Friends, une série contre les conformismes
Publié le 14 Juin 2015
Friends n'est pas qu'une série mièvre et insipide. Ce divertissement comprend également des aspects qui tranchent avec le mode de vie conformiste et traditionnel.
La sitcom Friends est considérée comme l’emblème d’une génération dépolitisée. La série convient parfaitement aux personnes qui veulent s’avachir dans leur canapé et oublier leurs problèmes du quotidien devant un divertissement inoffensif. Mais l’universitaire Donna Andréolle se saisit de cet objet de la culture populaire pour proposer des réflexions stimulantes dans Friends. Destins de la génération X.
La série Friends est diffusée sur NBC entre 1994 et 2004. Cette sitcom devenue culte décrit la vie quotidienne et émotionnelle de six jeunes adultes à New York. Friends s’affranchit du modèle de la traditionnelle famille de classe moyenne et se focalise sur la « Génération X », née entre 1964 et 1980. Une jeunesse alternative semble rompre avec la culture mainstream américaine. Cette série reste encore très populaire et largement diffusée sur D8 et D17. Friends tente de casser les codes classiques de la sitcom.
Aucun jugement moral n’est porté sur les situations évoquées, y compris les plus polémiques comme le divorce, l’homosexualité ou la maternité de substitution. Le terme de Génération X est utilisé par le photographe Robert Capa pour décrire une jeunesse en rupture avec la société marchande qui s’inscrit dans des mouvements de contre-culture comme le rock puis le punk. Dans les années 1990, après le livre de Douglas Copland, les racines underground disparaissent et la Génération X désigne uniquement un groupe démographique.
Cette tranche d’âge s’inscrit dans une « marginalité normative », entre désir d’acceptation et rejet des valeurs dominantes de la société. Cette génération a intégré les bouleversements sociaux des années 1968. Les différences de classe, de race et de genre semblent disparaître. Si tous sont blancs, ils n’appartiennent pas à la même classe sociale. La série multiplie les références et clins d’œil à la pop culture. Friends parvient à la fois à faire rire et vibrer le spectateur pour offrir une nouvelle perspective de la Génération X.
La jeunesse de la Génération X et la vie urbaine dans la mythique New York demeurent les thèmes centraux de la série. L’image de la jungle urbaine est tournée en dérision. L’insécurité et la violence, omniprésentes dans les séries policières, font l’objet de gags. Un personnage s’aperçoit qu’il connaît son agresseur et le présente à un ami comme si de rien était.
Le cadre de la ville s’oppose à celui de la banlieue résidentielle. Ces cités dortoirs abritent des couples mariés et des centres commerciaux. Ces espaces incarnent le conformisme de la société marchande et de la supposée réussite sociale. La ville, au contraire, permet une ouverture des possibles et un mode de vie plus alternatif. « La ville, en contraste, offre de multiples lieux d’épanouissement grâce à sa capacité à "gommer" les différences sociales, raciales et mêmes générationnelles, représentant ainsi les marges de la société normative où il est possible de combiner le rejet de certaines valeurs hégémoniques et de construire de nouvelles vies alternatives », analyse Donna Andréolle. Les amis sont issus de milieux sociaux différents : hippies, ouvriers ou petits bourgeois.
Ils semblent unis par un refus d’assumer les responsabilités d’une vie professionnelle et amoureuse stable. Les personnages incarnent les caractéristiques supposées de la génération X avec la fainéantise, le sarcasme et la multiplication de partenaires sexuels sans lendemain. Cette génération rejette le monde de l’entreprise et l’éthique du travail valorisée par la société dominante. Cette jeunesse recherche une réussite durable dans des secteurs particulièrement précaires à travers des métiers artistiques et créatifs.
En revanche, les métiers les plus respectables, comme enseignant-chercheur, sont dénigrés. Le monde de l’entreprise apparaît comme très hiérarchisé, à l’image du musée dans lequel travaille Joey. Mais la ville n’apparaît plus comme l’espace de l’engagement politique et la contestation sociale. Le refus de l’ordre dominant semble davantage ludique et infantile chez les personnages de Friends.
La série s’appuie sur l’auto-dérision et la réflexivité. De nombreux clins d’œil évoquent la pop culture. Ensuite, des blagues jouent sur la confusion entre réalité et fiction. La présence de guest stars, comme Brad Pitt ou Bruce Willis, renvoie à ce ressort comique.
L’amitié entre les personnages fonde le succès de la série. Pour la génération X, l’amitié remplace l’effondrement des valeurs traditionnelles : la famille, la religion et la patrie. Mais les relations humaines restent montrées dans leur complexité. « Ce n’est pas pour autant que la série cherche à simplifier les liens relationnels complexes soulevés par les liens d’amitié, surtout dans un cercle de jeunes adultes célibataires en quête de partenaires sexuels dans le vaste terrain de chasse que représente la ville de New York », observe Donna Andréolle.
Les personnages sont issus de familles décomposées, avec des divorces et un effondrement du couple comme modèle. Les parents semblent décalés, absents ou insensibles aux problèmes de leurs enfants. Les personnages se tournent donc vers les membres de leur génération pour créer une nouvelle famille. Les relations entre frères et sœurs, comme Ross et Monica, apparaissent souvent conflictuelles. Les sœurs peuvent aussi sembler entretenir entre elles une rivalité. Les colocations jouent un rôle important dans les relations d’amitié. La cohabitation entre filles et garçons alimente le thème de la « guerre des sexes ». La série s’appuie également sur l’exploration des frontières entre l’amitié et l’amour.
La relation entre Ross et Rachel fait l’objet de nombreux rebondissements avec une panoplie d’émotions qui passent de l’amitié à la haine avec plusieurs interludes d‘amour. Ils semblent incapables de se trouver au même point dans leur relation. La sitcom joue avec des émotions diverses, entre la comédie et le pathos. Mariages, naissances et décès de proches entrecoupent la comédie.
La série Friends semble particulièrement progressiste dans sa manière de dépeindre les relations sexuelles et les rapports entre hommes et femmes. La série renverse ou manipule les rôles sexués et genrés pour en nier l’existence. Les normes sociales apparaissent artificielles à partir de situations qui semblent banales. « On peut déceler plusieurs techniques déployées qui vont du simple gag visuel au développement narratif combinant l’aspect visuel, les répliques comiques et l’inversion des "attentes" sociales pour obtenir une nouvelle lecture des rapports sexués et/ou genrés », décrit Donna Andréolle. Les choix vestimentaires des trois garçons constituent un important ressort comique. Le personnage de Joey, figure du séducteur, voit plusieurs fois sa virilité remise en cause.
Inversement des situations normalement dominées par les hommes sont attribuées aux filles, comme les demandes en mariage. La série s’attaque à des a priori sur la domination masculine en matière de rapports entre les sexes. Monica explique à Chandler comment naviguer entre les zones érogènes de la femme pour la satisfaire. Un homme apparaît même comme nounou. La série montre un personnage transexuel, le père de Chandler, et un mariage lesbien.
La série permet de montrer une diversité de relations amoureuses et sexuelles, loin du schéma de la famille traditionnelle. Une certaine liberté amoureuse semble même émerger sans se conformer aux normes sociales.
La génération X semble à la fois individualiste et non-conformiste. Elle rejette la société mainstream, mais aussi la politisation des contre-cultures. Les personnages de Friends incarnent une « marginalité normative ». Cette attitude « fait cohabiter en quelque sorte une résistance permanente à la culture de marchandisation et un désir latent d’intégration dans le monde des "adultes", comme les personnages nous le rappelleront régulièrement dans la série », observe Donna Andréolle. Par exemple, Phoebe ou Rachel entretiennent un rapport très distant à l’argent dès le début de la série.
La génération X privilégie les domaines artistiques, comme l’art ou l’écriture, pour se libérer des normes et des contraintes du monde professionnel. Ce monde artistique s’inscrit dans une marginalité à travers la musique alternative, le théâtre expérimental ou le cinéma indépendant. Les personnages de la série se lancent dans ce type de pratiques culturelles. Leurs tentatives de s’intégrer dans la société se révèlent comiques. « On l’aura compris, les efforts entrepris par les six amis afin d’adhérer aux attentes de la société prennent souvent des tournures inattendues qui constituent la matière première du ressort comique », souligne Donna Andréolle. Les personnages privilégient une « politique de l’ordinaire » qui se heurte aux défis du quotidien. Mais ils refusent l’engagement critique qui considère que « tout est politique ».
Les personnages se plaignent tous de leurs patrons. Ils manifestent un forte réticence à se rendre au bureau. Ils occupent des emplois mal payés, mal considérés et sans avenir. Douglas Copland invente le terme de « McJob ». Mais même dans des secteurs professionnels plus intéressants, les personnages subissent des humiliations. Rachel travaille dans la mode mais doit se contenter de faire du café pour son patron. « Les autres personnages vivent également des situations absurdes, de quoi remettre en question la sacro-sainte "éthique du travail" prônée par la société dominante », analyse Donna Andréolle.
Cette génération semble sans espoir d’ascension sociale pourtant promise par la société dominante. La multiplication des échecs professionnels débouche vers un mal-être voire vers un refus du travail. L’entreprise apparaît comme un lieu de déshumanisation. Les individus vivent dans l’isolement et aucune véritable relation humaine n’existe entre les collègues. Les cadres communiquent à travers des écrans et la technologie détruit les relations humaines.
La fin de la série, davantage déterminée par les fans que par les scénaristes, se révèle décevante. C’est le classique happy end d’intégration dans le mode de vie conformiste de la société bourgeoise. « Pour une sitcom qui s’est donnée comme mission de remettre en question les normes de la société mainstream, on ne peut que regretter la manière dont les personnages semblent soudainement prêts à se conformer au modèle de la cellule familiale et de la vie dans les banlieues résidentielles », déplore Donna Andréolle.
L’universitaire souligne des éléments transgressifs d’une série populaire. La famille et le travail, deux redoutables institutions sociales, sont joyeusement piétinées. Mais le livre n’évoque pas la réception de la série par le grand public. Friends demeure avant tout perçue comme un sympathique divertissement sans prétention. C’est une série que les spectateurs regardent avant tout pour se changer les idées. Il faut éviter de surévaluer son influence politique sur le public. Néanmoins, cette sitcom propose une véritable critique de la vie quotidienne et des relations humaines.
Les analyses de Donna Andréolle permettent de puiser un discours politique à partir d’un divertissement populaire. En revanche, la série ne peut pas s’apparenter à une étude sociologique de la Génération X. Certes, il semble important d’attaquer le discours réactionnaire qui fustige l’apathie d’une jeunesse passive et dépolitisée. Des formes de micro-résistances existent dans le refus du monde du travail et des valeurs traditionnelles. Mais aucune sociologie ne permet de décrire une génération. Il existe une diversité d’individus qui se distinguent notamment par des trajectoires sociales différentes. La petite bourgeoisie intellectuelle n’a pas le même mode de vie que la jeunesse précaire qui court après les petits boulots. Cette vision interclassiste de la série semble assez peu réaliste.
Il ne faut pas non plus demander à une sitcom de proposer un discours politique clair et structuré. La série Friends ne comprend aucun véritable dialogue explicitement politique, avec des prises de positions qui s’expriment sur de véritables enjeux. Mais ce divertissement évoque de nombreuses questions de société, loin d’être mineures. Le rapport distancié au travail et à la famille reflète un refus de l’ordre social et de la société marchande. Derrière l’humour et les péripéties amusantes, cette série insiste sur l’épanouissement personnel contre les normes et les contraintes sociales.
Source : Donna Andréolle, Friends. Destins de la génération X, Presses Universitaires de France, 2015
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Radio : Benjamin Campion, Friends - Destins de la génération X, mis en ligne sur le blog Des séries et des hommes, sur le site de Libération, le 20 février 2015
Carole Boinet, “Friends a été la première série à mettre en scène la Génération X”, entretien avec Donna Andréolle publié dans le magazine Les Inrockuptibles le 6 mars 2015
Florian Besson, Friends : le choix des libertés, publié sur le site Nonfiction.fr le 29 mai 2015
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Sophie, Lectures sériephiles : Friends et la génération X, publié sur le site Séries Chéries le 27 février 2015
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