Sociologie de la question raciale
Publié le 10 Juin 2021
La question raciale rythme les polémiques intellectuelles. Des débats médiatiques imposent des prises de position caricaturales. Un courant décolonial valorise la dimension raciale pour mieux occulter les clivages de classe. Inversement, un courant républicain campe sur une posture identitaire qui nie la ségrégation raciale. Mais ce flux de polémiques superficielles s’inscrit dans une longue histoire de débats sur la race. Le déclin des luttes sociales, à partir des années 1970, débouche ensuite vers l’émergence d’une gauche qui insiste sur la dimension raciale au détriment des clivages de classe.
Stéphane Beaud et Gérard Noiriel s’attaquent à la question raciale devenue un sujet sensible. Ces chercheurs en sciences sociales ont réalisé des enquêtes sur la classe ouvrière et l’immigration. Dans le sillage de Pierre Bourdieu, leurs recherches sociologiques sont devenues des références incontournables pour penser la classe et la race. Mais ils refusent les assignations identitaires et les concepts nébuleux. Ils préfèrent se pencher sur la réalité de la vie quotidienne des populations ouvrières. Les discriminations raciales bien réelles n’effacent pas les clivages de classe. Stéphane Beaud et Gérard Noiriel proposent leur réflexion sur ce sujet sensible dans le livre Race et sciences sociales.
Face au racisme républicain
Les débats sur la race commencent au XIXe siècle. Mais c’est à partir des années 1880, sous la IIIe République, que le contrôle de l’immigration est considéré comme une solution à la crise économique. La droite valorise la défense de la nation. Le colonialisme permet également une catégorisation raciale. La France se vit comme supérieure et prétend apporter la civilisation aux peuples colonisés. Ensuite, la haine de l’étranger se développe avec l’antisémitisme incarné par Edouard Drumont et cristallisé autour de l’affaire Dreyfus.
Les populations colonisées participent fortement à l’effort de guerre pendant le premier conflit mondial entre 1914 et 1918. Mais les promesses d’émancipations ne suivent pas. Les premiers mouvements indépendantistes émergent. En Indochine, en Algérie et dans différents pays, des organisations anti-colonialistes se rapprochent de l’Internationale communiste. Lamine Senghor vise au contraire à regrouper toute la population noire de France. Mais les divergences politiques, qui recoupent les clivages de classe, ne permettent pas cette unité. Les réformistes s’opposent aux révolutionnaires. « Le clivage entre les deux camps recoupait aussi des différences de classe car les plus radicaux étaient surtout issus des milieux populaires, alors que les modérés appartenaient fréquemment aux élites intellectuelles et bourgeoises », décrit Gérard Noiriel.
Le racisme s’accentue avec la crise économique de 1929. Surtout, les juifs allemands qui fuient le nazisme sont perçus comme des concurrents par les professions libérales (avocats et médecins) et par la petite bourgeoisie commerçante. Après le régime de Vichy, le racisme biologique ne disparaît pas. Des intellectuels comme André Siegfried, figure fondatrice de la science politique, continuent de hiérarchiser les races dans une approche eugéniste.
L’antiracisme se développe. Le MRAP, lié au Parti communiste, place la lutte contre le racisme dans la filiation du combat contre l’antisémitisme. Des intellectuels comme Jean-Paul Sartre insistent sur l’antiracisme. Frantz Fanon incarne cette critique du colonialisme et du racisme qui s’articule avec les questions économiques et sociales. Il s’engage du côté de la lutte de libération de l’Algérie.
Luttes ouvrières et antiracisme
Le théoricien communiste Antonio Gramsci évoque l’hégémonie culturelle et l’importance des évolutions dans les débats intellectuels. La lutte sociale et antiraciste, qui s’impose dans le sillage de la contestation des années 1968, décline au profit d’une droite identitaire qui règne sur la scène publique française. Le mouvement de Mai 68 repose sur une alliance entre étudiants, souvent issus de la bourgeoisie, et ouvriers pour déboucher vers une grande grève. La jeunesse remet en cause les institutions et les hiérarchies. Le Parti communiste est attaqué. Mais le langage de la lutte des classes prédomine.
Une solidarité de classe s’exprime à l’égard des luttes de l’immigration. En 1972, une grève éclate à la Penarroya, une usine de Lyon. Les conditions de vie dans les foyers Sonacotra sont également dénoncées à travers des grèves de loyers. Mais la petite bourgeoisie intellectuelle insiste progressivement sur la dénonciation du racisme ordinaire qui serait l’apanage des prolétaires bourrus. Cette approche moralisatrice, qui insiste sur l’éducation des classes populaires, s’impose progressivement.
En 1981, la gauche au pouvoir dénonce les grèves des ouvriers de l’automobile à Talbot-Poissy, Flins et PSA-Aulnay. Pierre Mauroy, chef du gouvernement socialo-communiste, compare les travailleurs immigrés en lutte à des islamistes iraniens. La gauche se rallie au néolibéralisme et préfère l’antiracisme moral contre la méchante droite, plutôt que la solidarité de classe avec les travailleurs immigrés.
En 1983, une marche contre le racisme fait allégeance au pouvoir et porte cet antiracisme moral. « Ses porte-parole ne parlaient plus le langage de l’exploitation, mais le langage des discriminations. Ils ne voulaient plus faire la révolution, mais obtenir l’égalité des droits », soulignent Stéphane Beaud et Gérard Noiriel. SOS Racisme est créé pour incarner ce discours humaniste qui ne dérange pas les intérêts de la gauche au pouvoir. La montée du Front National influence le débat politique. La droite reprend le discours raciste sur l’immigration. La gauche abandonne l’antiracisme moral pour un discours républicain. Une laïcité sécuritaire doit combattre le voile et les musulmans.
En 2004, une mobilisation dénonce l’interdiction du voile à l’école. En 2005, l’Appel des Indigènes de la République regroupe des intellectuels qui défendent une approche identitaire. Cette démarche s’oppose à celle du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) qui valorise un ancrage dans les luttes de quartiers. En 2016, Houria Bouteldja sort un petit livre qui parvient à créer la polémique dans un univers médiatique saturé par les débats sur les chaînes infos. Les réseaux sociaux et les médias en ligne comme Mediapart ne cessent de surfer sur le buzz et le scandale du moment. Les polémiques sur la race et sur l’identité parviennent facilement à s’imposer. La racialisation du débat s’explique également par le peu d’intérêt porté par les milieux intellectuels et médiatiques pour la critique des inégalités sociales et de l’exploitation.
Renouveau sociologique
La sociologue Colette Guillaumin introduit la question raciale en France. Elle dénonce le « racisme systémique » à travers les stéréotypes raciaux véhiculés par les médias. Son approche semble rejoindre la dénonciation du « racisme ordinaire ». Elle se distingue de l’approche marxiste qui tente de relier l’antiracisme et l’anticapitalisme. Colette Guillaumin délaisse la dimension sociale pour privilégier une approche en termes de « discriminations ».
En 1988, Etienne Balibar et Immanuel Wallerstein publient le livre Race, nation, classe. Ces universitaires relient les questions de race et de classe. Surtout, ils développent une critique de l’Etat-nation. Le livre De la question sociale à la question raciale ? est publié en 2006, peu après les émeutes de 2005. Ce livre collectif évoque directement la question raciale. Des chercheurs de diverses disciplines proposent leur regard sur le sujet. Les contributions d’Emmanuelle Saada, de Stéphane Beaud et Michel Pialoux et de Gérard Noiriel insistent sur l’importance de l’enquête et de la recherche pour ne pas céder aux pressions médiatiques et aux récupérations politiques. Mais un intellectuel comme Pap Ndiaye affirme claireme-nt son regret que la question sociale prime encore sur la question raciale.
L’introduction de Didier et Eric Fassin revient sur le contexte des émeutes de 2005 et des commentaires racistes au sujet de cette révolte sociale. Ils estiment que des chercheurs peuvent évoquer l’actualité, tout en restant attachés à l’indépendance du monde universitaire. Même si les propos des chercheurs participent à nourrir les discours publics. Surtout, le livre collectif préfère étudier les représentations plutôt que la réalité sociale.
Depuis la publication de ce livre collectif, Eric Fassin est présenté comme un spécialiste de la question raciale. Il ne cesse d’intervenir dans les médias pour donner son point de vue sur la dernière polémique raciste. L’historien Pap Ndiaye est également devenu une figure médiatique. Il propose une histoire des mouvements afro-américains et s’interroge sur le racisme en France.
Mais il développe surtout une approche qui favorise l’affirmation identitaire. Il insiste sur les discriminations plutôt que sur les inégalités sociales. « Selon lui, la caissière noire d’un supermarché souffre moins de discrimination qu’un cadre car elle occupe une fonction qui correspond au stéréotype dominant », résument Stéphane Beaud et Gérard Noiriel. Les clivages de classe au sein de la population noire sont ainsi éludés. De même, la nationalité n’est pas prise en compte.
La mouvance décoloniale, incarnée par l’historien et entrepreneur Pascal Blanchard, se délecte des images d’expositions coloniales dans une approche victimaire. Néanmoins, les résistances et les révoltes des esclaves et des colonisés ne sont jamais évoquées.
Débats sur la race
Stéphane Beaud et Gérard Noiriel abordent un sujet particulièrement polémique. Ils adoptent une position courageuse qui tranche avec les postures confortables du petit milieu de la gauche intellectuelle. Sans sombrer dans le fantasme gouvernemental de l’islamo-gauchisme, il faut reconnaître que les jeunes militants et universitaires se reconnaissent davantage dans la mouvance décoloniale que dans la lutte des classes. Stéphane Beaud et Gérard Noiriel ont d’ailleurs essuyé un tir de barrage de la part des revues et des médias alternatifs de gauche et d’extrême-gauche. Pourtant, les deux sociologues s’en sortent plutôt bien pour traiter un sujet épineux, également susceptible de récupération de la part de l’extrême-droite. Les universitaires reconnaissent l’importance des discriminations. Surtout, ils refusent de sombrer dans l’opposition vulgaire du social au sociétal.
Stéphane Beaud et Gérard Noiriel ne proposent pas de débattre point par point les divers travaux sociologiques qui adoptent une posture intersectionnelle. Même si la critique de Colette Guillaumin se révèle plutôt fine et relativement nuancée, avec une critique de ses limites sans minimiser ses apports. Ce livre s’apparente davantage à une histoire des idées. Gérard Noiriel reprend la démarche de son livre sur Eric Zemmour, qui lui a valu les éloges des antiracistes qui le descendent en flamme aujourd'hui. Il propose une généalogie et une socio-histoire du débat sur la race. Ce qui permet de comprendre les évolutions de la recherche universitaire et du débat intellectuel.
Mais cette démarche comporte quelques limites. Stéphane Beaud et Gérard Noiriel se parent d’une posture scientiste. Ils observent ces débats de manière surplombante, qui se considère comme objective et au-dessus de la mêlée. Ils ont raison de souligner l’importance de l’enquête sociale par rapport aux Cultural Studies qui privilégient l’étude des représentations plutôt que se pencher sur le monde réel. En revanche, la posture scientiste consiste à dénoncer la subjectivité et à dépolitiser le débat. Il est possible de renvoyer à des travaux qui se veulent tout aussi scientifiques et qui ne partagent pas le même point de vue. Ensuite, cette approche risque de donner une importance démesurée au débat d’idées et aux polémiques qui n’intéressent personne en dehors du petit milieu de la gauche intellectuelle.
Mais Stéphane Beaud et Gérard Noiriel n'hésitent pas à revenir sur l’évolution de l’antiracisme et des luttes sociales. Ils évoquent ce tournant de la racialisation des grèves des ouvriers immigrés de l’automobile. Ils reviennent sur les évolutions d’un antiracisme déconnecté des luttes de quartiers qui privilégie la dénonciation des représentations plutôt que la remise en cause des inégalités. L’imposture de SOS Racisme reste rarement critiquée par les anciens de la LCR qui ont soutenu cette association avant de faire allégeance au PIR.
Des luttes de quartiers jusqu’aux grèves des femmes de ménage dans les hôtels, ce ne sont pas des postures d’affirmation identitaire qui font bouger les personnes immigrées. Les questions du salaire ou du logement, certes bien plus matérielles et vulgaires, permettent plus facilement d’amorcer des luttes plutôt que la posture d’une affirmation raciale et identitaire. Les intellectuels de gauche peuvent se permettre de faire l’impasse sur la solidarité de classe. Mais les exploités qui luttent tentent d’ouvrir des perspectives au-delà des races, des statuts ou des corporations qui visent à fragmenter le monde du travail. Plutôt qu’un morcellement des luttes, ce sont des grèves et des révoltes globales qui peuvent permettre de changer la société.
Source : Stéphane Beaud & Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, Agone, 2021
Extrait publié sur le site du journal Le Monde diplomatique
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Vidéo : À l'air libre (69) Sarah Mazouz: « On continue de mettre un couvercle sur la race en France», émission mise en ligne sur le site de Mediapart le 9 février 2021
Radio : Politiques identitaires : la lutte des classes cherche sa place avec Gérard Noiriel, émission diffusée sur France Culture le 2 février 2021
Radio : Race et sciences sociales : Echange entre S. Beaud, G. Noiriel et F. Pierru, émission mise en ligne sur le site EducPod le 30 mars 2021
Radio : Race vs classes: la guerre des intellectuels français, émission diffusée sur Slate le 22 février 2021
Henri Maler et Ugo Palheta, À propos d’un texte de S. Beaud et G. Noiriel : critique des impasses ou impasses d’une critique ?, publié sur le site de la revue Contretemps le 6 février 2021
Julien Talpin, La gauche sans les minorités. Réflexions à partir de S. Beaud et G. Noiriel, publié sur le site Mediapart le 8 janvier 2021
Roger Martelli, À propos de Beaud et Noiriel : l’enfermement identitaire n’est pas le lot de quelques-uns, publié sur le site de la revue Regards le 14 janvier 2021
Michelle Zancarini-Fournel, Les erreurs d’un livre, publié sur le site En attendant Nadeau le 25 février 2021
Rafik Chekkat, Lutte des classes contre luttes identitaires ?, publié sur le site Orient XXI le 16 mars 2021
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Gérard Noiriel, Les intellectuels à l'heure des réseaux sociaux, publié sur le site des éditions Agone le 25 janvier 2021
Roman Vareilles, Usages et effets de la référence coloniale dans la lutte contre le racisme, publié sur le site des éditions Agone le 24 septembre 2020