La vie intellectuelle en France

Publié le 5 Décembre 2019

La vie intellectuelle en France
Le monde intellectuel connaît un renouveau. Avec la fin des grandes figures tutélaires, la pensée devient plus collective et expérimentale. Mais la pensée critique se contente davantage de dresser des constats plutôt que de se nourrir des luttes sociales. 

 

Les intellectuels font l’objet d’une volumineuse littérature. L’histoire, la sociologie, la philosophie, le pamphlet s’emparent du sujet des intellectuels. Emile Zola, Jean-Paul Sartre, Michel Foucault ou Pierre Bourdieu incarnent divers modèles d’intellectuel. Mais la scène actuelle ne repose pas sur des figures stables et reconnues, avec des visions du monde opposées. Le paysage intellectuel semble davantage fragmenté. Les voix sont démultipliées et ne se réduisent plus à l’espace académique longtemps dominant. La notion et la fonction d’intellectuel se réinventent à la périphérie du monde universitaire. Le journaliste Jean-Marie Durand propose une enquête sur ce renouveau de la pensée dans le livre Homo intellectus.

 

                              

 

Effondrement des intellectuels

 

La figure de l’intellectuel semble désormais dénigrée. La Sorbonne semble davantage ringarde que prestigieuse. Le savoir intellectuel n’est plus porté par sa mystique de débats, de luttes et d’utopies. Beaucoup n’assument plus l’étiquette vieillotte et discréditée d’intellectuel. « Comme si l’intellectuel n’était plus qu’un mot piégé du passé, le mot d’un passé figé dont les souvenirs noyés dans le formol ne suscitent plus aucun élan dans le présent », constate Jean-Marie Durand.

L’intellectuel est souvent perçu comme engagé. Il incarne la conscience critique et contribue à diffuser des idées nouvelles. « Cette influence conceptuelle ne se réduit pas en effet au cadre romantique de la révolte et de l’insurrection, voire de la révolution, mais traverse une gamme infinie de possibilités, de la théorie de la société jusqu’à des modifications dans les pratiques sociales et les formes de vie », observe Jean-Marie Durand. Une nouvelle génération d’intellectuels émerge progressivement. Les historiens Ludivine Bantigny et Patrick Boucheron, les philosophes Sandra Laugier et Grégoire Chamayou, les sociologues Bernard Lahire ou Laurent Jeanpierre, ou encore l’économiste Thomas Piketty illustrent ce renouveau.

 

La figure de l’intellectuel comme avant-garde qui doit guider les masses s’est effondrée. Le discrédit qui touche les élites frappe également des intellectuels dont l’influence ne cesse de diminuer depuis les années 1980. Les grandes figures et les « maîtres à penser » ont disparu. Les hommes politiques délaissent les sciences sociales. Ils privilégient l’expertise économique et juridique. La sociologie se contente d’une description neutre et dépolitisée du réel. Les médias ne se penchent plus sur le monde intellectuel.

Dans les années 1960 et 1970, la vie des idées rayonne autant que l’actualité politique et internationale. Le Nouvel Observateur ou Le Monde s’appuient sur des figures intellectuelles pour faire vivre le débat public. Mais les contraintes économiques du journalisme réduisent la place des idées dans la presse écrite. Manuel Cervera-Marzal propose de banaliser la figure de l’intellectuel. Tous les individus sont capables de réflexion et d’esprit critique.

La vague conservatrice des années 1980 contribue à affaiblir les intellectuels critiques. L’idéologie antitotalitaire attaque la pensée marxiste. L’historien Shlomo Sand observe également une fin des intellectuels et l’émergence d’une idéologie réactionnaire. Les intellectuels médiatiques deviennent des chroniqueurs de plateaux télé. Sans sombrer dans les pitreries médiatiques, les universitaires doivent savoir diffuser le contenu de leurs recherches au grand public. « L’action intellectuelle n’a pour tâche que de contribuer à éclairer l’opinion, tout en se méfiant de la communication », propose Jean-Marie Durand.

 

   

 

Mutations du monde intellectuel

 

Cyprien Tasset étudie le phénomène des intellectuels précaires. Dans l’ombre des penseurs médiatiques, la majorité des intellectuels vit modestement. Même les jeunes enseignants-chercheurs subissent la précarité. Patrick Cingolani évoque l’importance des jeunes précaires dans les mouvements de contestations. Ils semblent attachés à davantage d’autonomie et refusent la norme du salariat. Ils préfèrent la créativité et la liberté plutôt que des hauts revenus.

Néanmoins, la précarité débouche également sur de l’incertitude et de la fragilité. « Si elle perturbe donc les normes du monde salarial, cette famille fragmentée des intellos précaires ressemble souvent à un laboratoire de l’auto-exploitation », observe Jean-Marie Durand. Ensuite, l’Université reste engluée dans le conformisme. La recherche se soumet à ses financements.

Le clash prédomine dans les médias et les réseaux sociaux. L’extrême-droite ne cesse de lancer des polémiques sur des enjeux identitaires. Des universitaires plongent parfois dans l’arène du débat. Malgré les polémiques futiles, le clivage reste important pour sortir du consensus et de la pensée unique. De ce point de vue, le monde académique reste englué dans le conformisme. « S’il s’égare donc par moments, le monde intellectuel français reste un univers dominé par la peur de la controverse interne », souligne Jean-Marie Durand.

 

Les liens entre intellectuels et politiques semblent brisés. Les partis ne sont plus des espaces de formation et de réflexion. Ils ne produisent aucune idée nouvelle et se contentent de recycler les mêmes programmes pour tenter d’accéder au pouvoir. Ils s’appuient sur des think thank comme la Fondation Jean Jaurès ou la Fondation Copernic qui regroupent des experts sans la moindre perspective globale. Ce sont de simples techniciens de la gestion du capital.

Les intellectuels qui cherchent à relier leur pensée à ses effets sur le réel restent peu nombreux. L’engagement politique demeure mal perçu. « Une injonction de dépolitisation règne dans les champs littéraires et savants (l’amour-des-mots, la recherche pour elle-même, etc.) », décrit Jean-Marie Durand. Néanmoins, des chercheurs tentent d’imbriquer un discours militant dans une pensée savante.

 

 

Renouveau intellectuel

 

Le modèle de l’intellectuel collectif se réactive. Des tribunes et des pétitions alimentent les journaux. Des revues, des livres collectifs, des forums de discussion se développent. Sur les ruines des partis politiques, de nouvelles formes de réflexion collective émergent. « La multiplication des tribunes, des sites Internet ou des revues de débats souligne bien que la politique se réinvente hors des murs des partis », souligne Jean-Marie Durand.

Le journal en ligne Lundimatin permet l’intervention de chercheurs et de militants. La dimension collective est mise en avant. « Nous nous inscrivons par ailleurs dans une tradition philosophique et politique qui veut que les informations, les idées, voire l’intelligence, soient des affaires communes et perdent à être artificiellement privatisées », présente Lundimatin.

Ce sont les grèves de décembre 1995 qui réactivent la figure de l’intellectuel collectif. La revue Esprit et la Fondation Saint-Simon soutiennent le plan Juppé de réforme de la Sécurité sociale. Mais Pierre Bourdieu initie un contre-appel qui apporte son soutien aux grévistes. Le sociologue s’entoure de chercheurs en sciences sociales pour critiquer l’ordre dominant. Ils créent notamment les éditions Raisons d’agir.

 

Dans le contexte du mouvement de 2016 contre la Loi travail, l’expérience de Nuit debout propose une agora politique. Des débats s’organisent dans un partage d’expériences et de savoirs entre personnes anonymes. Des intellectuels se mettent à évoquer la question sociale et la lutte pour l’égalité. Deux ans plus tard, la révolte des Gilets jaunes ne fait qu’élargir, de manière plus ample et radicale, la colère sociale. Dans un premier temps, les intellectuels se font hésitants. Les Gilets jaunes déstabilisent leurs vieilles grilles d’analyses. Un mouvement qui remet en cause un impôt est jugé réactionnaire.

Des points de vue divers s’expriment. Lundimatin valorise les formes insurrectionnelles et l’action directe. Mais le vieux maoïste Alain Badiou méprise un mouvement jugé réactionnaire. L’historien Gérard Noiriel fustige l’indifférence de son collègue Patrick Boucheron. Mais les intellectuels cherchent surtout à comprendre un mouvement inédit. La revue AOC propose des analyses de chercheurs. Des laboratoires diffusent des questionnaires sur les ronds-points. A partir de janvier 2019, des tribunes appellent à soutenir le mouvement.

 

La diffusion des idées semble plus importante. Un nouveau public s’intéresse à la pensée critique. Surtout, les supports se diffusent. Des entretiens vidéos sont diffusés par des sites comme Hors-Série ou Mediapart. Les conférences-débats remplissent les salles. Les rencontres et festival d’idées se multiplient.

Un nouvelle figure de l’intellectuel se construit, influencée par les réflexions de Jacques Rancière. Le penseur n’est plus une figure supérieure qui se repose sur l’autorité du savoir. Le débat doit partir du postulat de l’égalité des connaissances et des compétences et non d’une hiérarchie supposée. « Toutes celles et tous ceux qui n’ont pas l’estampille officielle de l’intellectuel ont autant que les susnommés la capacité d’élaborer une vision de la société, d’en contester les normes actuelles, d’imaginer un devenir émancipé », souligne Jean-Marie Durand.

 

Crédits photos

 

Intellectuels déconnectés des luttes sociales

 

Jean-Marie Durand propose un panorama éclairant du paysage intellectuel français. Il ne se contente pas de ressasser le discours pessimiste sur la fin des intellectuels. Il se réjouit, à juste titre, de la disparition des figures tutélaires. Une dimension plus modeste et collective prédomine sur la posture surplombante et autoritaire du professionnel de l’intelligence. Jean-Marie Durand insiste également sur l’importance de la vitalité intellectuelle pour s’opposer au consensus mou et au conformisme politique. La pensée critique reste indispensable pour bousculer la froide expertise gestionnaire de l’ordre existant.

Néanmoins, Jean-Marie Durand reste attaché à la figure de l’intellectuel. Il perçoit bien ses dérives autoritaires. Mais il insiste sur la défense de l’Université et des professionnels de l’intelligence. Certes, le journaliste évoque également les marges du monde académique et s’attache aux nouvelles formes de diffusion du savoir. Mais il reste également attaché à la vieille tradition du savoir universitaire. Cette approche ne fait que se résigner à la séparation entre les intellectuels et les manuels, mais aussi entre la théorie et la pratique.

 

Le monde intellectuel reste largement déconnecté des luttes sociales. C’est sans doute la principale critique qui doit lui être adressé. Jean-Marie Durand évoque d’ailleurs une vie intellectuelle qui s’ancre dans le consensus mou de la gauche, qui va de la revue Esprit jusqu’à Lundimatin. Tous les courants intellectuels et politiques sont évoqués de la même manière, sans leurs clivages et leurs contradictions. Les débats intellectuels restent séparés des grands enjeux stratégiques hérités du mouvement ouvrier, comme le souligne Razmig Keucheyan. Les clivages entre réformisme et révolution, entre centralisme autoritaire et auto-organisation des luttes semblent disparaître des débats intellectuels. Les chercheurs se contentent de ressasser les même constats et banalités sans proposer la moindre perspective stratégique.

Les intellectuels engagés n’osent pas égratigner l’ordre capitaliste et l’exploitation. Ils s’engagent sur le droit des minorités, l’exclusion, les migrants, le climat, les violences policières. Mais ils prennent soin à ne pas prendre part à la lutte des classes. Même lorsqu’ils sont précaires, les intellectuels ne se vivent pas comme des exploités mais uniquement comme des savants au-dessus de la mêlée et des contingences bassement matérielles. Les Gilets jaunes ont fait l’objet de querelles d’interprétation et même de soutien. Mais aucun ne renonce à sa posture d’intellectuel pour s’exprimer en tant que gilet jaune. Ce serait trop s’abaisser que de se mettre au même niveau que des prolétaires en lutte.

Jean-Marie Durand refuse d’ailleurs d’évoquer la seule vie intellectuelle valable. C’est celle qui provient des révoltes, des structures d’auto-organisation, des organes de décision collective. Loin des banales agoras citoyennes à la sauce Nuit debout ou des conférences sur l'émancipation. Ce sont ces formes de discussion au cœur des luttes qui permettent de relier la théorie et l’action, les armes de la critique et la critique par les armes.

 

Source : Jean-Marie Durand, Homo intellectus. Une enquête (hexagonale) sur une espèce en voie de réinvention, La Découverte, 2019

 

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Pour aller plus loin :

Vidéo : Vers un nouvel âge d’or de la vie intellectuelle française ?, émission mise en ligne par France Culture le 8 novembre 2019 

Vidéo : Pourquoi des enquêtes sur les idées et la culture ?, débat mis en ligne sur le site Mediapart le 29 mars 2019 

Vidéo : L'intellectuel, une espèce en voie de réinvention, mis en ligne sur le site Hors-Série le 2 novembre 2019 

Vidéo : Jean-Marie Durand, L'Origine de la faille, conférence mise en ligne par Le Forum des images le 17 avril 2018 

Vidéo : Des limites à la liberté de créer ?, débat au Centre Pompidou mis en ligne le 17 janvier 2018

Radio : La crise des intellectuel·le·s, émission mise en ligne sur Binge Audio le 3 octobre 2019 

Radio : émissions avec Jean-Marie Durand mise en ligne sur France Culture 

 

Simon Blin, Le come-back des intellectuels, publié dans le journal Libération le 28 octobre 2019

Johan Faerber, Jean-Marie Durand : « Nous vivons une revitalisation de la scène intellectuelle hexagonale » (Homo Intellectus), publié dans la revue en ligne Diacritik le 5 novembre 2019 

Aurélie Marcireau, Jean-Marie Durand : « Tous les intellectuels ne veulent pas abandonner le terrain face aux polémistes dangereux », publié sur le site du Nouveau Magazine Littéraire le 25 octobre 2019 

Catherine Portevin, Compte-rendu publié dans Philosophie Magazine le 26 novembre 2019  

Jean-Marie Durand, Zemmour ou la destitution de l’intellectuel, publié sur le site du Nouveau Magazine Littéraire le 1er octobre 2019 

Articles de Jean-Marie Durand mis en ligne sur le site du magazine Les Inrockuptibles 

Publié dans #Pensée critique

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