Le mythe de l’amour
Publié le 5 Octobre 2023
L’amour débouche souvent vers la souffrance et la douleur. Le romantisme apparaît comme incontournable. Mais d’autres modes de relations, d’autres manières d’établir des liens, de s’organiser et de s’aimer peuvent se créer. Le mythe romantique doit être réinventé pour moins souffrir et mieux profiter de l’amour.
Les luttes féministes ont permis des changements législatifs et politiques. Mais le niveau sexuel, émotionnel et sentimental reste délaissé. Ces luttes ont permis l’autonomie financière des femmes. En revanche, l’autonomie affective reste un combat. Il devient important de lutter contre la dépendance sentimentale et la dépatriarcalisation des émotions. L’amour reste façonné par des normes, des croyances, des habitudes, des mythes, des traditions et des conditionnements culturels.
Les femmes sont éduquées dans l’idée que l’amour doit occuper une place centrale dans leur vie. Au contraire, les hommes sont poussés vers le détachement à l’égard des sentiments. Les filles apprennent à être de douces princesses. Les garçons se construisent comme des guerriers musclés. Dans ces conditions, la rencontre et le rapprochement amoureux est un désastre. Il n’est pas possible de construire une relation sur le respect mutuel, la bienveillance et l’égalité. Une structure relationnelle fondée sur la domination et la soumission ne permet pas de jouir de l’amour.
L’amour repose sur des mythes qui idéalisent des modèles de masculinité et de féminité. Les femmes intériorisent les valeurs du patriarcat et se conforment au rôle de femme traditionnelle, moderne ou postmoderne. Les récits et les contes reprennent le modèle de la femme qui attend d’être sauvée par un homme ou un prince charmant.
De nouvelles relations doivent reposer sur l’amour compagnon, le plaisir, la tendresse et la joie de vivre. L’amour peut devenir un outil de transformation individuelle et collective. L’amour peut sortir des limites du couple pour s’étendre à l’entourage et à la collectivité. L’amour peut devenir un moteur pour construire une société sans exploitation, sans hiérarchie, sans violence et sans dépendance. Coral Herrera Gómez ouvre ces pistes de réflexions dans le livre Révolution amoureuse.
Souffrance amoureuse
L’amour réciproque apparaît comme un moment d’ivresse, avec le même rythme et les mêmes désirs. « Il n’y a pas de limites, pas de peurs, pas l’ombre d’une obligation et aucun futur : notre unique devoir est de profiter pleinement de l’instant présent, de savourer l’ici et maintenant, d’oublier le monde pour nous livrer au plaisir », décrit Coral Herrera Gómez. Néanmoins, ce moment de passion amoureuse finit par s'essouffler. Après une brève période de bonheur débordant et d’euphorie permanente, la réalité resurgit. Cette phase se termine au moment de clarifier la relation. Une conception différente de l’amour et du couple, un décalage d’intensité ou de rythme, ou encore la peur qui s'immisce peuvent mettre un terme à ce moment. La souffrance commence avec la prise de conscience que la fusion romantique ou l’amour absolu ne sera pas atteint avec cette personne.
Pourtant, même après des expériences de souffrance amoureuse, les individus continuent de s’accrocher au mythe de l’amour éternel et inconditionnel. Pour perdurer dans le temps, les couples peuvent créer un pacte qui peut évoluer. « Et puis, dans les cas où une simple révision ne suffit plus, quand il n’y a plus assez de bonnes raisons de respecter le pacte, il faudrait le rompre, proprement et en se parlant, et non pas en laissant la relation exploser en mille morceaux à la suite du départ unilatéral de l’un des membres du couple », propose Coral Herrera Gómez. Au contraire, le romantisme patriarcal fait croire que l’amour est facile, comme une énergie fluide. En réalité, toutes les relations humaines traversent des périodes difficiles, des luttes de pouvoir, des malentendus, des conflits.
Amour romantique
Mais l’idéalisation de l’amour débouche sur des déceptions encore plus grandes. « Si on rêve toujours de ce qu’on n’a pas, on finit par perdre totalement le sens de la vie. Si on vit toujours dans la projection d’un avenir idéalisé dans lequel on sera heureuses, le présent est une coquille vide », observe Coral Herrera Gómez. Il semble difficile d’exiger d’une seule personne de remplir tous les besoins affectifs. De plus, l’amour romantique repose sur le modèle capitaliste des individus en compétition sur le marché de la séduction. Les femmes délaissent alors toute perspective de libération collective. « Et le romantisme est la drogue qui contrôle les femmes en les rendant dépendantes d’une utopie individualiste et en les éloignant de toute utopie sociale », souligne Coral Herrera Gómez.
L’amour romantique colporte le mythe de la transformation. L’homme aimé peut se transfigurer pour devenir un prince charmant, comme dans le conte La Belle et la Bête. Ensuite, l’amour romantique banalise la souffrance. La femme doit se sacrifier à l’homme aimé et renoncer à sa propre liberté. Le masochisme romantique semble hérité du christiannisme. Le Paradis ne peut être atteint qu’après une vie de souffrances. « C’est pourquoi nous, les femmes qui avons décidé de ne plus souffrir par amour, nous revendiquons l’importance du plaisir, du bien-être et du bonheur », tranche Coral Herrera Gómez. Se libérer du mythe de l’amour romantique permet d’insister sur l’importance du plaisir plutôt que de la souffrance. Les orgasmes, les caresses, les jeux, les rires, la tendresse et le plaisir sont préférables aux tragédies amoureuses.
Réinventer l’amour
Les femmes doivent se connaître et s’aimer elles-mêmes. Elles sont éduquées pour être séduisantes, et non pour réfléchir sur le patriarcat. « Bien s’aimer est un acte transformateur et révolutionnaire pour les femmes : si on veut profiter de la vie, il est essentiel de pouvoir s’amuser, de prendre soin de soi, se choyer, s’accorder du temps et de l’attention comme on le fait avec nos proches », propose Coral Herrera Gómez.
Apprendre à s’aimer et ne plus dépendre du besoin de reconnaissance extérieure permet de s’éloigner du fantasme du prince charmant et des relations maltraitantes ou violentes. S’aimer soi-même permet de se donner plus d’autonomie et de liberté. Ce qui permet de diminuer la soumission au patriarcat. « Plus nous désobéissons et plus nous nous sentons fortes, plus il nous est facile de prendre des décisions qui nous permettront de changer, de transformer ou d’améliorer notre vie et celle des autres », estime Coral Herrera Gómez.
L’amour compagnon permet de construire une société dans laquelle chacun et chacune trouve sa place, et non pas uniquement quelques personnes comme aujourd’hui. L’amour compagnon permet de tisser des réseaux de solidarité et de relations affectives sans exploitation ni violence pour tendre vers un monde plus égalitaire. « L’amour compagnon ne se bâtit pas comme l’amour romantique sur l’intérêt ou le besoin, il naît au contraire de la liberté et du désir d’être ensemble », décrit Coral Herrera Gómez. L’amour compagnon, ne repose pas sur des contrats asservissants mais se savoure comme l’amitié, ici et maintenant.
Cette forme d’amour se débarrasse des sentiments de possessivité, de la jalousie, des peurs et des obsessions. « Il s’agit de profiter, de s’accompagner, de prendre du bon temps, de se tenir chaud, de rire beaucoup, de parler, de partager des plaisirs, de grandir ensemble, de prendre soin l’un·e de l’autre aussi longtemps que nous voulons être ensemble », propose Coral Herrera Gómez. Le sexe n’est pas une contrepartie de l’amour ou une transaction, mais un moment de communication et de plaisir. Une éducation sexo-affective doit également permettre d’apprendre à mieux nous aimer et à jouir du plaisir sans culpabilité. Ces outils peuvent permettre de construire des réseaux affectifs pour combattre la pauvreté, la précarité et l’exploitation.
Amour révolutionnaire
Coral Herrera Gómez souligne la dimension politique de l’objectif du bien-être, du plaisir, du bonheur. Ces thèmes ne doivent pas être laissés aux religions et au développement personnel. L’amour et l’épanouissement dans la vie quotidienne restent avant tout des objectifs révolutionnaires. Le livre de Coral Herrera Gómez permet d’attaquer le mythe de l’amour romantique. Elle démontre comment la construction de rôles sociaux de genre alimente la souffrance. L’amour romantique et le modèle du couple débouchent vers la séduction qui repose sur le paraître et s’apparente à une compétition. L’amour romantique adopte les formes du marché et du capitalisme. L’idéalisation de l’amour et le modèle du couple conformiste débouchent davantage vers des déchirements plutôt que vers l’épanouissement et le plaisir.
En revanche, les perspectives proposées semblent moins tranchantes. Coral Herrera Gómez insiste pertinemment sur l’importance de comprendre les formes de conditionnements et les normes sociales imposées par l’amour dans la société patriarcale. Cependant, cette prise de conscience doit suffire à améliorer ses relations amoureuses. Tout ne doit pas être jeté dans cette approche individualiste qui rejoint le développement personnel. Coral Herrera Gómez souligne l’importance de la discussion avec son partenaire et de la réflexion sur la relation. Ce qui permet d’éviter bien des conflits et des malentendus inutiles. Négociation, dialogue, écoute, respect et empathie restent essentiels.
Néanmoins, cette approche ne suffit pas pour revendiquer une « Révolution amoureuse ». Si le personnel est politique, la politique ne doit pas se réduire au personnel. Il semble important de ne pas se limiter à une approche individualiste dans la réinvention de l’amour. Dénoncer les normes sociales ne suffit pas. Il semble également important de les combattre. Michel Foucault estime que ces normes passent avant tout par des rapports de pouvoir. La transformation de la relation devient alors décisive.
Pourtant, la transformation individuelle, bien que précieuse, ne suffit pas pour transformer le monde. Il semble important de souligner que les normes sociales passent aussi par des institutions. Le travail, la famille, l’éducation ne permettent pas une véritable libération amoureuse. Il reste indispensable de s’appuyer sur les luttes des femmes et sur les mouvements sociaux pour réinventer les relations amoureuses.
Source : Coral Herrera Gómez, Révolution amoureuse. Pour en finir avec le mythe de l’amour romantique, traduit par Sophie Hofnung, Binge Audio Éditions, 2021
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Pour aller plus loin :
Radio : Pour une révolution romantique, diffusé dan le podcast Contre Culture le 28 juin 2021
Radio : #12 Révolution amoureuse, de Coral Herrera Gómez, diffusé dans le podcast Amour(s) en avril 2022
Coral Herrera Gómez, La construction culturelle de l’amour romantique, publié sur le site Non monogamie féministe le 9 juillet 2018
Note de lecture publiée sur le site Journal de bord d'une lectrice, le 28 mars 2023
Francine Sporenda, L'amour romantique, un concept toxique à déconstruire ?, publié le 16 avril 2023
Anouk Durocher, Victoire Tuaillon, à Cœur ouvert, publié sur le site de la revue Manifesto XXI le 14 janvier 2022