Le punk féministe des Riot Grrrls
Publié le 10 Septembre 2016
La comète du punk féministe des Riot Grrrls reste méconnue. Cette scène alternative émerge à la fin des années 1980. Manon Labry délaisse la pesanteur universitaire pour retracer cette histoire dans un style vivant avec son livre Riot Grrrls. Chronique d’une révolution punk féministe. La jeune universitaire n’a pas connu cette période mais retrace la trajectoire de ce mouvement politique et culturel.
Le punk est alors déjà récupéré par la culture mainstream. Ce féminisme musical influence fortement le groupe Nirvana et le mouvement grunge. « On sait un peu moins que derrière la success story du supergroupe gonflé aux hormones MTViennes se cache l’histoire d’une scène plus discrète, plus intransigeante, TRES dynamique, aux antipodes de l’image veule et végétative de la "génération X" que les médias de masse ont abondement véhiculée », souligne Manon Labry. Cette scène punk refuse le marketing et reste oubliée de l’histoire officielle.
Le riot grrrl demeure un mouvement musical qui porte une philosophie libertaire et valorise l’auto-organisation. « Une scène aventureuse, des scènes aventureuses, dont la philosophie de l’action qu’est devenue le Do-It-Yourself constitue la raison d’être et la seule déterminante », précise Manon Labry. Le DIY permet à n’importe qui de s’emparer d’une guitare pour s’adonner à sa passion. Mais la créativité musicale se confond également avec la révolte politique. Le DIY s’inscrit dans une démarche anticapitaliste.
Les fanzines et les labels indépendants favorisent une inventivité en marge de l’industrie culturelle et de la communication mainstream. Le qualitatif, l’audacieux et le local priment sur la standardisation imposée par les gros labels. Un véritable mouvement émerge : « de nouveaux modèles musicaux, plus accessibles, incitent de nombreux mélomanes à passer à leur tour à l’action », décrit Manon Labry. L’absence de codes trop rigides et la valorisation de l’amateurisme permettent aux femmes de se lancer plus librement.
Durant les années 1980, avec Reagan au pouvoir, l’idéologie libérale et conservatrice règne en maître. Le féminisme et même le droit à l’avortement sont menacés. La libération des femmes est accusée de saper les valeurs traditionnelles de la famille. Durant cette même période, un nouveau conformisme s’impose.
La génération X devient un nouveau concept marketing. La chaîne musicale MTV façonne les imaginaires, les goûts, les attitudes. Les femmes doivent se conformer aux normes esthétiques de l’anorexie et se contenter de poursuivre l’idéal du prince charmant footballeur. Mais la division, la passivité et la frustration débouchent aussi vers la révolte des Riots Grrrls.
A la fin des années 1980, dans la ville universitaire d’Olymia, s’organisent des concerts dans les salons et sous-sols des maisons. Ces house show permettent aux jeunes de se rassembler dans des espaces non commerciaux. Les concerts valorisent le processus créatif, plus que la performance musicale. Tous les groupes sont applaudis et encouragés. Ces concerts abolissent la séparation entre les artistes et le public.
En 1989, Tobi Vail édite le premier numéro de Jigsaw. Cette puriste révoltée refuse la bien-pensance et la compromission. Son fanzine brise le conformisme et la culture de masse. « Passion pour le punk rock et la musique underground, passion pour le féminisme, passion pour le DIY, détestation des logiques marchandes et capitalistes, des hiérarchies, des coolitudes », précise Manon Labry. Des fanzines expriment une littérature féministe. La frustration et la vie personnelle alimente la révolte. Tobi Vail, Kathleen Hanna et Kathi Wilcox se rencontrent pour former un groupe de musique entièrement féminin : le Bikini Kill.
En 1990 sort le fanzine Girl Germs pour mettre en avant la scène punk féministe. De nombreuses interviews de musiciennes underground sont proposées. La culture riot grrrls s’oppose à la coolitude. Elle se situe du côté des losers contre les gens branchés. Elle renoue avec les origines du punk, « cette culture de losers, de déclassés en tous genres, et d’inadaptables à ce monde de brute », observe Manon Labry. La coolitude est attaquée comme l’incarnation d’une société patriarcale, capitaliste, raciste, hiérarchique. Néanmoins, militer contre le cool n’empêche pas d’avoir du style.
Bikini Kills diffuse également un fanzine lors de ses concerts. Les musiciennes refusent d’être des femmes soumises et assument leurs désirs contre la société patriarcale. « C’est un sentiment d’euphorie. Les garçons voient nos culottes et on n’en n'a pas grand-chose à faire. Je suis aussi sûre que plein de filles sont aussi en révolution et on veut les trouver », lance le fanzine. Bikini Kills innove également sur le plan musical, avec des rythmes plus lents que le punk.
Les musiciennes inventent le grunge. Mais elles prennent le contrepied de leurs amis de Nirvana. « Ne serait-ce que pour une raison : le but, et l’un des moyens de la révolution, c’est d’inspirer et d’inciter, pas d’être idolâtré », tranche Manon Labry. La musique devient politique et percutante. Mais, en 1991, l’audience de Bikini Kills reste confidentielle. Même si la découverte de ce punk anticapitaliste a sans doute bouleversé la vie des femmes qui ont assisté à ces concerts.
Le courant riot grrrl se construit. Les groupes de femmes se multiplient et gagnent de la confiance en elles. Un véritable mouvement culturel et politique émerge. « Le courant riot grrrl commence à devenir ce qu’il est : une hydre à mille tête qui pensent ou souhaitent ou réalisent la révolution permanente généralisée », décrit Manon Labry. Ce courant cherche davantage à poser des questions plutôt qu’à y répondre. La musique permet aux femmes de s’exprimer et de rendre visible leurs souffrances.
Ce mouvement permet de briser les codes très masculins du rock. Les femmes montrent qu’elles savent également régler un ampli et monter sur scène. « Créons créons, nom d’une pipe, pour questionner, malmener l’univocité et donc changer le monde, accessoirement faire de la super musique », résume Manon Labry. Les femmes deviennent des sujets politiques. Mais Bikini Kill ne se contente pas de dénoncer la société capitaliste et patriarcale.
Sa démarche consiste surtout à valoriser les femmes pour qu’elles prennent confiance en elles et affirment leur personnalité et leurs désirs. Rebel Girl révèle cet état d’esprit. Le courant riot grrrl « se fonde et se développe sur et dans la célébration du sexe supposément faible, en prenant le contre-pied de toutes les tendances qui poussent les femmes et les filles dans la mésestime de soi, et dans leurs derniers retranchements en matière de confiance mutuelle », souligne Manon Labry.
En 1992, une Riot Grrrl Convention s’organise dans le contexte de la politique conservatrice de Bush père. Les femmes luttent pour défendre le droit à l’avortement. Cet évènement se veut musical mais aussi politique. Des discussions prolongent les réflexions des fanzines et des réunions riot grrrl. Sexualité, estime de soi, diktats esthétiques, racisme et violences faites aux femmes demeurent les principaux sujets. Ce moment permet également des rencontres et des échanges sur la production culturelle des unes et des autres, et notamment des grrrl zines.
Mais la convention révèle aussi les failles de ce mouvement musical. Le courant Riot grrrl assume pleinement sa diversité et favorise une liberté critique. Ainsi, la convention est accusée de regrouper surtout des blanches de classe moyenne. Le courant musical semble peu implanté dans les classes populaires. Ses origines proviennent effectivement du milieu étudiant d’Olympia. Néanmoins, des groupes issus de milieux populaires peuvent émerger comme à New York.
Ensuite, la convention attire de nombreux journalistes qui flairent les origines du succès de Nirvana. Mais la presse mainstream ne cesse de dénigrer les riot grrrls, présentées comme des filles écervelées. Pire, les médias peuvent aussi dénoncer le combat féministe et défendre des valeurs réactionnaires.
Manon Labry retrace l’histoire du mouvement des Riot Grrrls. Le récit vivant permet bien de montrer les origines et le développement de ce courant original. Surtout, Manon Labry montre bien la démarche politique des Riot Grrrls. La créativité et la musique doivent permettre à chacune de s’exprimer et de s’affirmer comme un sujet politique.
En revanche, Manon Labry délaisse les réflexions critiques un peu trop rapidement. Elle congédie d’un trait de plume le clivage entre mainstream et underground. La récupération et la marchandisation de la contre-culture reste pourtant un enjeu déterminant. En ce qui concerne les Riot Grrrls, la récupération s’est faite plutôt malgré elles. La mode du grunge s’est fortement inspirée de ce courant. Mais les Riot Grrrls se sont toujours tenues à distance des médias mainstream et de l’industrie culturelle. Leurs capacités d’auto-organisation ne débouchent pas vers un punk managérial. La passion pour la musique et la révolte reste plus importante que les ambitions et les carrières personnelles.
En revanche, le courant des Riot Grrrls est resté confidentiel. Le dénigrement des médias à l’égard de femmes qui veulent s’émanciper explique en grande partie que ce mouvement reste dans l’ombre. Mais ce punk radical semble également développer un culte de la minorité et de la marge. Les Riot Grrrls demeurent issues du milieu étudiant et de la petite bourgeoisie intellectuelle. Elles semblent cultiver une approche postmoderne qui vise à additionner les différentes oppressions spécifiques. Dans cette logique, ce ne sont plus les classes populaires mais les minorités qui doivent abattre le capitalisme. Ce type de démarche politique reste condamné à végéter dans un anarchisme lifestyle déconnecté des luttes sociales et des mouvements populaires.
Mais le mouvement des Riot Grrrls ouvre des pistes indispensables dans le débat sur l’art et la politique. Ce mouvement propose des textes ouvertement politiques, dans des chansons ou des fanzines. La société capitaliste et patriarcale est vivement attaquée. Mais le ton n’est pas celui de la propagande gauchiste et des donneurs de leçons avant-gardistes. Les Riot Grrrls posent des questions sans chercher à apporter des réponses clés en main. Surtout, la politique ne relève pas uniquement du discours. La révolution reste ancrée dans la vie quotidienne.
C’est la créativité qui doit permettre aux femmes de s’exprimer pour s’auto-émanciper. La musique n’est pas réduite à un outil de propagande mais devient un moyen de reprendre sa vie en main. Le plaisir et la passion deviennent les moyens indispensables de l’émancipation politique. « Souvenons-nous quotidiennement des potentialités radicales du plaisir et de la créativité », conclue Manon Labry.
Source : Manon Labry, Riot Grrrls. Chronique d’une révolution punk féministe, La découverte, 2016
Extrait publié sur le site des éditions Zones
Une histoire du mouvement punk rock
Le post-punk, entre contestation et mainstream
Le punk, une contre-culture dans le capitalisme
Culture et conformisme dans les années 1990
Inventivité musicale et sensibilité artistique
Émancipation et sensibilité artistique
Pratiques artistiques et pensée critique
Vidéo : Riot Grrrl - Quand les filles ont pris le pouvoir, bande annonce diffusée sur le site d'Arte
Vidéos : Des filles et des zines !, extraits diffusés sur le site Arte Creative
Radio : Les riot grrrls avec Manon Labry, émssion Les oreilles loin du front diffusée sur le 28 septembre 2016
Radio : Manon Labry & les Riot Grrrls, émission diffusée sur Radio Nova le 24 mai 2016
Radio : L'agenda du 25/05/2016, émission diffusée sur Fréquence Paris Plurielle
Radio : Emission spéciale sur le Riots Girls !, mise en ligne sur le site G'enrage le 26 mars 2016
Radio : Néo punk et féministes, documentaire diffusé sur France Culture le 18 avril 2019
Manon Labry, Le cas de la sous-culture punk féministe américaine : vers une redéfinition de la relation dialectique ”mainstream - underground” ?, Thèse de Sociologie. Université Toulouse le Mirail - Toulouse II, 2011
Manon Labry, Riot Grrrls américaines et réseaux féministes « underground » français, publié dans la revue Mutitudes n°42 en automne 2010
Manon Labry, « Revolution Grrrl Style Now » ? Eléments de réflexion sur le rôle social des sous-cultures juvéniles contestataires. Le cas des Riot Grrrls, publié dans la revue en ligne Genèse n°4 en 2011
Nicolas Milin, Riot Grrrls : Chronique d'une révolution punk féministe, interview avec Manon Labry publiée sur le webzine Noisey le 2 mai 2016
Pauline Le Gall, Riot Grrrls : 3 groupes qui ont marqué le mouvement punk féministe, publié sur le webzine Cheek Magazine le 28 avril 2016
Benjamin Cocquenet, Manon Labry « Riot Grrrls : chronique d’une révolution punk féministe », publié sur le webzine Culture au Poing le 25 avril 2016
Sylvie Duverger, Keep on Grrrl !, publié sur le blog Féministes en tous genre le 19 avril 2012
Carole Boinet, Pourquoi les Riot Grrrl restent-elles incontournables ?, publié sur le site du magazine Les Inrockuptibles le 6 mai 2016
Gabby Bess, Comment l'Histoire a oublié les Riot Grrrl noires, publié sur le webzine Noisey