’Internationale situationniste. Ces revues sortent des vieux dogmatismes staliniens et la gauche traditionnelle pour renouveler le marxisme. La Nouvelle Gauche critique l’exploitation, mais aussi l’aliénation. Guy Debord analyse la « société spectaculaire ». La perspective révolutionnaire passe par une critique de la vie quotidienne. La famille, l’éducation, les relations humaines et sexuelles sont remises en cause. L’action directe et la provocation priment sur la patiente construction d’une organisation. Les appareils bureaucratiques sont même perçus comme des freins à la lutte.
Wilhelm Reich, dans son livre culte La Révolution sexuelle, affirme que l’émancipation sociale passe par une libération de la sexualité. La culture patriarcale repose sur le refoulement des instincts et impose de nouvelles névroses. Le modèle familial « petit-bourgeois » traverse toutes les classes sociales. L’autorité du père se fait sur le modèle de l’Etat. La famille impose une répression sexuelle, notamment aux enfants. Cette répression des besoins sexuels assèche l’esprit critique et favorise la soumission à l’autorité. La famille patriarcale permet donc la stabilité de l’Etat et l’exploitation capitaliste.
Ensuite, le « mariage coercitif » se caractérise par la domination masculine et la monogamie contrainte par la morale. Les femmes sont particulièrement soumises à l’emprise de la morale et ne sont pas capables d’user de leur liberté. La fidélité conjugale n’est qu’une hypocrisie qui entretient « l’esclavage économique et moral » des femmes selon Wilhelm Reich. Leur sexualité est réduite à sa fonction reproductive, ce qui renforce la misère sexuelle des femmes. La libération de leur corps doit donc permettre une libération globale.
Herbert Marcuse distingue le principe de plaisir et le principe de réalité. Il observe une répression des instincts qui permet une intégration dans la société marchande. Contre l’ordre existant, Herbert Marcuse valorise une libération de l’imaginaire et des énergies instinctuelles. « Tout le corps deviendrait un objet de cathexis, une chose pour jouir, un instrument de plaisir », propose Herbert Marcuse. Le travail ne doit pas se soumettre à une autorité mais doit devenir un « plaisir libidineux ».
Mai 68 et le féminisme
Les femmes participent massivement à Mai 68. Pourtant, elles restent muselées par des petits chefs gauchistes, qui sont tous des hommes. La nécessité de créer un mouvement féministe autonome se fait sentir. En 1971, le Mouvement de libération des femmes (MLF) est créé à Genève.
Malgré les discours sur la critique de la vie quotidienne, les femmes restent cantonnées aux tâches domestiques et à l'éducation des enfants. Les féministes dénoncent également les structures bureaucratiques et hiérarchiques des organisations militantes. Même la Nouvelle Gauche reproduit des structures patriarcales.
Une division sexuelle du travail militant perdure. Les hommes dirigent les opérations et monopolisent la prise de parole. Les femmes restent reléguées aux tâches subalternes comme le secrétariat, le nettoyage et le gardiennage des enfants. Elles éprouvent des difficultés pour prendre la parole et pour être écoutées au sein des organisations gauchistes.
L’oppression des femmes reste occultée dans les discours de Mai 68. Un marxisme vulgaire réduit la politique à la sphère économique. A l’exception de Wilhelm Reich, les théoriciens marxistes n’évoquent jamais la libération des femmes considérée comme « petite bourgeoise » par les staliniens et les gauchistes.
La révolution sexuelle, sans critique féministe, ne fait que renforcer la domination masculine. L’amour libre devient un nouveau modèle imposé qui éradique la dimension affective et provoque des souffrances. Comme Herbert Marcuse, les féministes dénoncent la récupération marchande de la libération sexuelle. Elles critiquent les dérives pratiques de la révolution sexuelle sans pour autant remettre en question ses fondements théoriques.
Une nouvelle vague féministe sort de la grisaille gauchiste pour adopter une démarche joyeusement libertaire. « Née de la contre-culture de 68, cette génération de féministes se distingue par sa radicalité politique, son anticonformisme, son goût du scandale et de la provocation », décrit Julie de Dardel. Les féministes dénoncent le patriarcat qui impose aux femmes des tâches de reproduction sociale et sexuelle. Le patriarcat repose sur l’exploitation du corps des femmes. Son abolition suppose une transformation radicale de la société dans son ensemble et une libération du corps des femmes.
Le MLF de Genève mêle féminisme radical et lutte des classes. Les théories de Wilhelm Reich permettent ce lien à travers la critique de la famille, du mariage et de la répression sexuelle des femmes. Les féministes ne se contentent plus de demander plus de droits, elles veulent la liberté et le plaisir.
Libération des corps et plaisir sexuel
Les féministes s’appuient sur les penseurs de la libération sexuelle pour placer le corps et la sexualité au centre de leur analyse et de leur projet politique. La révolution de la vie quotidienne ne passe pas par la prise du pouvoir d’Etat mais par une désaliénation des individus dans tous les aspects du quotidien.
Mai 68, malgré ses limites, permet de sortir de l’ennui et de l’étouffoir des valeurs bourgeoises. L’autorité est remise en question. Le féminisme s’inscrit dans une contestation globale de la société, avec ses structures autoritaires et capitalistes. Les féministes attaquent surtout la « répression bourgeoise » et les institutions patriarcales : l’Etat, l’Eglise, le médecin ou le père. Comme Wilhelm Reich, les féministes attaquent la « petite famille » qui incarne l’exploitation et l’abus de pouvoir.
La libération des femmes doit passer par la libération des corps et de la sexualité. La revue Partisans, dans un numéro spécial, insiste sur cette nécessité de la libération sexuelle. Le système patriarcal repose sur l’exploitation sexuelle des femmes, donc la libération des corps devient une priorité. « Nos premières revendications tournaient autour de l’avortement et de la contraception, mais surtout autour de la réappropriation de notre corps », témoigne Rina Nissim dans le film Debout !
La lutte pour le droit à l’avortement s’inscrit dans une contestation de l’ordre capitaliste et patriarcal. Contre la sexualité reproductrice et culpabilisante, c’est une sexualité de plaisir qui est affirmée. L’avortement doit permettre aux femmes de se réapproprier leur corps et leur liberté sexuelle.
Les féministes remettent en cause le modèle de sexualité traditionnel avec le primat du coït. Elles insistent au contraire sur l’importance du plaisir féminin. Anne Koedt dénonce le mythe de l’orgasme vaginal. Ce n’est pas le coït qui permet la jouissance mais la stimulation du clitoris. Les hommes ne sont donc pas sexuellement indispensables. La jouissance des femmes provient de la réappropriation de leur corps. Comme Marcuse, les féministes redéfinissent la sexualité. Elles insistent sur la sensualité et l’érotisation de tous les domaines de la vie.
Nouvelles luttes politiques
Les féministes veulent aussi transformer la lutte politique. L’organisation du mouvement repose sur la volonté d’autonomie et le refus de tout formalisme. Les féministes mettent la sexualité et le plaisir au cœur de toutes leurs actions. Elles inventent un nouveau style ludique et scandaleux.
L’organisation du MLF refuse l’autoritarisme et les hiérarchies. Muselées par les hommes dans les groupes gauchistes, elles décident de s’organiser uniquement entre femmes. Ensuite, les femmes peuvent affirmer leur autonomie et leur visibilité propre. Le MLF refuse les rapports hiérarchiques et la délégation. Aucune ligne politique n’est fixée pour permettre l’expression d’une diversité. Le MLF rejette le système parlementaire qui incarne la délégation de pouvoir. Les structures informelles du MLF valorisent la dimension collective, contre l’individualisme.
La vie personnelle et affective des militantes est bouleversée par le MLF qui devient une bouffée de liberté. Les structures chaotiques permettent un foisonnement de créativité. Les journaux, les affiches et les chansons se multiplient. Néanmoins, des structures de pouvoir informelles émergent. Les militantes reproduisent des normes et une forme d’entre soi qui excluent les autres femmes. Les universitaires prennent plus facilement la parole que les ouvrières. Mais le MLF ne cesse d’interroger les mécanismes de pouvoir et permet la critique interne.
Le MLF s’attache à une transformation du quotidien. Des relations d’amour et d’amitié peuvent se tisser. Les groupes de conscience permettent de questionner l’intimité et la sexualité. Les récits de vie isolés doivent permettre de comprendre l’oppression commune des femmes. L’expérience personnelle doit déboucher vers la lutte contre le capitalisme et le patriarcat. La sexualité, la virginité, l’orgasme, la masturbation, la maternité, la famille sont des thèmes récurrents. Tous les tabous doivent être brisés. Ensuite, des séances d’auto-examen doivent favoriser l’autonomie des femmes face au pouvoir médical pour prendre le contrôle de son propre corps.
Les actions publiques du MLF reposent sur un style ludique et radical, avec un langage cru et direct. Le refus du compromis et de la déférence ne passent pas par les institutions et les conventions, mais par l’action directe et souvent illégale. Le MLF organise un anti-congrès pour ridiculiser le très institutionnel congrès de la Femme. Ensuite, le MLF organise des actions de solidarité avec les prisonnières. La lutte pour l’amour et la sexualité en prison permet de dénoncer à la fois la répression, le capitalisme et le patriarcat.
Raviver le féminisme radical
Le livre de Julie de Dardel reste une référence incontournable pour se plonger dans l’histoire du féminisme. Julie de Dardel permet de faire revivre le bouillonnement des années 1968 et le féminisme radical. Elle évoque les dimensions théoriques et pratiques. Surtout, elle insiste sur la critique de la vie quotidienne comme moteur du féminisme. Cet aspect semble disparaître progressivement.
Julie de Dardel n’idéalise pas pour autant la période du MLF. Elle pointe les limites de cette expérience et les inégalités qui existent entre femmes, notamment pour prendre la parole. Le MLF de Genève semble également sombrer dans l’entre soi, notamment à travers la création de communautés libertaires isolées. Les liens avec les luttes des femmes ouvrières semblent difficiles à construire. Les féministes semblent souvent issues de la petite bourgeoisie intellectuelle et ne se préoccupent pas trop de la vie à l’usine et du monde du travail. En revanche, les féministes évoquent les problèmes du quotidien qui concernent toutes les femmes.
Le MLF respire la contestation joyeuse. Le féminisme médiatique s’enferme au contraire dans la grisaille. C’est le réformisme et la voie institutionnelle qui sont privilégiés. Les femmes doivent pouvoir réussir et faire carrière comme les hommes. Elles doivent pouvoir devenir des pourritures, comme les hommes. Le féminisme ne conteste plus ni le capitalisme ni le patriarcat. Il devient inoffensif et subventionné. Cette évolution semble liée à l’essoufflement de la contestation des années 1968. Durant cette période, la moindre révolte s’inscrit alors dans une contestation globale. Les luttes se contentent désormais de petits aménagements à la marge sans remettre en cause l’ensemble de la civilisation marchande.
Mais les gauchistes et les libertaires sombrent dans cette dérive réformiste. Les féministes pseudo-radicales ne jurent que par Judith Butler et autres impostures postmodernes. Ce féminisme gauchiste se noie dans le symbolique et la micro-résistance. La féminisation des textes devient désormais le summum de la radicalité. Peu importe si rien ne change dans le monde réel. Le féminisme devient même une spécialité avec des militantes qui réduisent la politique à cet aspect devenu une niche pour conserver un petit pouvoir.
Au contraire, le féminisme du MLF conteste l’ensemble de l’ordre existant. Il s’inscrit dans une démarche globale de remise en cause de tous les aspects de la vie quotidienne. Ce ne sont pas uniquement les biopouvoirs qui sont attaqués, mais toutes les institutions. L’tat, la famille, l’école doivent être détruits. On est loin des pitreries d’un Michel Foucault dont toute l’œuvre consiste à éradiquer cet héritage du MLF et de la révolution sexuelle. Pour le MLF, changer la vie quotidienne doit aussi permettre de transformer le monde.
La dimension joyeuse du féminisme semble également disparaître. La libération du corps et le plaisir sexuel ne sont plus la priorité. « Aujourd’hui, le discours féministe dominant n’aborde plus la sexualité sous l’angle de la libération, mais dénonce prioritairement les violences sexuelles dont sont victimes les femmes », observe Julie de Dardel. Le féminisme s’englue dans la grisaille gauchiste. Mais l’esprit du MLF peut également revivre. Des nouvelles féministes insistent sur l'importance de la réappropriation du corps et du désir. Cette révolte ludique permet le plaisir de la lutte et la lutte pour le plaisir.
Source : Julie de Dardel, Révolution sexuelle et mouvement de libération des femmes à Genève (1970-1977), Antipodes, 2007
Articles liés :
Les femmes en lutte dans les années 1968
Les féministes et la morale sexuelle
La recherche de la jouissance féminine
Pour aller plus loin :
Vidéo : La naissance du "Mouvement de libération des femmes", mis en ligne par France Culture le 26 août 1970
Radio : Le MLF, émission diffusée sur la RTS le 17 avril 2018
Radio : MLF, une histoire de femmes, émissions diffusées sur la RTS
Radio : Les luttes des femmes des années 1968 – Christine Delphy, émission diffusée sur le site Sortir du capitalisme
Radio : La Nuit des féminismes 2/2 : Voix du MLF, émissions diffusées sur France Culture le 14 février 2021
Radio : Vanina Où va le féminisme ?, émission sur Radio Libertaire, mise en ligne sur le site de l'Organisation communiste libertaire (OCL) le 21 mai 2021
Radio : Présentation de Où va le féminisme ? de Vanina, émission diffusée sur le site Camarade le 28 avril 2021
Julie de Dardel, Le MLF en rupture et en continuité avec mai 1968, publié dans le numéro 33 du magazine Passé-simple paru en mars 2018
Didier Epsztajn, Le personnel est politique, publié sur le site Entre les lignes entre les mots le 19 avril 2010
Céline Schoeni, Compte-rendu publié dans la Revue historique vaudoise
Compte-rendu publié sur le blog Les histoires de Gondolindrim
Salammbô Marie, Se parer de violet pour militer, publié sur le site du journal Le Temps le 13 juin 2019
Maryelle Budry, 50 ans du Mouvement de Libération des Femmes, publié sur le site Solidarités le 12 février 2021
Raphaëlle Bessette-Viens, Deux figures de l’engagement féministe à Genève, publié dans la revue Nouvelles Questions Féministes Vol. 36 en 2017
Françoise Picq, Le bel Après Mai du féminisme, publié dans la revue Les Utopiques numéro 7
Dossier 68 : Nouveau point de départ pour le féminisme, publié dans le journal Alternative Libertaire n°173 en mai 2008
Ludivine Bantigny, Quelle “ révolution ” sexuelle ? Les politisations du sexe dans les années post-68, publié dans la revue L'Homme & la Société n° 189-190 en 2013