La question algérienne en France
Publié le 28 Septembre 2023
Le milieu intellectuel parisien s’intéresse peu à l’histoire et à l’actualité de l’Algérie. Pourtant, les deux pays ont une histoire commune, liée à la colonisation. Les deux États entretiennent des relations spécifiques. Alger et Paris se situent à deux heures de vol en avion. Surtout, une importante diaspora algérienne s’est installée en France.
Après les émeutes d’octobre 1988, le philosophe Paul Thibaud fustige l’indifférence des intellectuels français pour l’Algérie indépendante. L’historien Benjamin Stora évoque une « guerre invisible » pour désigner le conflit meurtrier qui oppose les islamistes aux forces du gouvernement dans les années 1990. Ces épisodes sont surtout traités par des journalistes, souvent avec une approche sécuritaire. Mais les travaux en sciences sociales sur cette période restent encore rares.
Cette histoire algérienne de la France traverse de nombreux débats, sans être évoquée frontalement. Les débats sur l’immigration et les préjugés racistes découlent de représentations de la population algérienne qui vit en France. Les débats sur le terrorisme islamiste et les attentats refusent d’évoquer l’implantation de cellules algériennes en France dans les années 1990. Pour comprendre la France contemporaine, il devient indispensable d’aborder la question algérienne. Les crispations et tensions prennent la forme de polémiques virulentes et stériles autour de l’identité, de l’immigration, du colonial, de l’islam ou de la sexualité.
Nedjib Sidi Moussa aborde ce refoulé de l’histoire algérienne de la France dans plusieurs livres. Ses recherches se penchent sur le mouvement nationaliste du MNA. Un livre plus polémique aborde la question identitaire dans les débats intellectuels et militants. Ces publications insistent sur le rôle central mais pourtant refoulé de la question algérienne en France. Nedjib Sidi Moussa se penche sur ces débats à travers une Histoire algérienne de la France.
Décolonisation et antiracisme
En 1965, Houari Boumediène renverse Ben Bella et prend le pouvoir par un coup d'État militaire. Le bulletin trotskiste Informations ouvrières déplore que la lutte pour l’indépendance en Algérie ne débouche pas vers une révolution prolétarienne. Ce qui permet un retour critique sur les illusions de la lutte anticolonialiste. Inversement, le journal d’extrême-droite Minute se délecte de ce règlement de comptes entre rivaux du FLN. Il ironise également sur la sexualité supposée déviante de Ben Bella. L’extrême droite dénonce l’immigration algérienne. Les anciens colons rapatriés et les anciens de l’OAS deviennent la base sociale de ce courant politique.
La revue Partisans, publiée par les éditions Maspero, s’enthousiasme pour la révolution algérienne et incarne le soutien de l’extrême gauche français à la lutte anticoloniale. Pourtant, la revue observe en 1965 une prise de pouvoir des militaires au sein du FLN. Les espoirs de la gauche tiers-mondiste délaissent alors l’Algérie pour se tourner vers Cuba. Les pieds rouges subissent déjà certaines désillusions. Ces militants de gauche qui s’installent dans l’Algérie socialiste découvrent l’importance de la religion et la limitation des libertés individuelles. Ils sont même expulsés après le coup d'État de 1965.
La Marche pour l’égalité se déroule en 1983. La gauche au pouvoir a déjà amorcé son « tournant de la rigueur » qui s’aligne sur les politiques néolibérales. L’extrême droite entame sa percée électorale sur fond de crimes racistes. Une marche contre le racisme est lancée à l’initiative de religieux de la Cimade. Les organisations d’extrême gauche soutiennent cette marche. Mais elles pointent la posture pacifiste et conciliatrice. Elles insistent également sur les politiques racistes des États qui ne cessent d’expulser des immigrés.
La revue algérienne Et-Thaoura, qui se réclame du marxisme révolutionnaire, critique la dimension morale et apolitique de cette marche sans contenu de classe. Les luttes des travailleurs immigrés sont à peine évoquées par les organisateurs de la marche, malgré une brève escale à Talbot-Poissy. Des journaux de gauche évoquent la continuité entre le racisme des années 1980 et l’idéologie de l’OAS et des partisans de l’Algérie française. Cependant, la question algérienne semble éloignée voire refoulée.
Antisémitisme et guerre civile
En 1987, le procès de l’ancien nazi Klaus Barbie trouve un écho en Algérie. Ce moment ouvre les débats sur la notion de crime contre l’Humanité. Surtout, ce procès oppose deux avocats anticolonialistes. Jacques Vergès, qui défend Klaus Barbie, mobilise même une rhétorique tiers-mondiste et antisionniste pour relativiser les crimes du nazisme. Le génocide et les crimes coloniaux sont décrits comme tout aussi condamnables que le nazisme.
La presse du régime algérien reprend cette rhétorique antisémite et ne cesse de dénoncer le lobby américano-sionniste. L’évocation des crimes nazis ne servirait qu’à justifier la politique d’Israël. La presse d’opposition au régime semble adopter la même posture.
La revue Sou’al, fondée en 1981 par Mohamed Harbi, se démarque. Elle analyse les manipulations intellectuelles de Jacques Vergès. L’avocat exhibe les crimes coloniaux avant tout pour défendre un autre tortionnaire. De plus, il procède à des amalgames historiques contestables. Surtout, il est nécessaire de dénoncer à la fois le nazisme et le colonialisme.
L’historien Pierre Vidal-Naquet souligne les différences de degré et de nature entre le nazisme et le colonialisme. Les massacres commis en Algérie visent avant tout à réprimer la lutte de libération nationale. En revanche, les crimes nazis visent uniquement à exterminer une population. La France a commis en Algérie des crimes contre l’humanité, mais elle n’est pas coupable de génocide.
En 1995, avec le Contrat de Rome, des partis algériens d’opposition décident de dialoguer avec les islamistes du FIS. La guerre civile entre les islamistes et le régime algérien éclate après la victoire électorale du FIS en 1992. Plus de 30 000 morts sont dénombrés. Les « réconciliateurs » qui signent le Contrat de Rome s’opposent aux « éradicateurs » qui refusent de négocier avec les islamistes. Ce clivage est transposé à la société française avec l’émergence des débats sur la place de l’Islam, le statut des femmes ou l’intégration des immigrés. De plus, la violence des islamistes algériens frappe également la France avec des attentats.
Plusieurs articles sont consacrés à la situation algérienne dans Courant alternatif, le mensuel de l’Organisation communiste libertaire. Le journal publie un article qui revient sur l’histoire de l’islamisme. Mais le régime algérien reste considéré comme encore plus redoutable. C’est d’ailleurs l’autoritarisme de ce pouvoir militaire qui permet le développement du terrorisme islamiste. Surtout, la violence des attentats occulte les luttes sociales et les grèves qui éclatent contre le régime. Ensuite, le mensuel pointe la responsabilité de l’État français, ancien colonisateur qui refuse d’accueillir les réfugiés algériens.
Match France-Algérie
L’année 2001 est marquée par les attentats du 11 septembre. Le terrorisme islamiste s’attaque la première puissance mondiale. Les amalgames entre musulmans et terrorisme commencent à se banaliser. C’est dans ce contexte que se déroule le match de football France-Algérie. Les champions du monde affrontent une équipe de joueurs peu connus. La Ministre des Sports Marie-Georges Buffet veille à désamorcer le sens politique donné à ce match. Mais des commentateurs insistent sur un match de réconciliation. Zinedine Zidane, figure emblématique de l’équipe de France, grandit dans une famille d’origine algérienne. Les renseignements généraux insistent au contraire sur les risques de manifestation politique. L’hymne de « La Marseillaise » est sifflé. Ensuite, à la 76ème minute de jeu, le terrain est envahi. Le match doit s’interrompre.
Le lendemain, les médias condamnent cette interruption du match. Gilles Verdez estime que cet événement reflète l’échec de l’intégration. L’hebdomadaire fasciste Minute remet en cause la francité d’une équipe composée d’enfants d’immigrés et qui joue dans le stade de la ville de Saint-Denis. La presse d’extrême-droite, encore influencée par les anciens de l’OAS, se réfère à la guerre coloniale en Algérie. Ensuite, la théorie du « choc des civilisations », élaborée par l’universitaire américain Samuel Huntington, est également évoquée.
La presse de la gauche révolutionnaire semble moins prolixe et plus embarrassée pour commenter l’événement. C’est en janvier 2002 que le mensuel Alternative Libertaire publie un article sous la plume de Pierre Tévanian. Il interprète cet envahissement de terrain comme une revanche face au colonialisme. Cette rhétorique postcoloniale nie la diversité des subjectivités de la population algérienne et d’origine immigrée. Le rôle de l’État algérien n’est pas non plus évoqué. La population d’origine algérienne apparaît comme un bloc homogène, comme dans le discours de l’extrême-droite.
Cependant, le journal Alternative Libertaire peut également proposer un regard plus subtil sur la question algérienne. En mai 2001, un article revient sur la solidarité des communistes libertaires avec la lutte pour l’indépendance, et notamment le Mouvement national algérien (MNA). Le numéro de juillet-août 2001 revient sur la révolte en Kabylie. Mohamed Harbi évoque cette importante protestation et l’ethnicisation de la question kabyle par le pouvoir algérien.
La presse de gauche traditionnelle se saisit rapidement de l’événement. Dans le journal Libération, Farid Aïchoune propose un regard nuancé à partir de témoignages de jeunes franco-algériens. Il observe que les binationaux idéalisent l’Algérie, pays mythique associé aux vacances. Ce qui les conduit à soutenir l’équipe de foot algérienne. Mais ils savent aussi qu’ils sont perçus comme des Français lorsqu’ils passent un séjour en Algérie. Beaucoup ne parlent même pas l’arabe.
Affaire Kamel Daoud
En 2016, la question des réfugiés s’impose dans l’actualité politique. Des migrants commettent des agressions sexuelles contre des femmes à Cologne. L’écrivain algérien Kamel Daoud revient sur ce fait divers pour évoquer les fantasmes du barbare étranger. Il invite également à assumer « le problème de la responsabilité après l’accueil ». Une tribune d’universitaires condamne ce texte. Kamel Daoud est accusé de « recycler les clichés orientalistes les plus éculés ». Cette polémique émerge dans le contexte qui suit les attentats islamistes de 2015. Le pouvoir de gauche s’est enlisé dans un débat oiseux sur la déchéance de nationalité.
Kamel Daoud est progressivement devenu une figure controversée. Il publie des chroniques polémiques dans Le Quotidien d’Oran. Il remet en cause les fondements de l’idéologie algérienne comme l’autoritarisme, le populisme ou l’arabo-islamisme. Mais l’écrivain devient également une figure médiatique en France. Il exprime également sa critique de l’islamisme sur les plateaux télévisés parisiens. Des salafistes dénoncent alors les propos de Kamel Daoud. Inversement, une pétition de soutien à l’écrivain est lancée. Mais cette initiative est lancée par le sulfureux Mohamed Sifaoui avec le soutien de Bernard-Henri Lévy et d'autres personnalités marquées à droite. Les détracteurs algériens de Kamel Daoud dénoncent alors une initiative du « lobby sionniste français ».
Les détracteurs de Kamel Daoud associent l’écrivain à l’extrême droite. Ces universitaires adoptent alors un regard franco-français. Au contraire, en Algérie, l’extrême droite est davantage associée à l’islamisme. Surtout, les débats sur l’islamophobie occultent la question décisive de l’accueil des réfugiés. Néanmoins, Kamel Daoud reste associé à la droite dans les débats en France. Il devient chroniqueur dans le magazine Le Point, reçoit le soutien de Manuel Valls et participe à la soirée de lancement du Printemps républicain. Ce qui révèle la centralité occidentale des débats et occulte la spécificité des enjeux qui traversent la société algérienne.
Il faut également observer que l’écrivain algérien ne cesse de se mouler dans la posture du provocateur réactionnaire qui, sous couvert de bousculer la bien-pensance de gauche, colporte les discours les plus conservateurs. Kamel Daoud est devenu l’idiot utile de la démocratie bourgeoise à l’occidentale. La trajectoire de l’écrivain révèle les décalages entre différents pays. Un homme de gauche en Algérie s’aligne sur la droite française tandis que l’extrême-gauche universitaire reprend le discours réactionnaire des islamistes algériens.
Débats médiatiques
Le livre de Nedjib Sidi Moussa propose une lecture originale pour éclairer les débats qui agitent le monde intellectuel. Les débats sur l’immigration et l’Islam sont devenus récurrents dans les médias. La question algérienne, toujours sous-jacente, n’est jamais clairement abordée. L’histoire et la société de l’Algérie restent peu connues en France. De l’extrême droite à la gauche postcoloniale, le pays de l’autre rive méditerranéenne reste profondément méconnu et ignoré. Nedjib Sidi Moussa aborde également des questions sensibles souvent occultées par la gauche quand il est question de l’Algérie, comme l’antisémitisme ou la condition des femmes.
Le livre de Nedjib Sidi Moussa ouvre des pistes de réflexion pour penser la question algérienne en France. Il ne s’appuie pas sur de savantes conceptualisations universitaires. La force de son livre repose sur les exemples de débats qui ont agité l’actualité. Il analyse ces polémiques avec un recul historique qui permet un éclairage nouveau. Nedjib Sidi Moussa évoque les différents points de vue concernant ces « affaires » qui agitent le milieu intellectuel. Il montre l’importance de la question algérienne par une extrême droite longtemps marquée par l’OAS et la nostalgie de la période coloniale.
De l’autre côté du spectre, l’extrême gauche semble davantage tiraillée. Un courant intellectuel reste influencé par la théorie postcoloniale. La polémique autour de Kamel Daoud montre bien le prisme franco-français pour juger des analyses de la société algérienne. Cette lecture ethnocentrique est même adoptée par des universitaires qui prétendent pourfendre l’orientalisme. En réalité, ils développent un « orientalisme à rebours » qui idéalise l’Islam et l’Algérie sans vraiment chercher à mieux comprendre cette société jugée lointaine.
Mais d’autres articles se confrontent sérieusement à la réalité algérienne. Même si le mouvement du Hirak a moins intéressé la gauche que les débats sur le voile à l’école, cette révolte permet de jeter un nouveau regard sur l’Algérie. Il semble important de comprendre cette société en décentrant le regard par rapport aux polémiques franco-françaises. L’importance de l’islamisme et l’autoritarisme du régime doivent être analysées. Mais la société algérienne reste également marquée par des clivages de classes et des conflits sociaux, souvent gommés par une idéologie postcoloniale qui vise à homogénéiser un Orient fantasmé.
C’est sans doute l’apport le plus précieux du livre de Nedjib Sidi Moussa. Il se démarque des analyses ethno-culturelles pour proposer un regard social sur la question algérienne en France. Il n’existe pas de communautés nationales homogènes, mais des sociétés traversées par des contradictions et des clivages sociaux. Le livre de Nedjib Sidi Moussa, au-delà de la question algérienne, esquisse une grille d’analyse pour aborder les débats médiatiques. Il semble indispensable d’adopter une analyse de classe pour mieux comprendre les sujets qui traversent l’actualité plutôt que de céder aux facilités de la mode ethno-différencialiste.
Source : Nedjib Sidi Moussa, Histoire algérienne de la France. Une centralité refoulée, de 1962 à nos jours, Presses Universitaires de France, 2022
Pour aller plus loin :
Vidéo : 60 ans d'indépendance de l'Algérie : "C'est un moment de recueillement et d'émotion", émission diffusée sur France 24 le 5 juillet 2022
Vidéo : On vous raconte l'histoire du drapeau algérien, diffusée sur France Info le 6 juillet 2021
Radio : France-Algérie : « Individus & institutions sont portés sur la nostalgie» selon N. Sidi Moussa, émission diffusée sur RFI le 18 mars 2022
Radio : L’horizon. Épisode #8. Nedjib Sidi Moussa, docteur en sciences politiques et historien, diffusée sur Arte Radio le 16 novembre 2021
Radio : émissions avec Nedjib Sidi Moussa diffusées sur Radio France
Radio : Nedjib Sidi Moussa, Histoire algérienne de la France, émission Trous Noirs diffusée sur Radio Libertaire le 7 novembre 2022
Radio : Histoire algérienne de la France, émission Actualité des luttes diffusée sur Fréquence Paris Plurielle le 9 janvier 2023
Radio : Histoire algérienne de la France, émission Actualité des luttes diffusée sur Fréquence Paris Plurielle le 25 septembre 2023
Benjamin Eden, Nedjib Sidi Moussa : « On ne peut comprendre les controverses identitaires sans revenir à la question algérienne », publié sur le site Le Comptoir le 8 décembre 2022
Nadir Iddir, Entretien / Nedjib Sidi Moussa. Historien : « Le renouvellement de l’écriture historique passe par l’étude des processus sociaux de longue durée », publié sur le site du journal El Watan le 6 juin 2022
Faris Lounis, Discussion avec Nedjib Sidi Moussa autour de « Histoire algérienne de la France » : Bien nommer les choses, c’est diminuer le malheur du monde, publié sur le site du journal Reporters le 21 novembre 2022
Freddy Gomez, Centralité d’un refoulé. Retour sur la question algérienne, publié sur le site A contretemps le 7 novembre 2022
Sylvain Boulouque, Ce qu'il faut lire pour éviter les malentendus mémoriels sur la colonisation, publié sur le site Slate le 24 décembre 2022
Articles de Nedjib Sidi Moussa publiés sur le site Middle East Eyes
Articles de Nedjib Sidi Moussa publiés dans le Portail Cairn
Nedjib Sidi Moussa : « Ne rien céder aux illusions identitaires », publié sur le site de la revue Ballast le 14 juin 2017
Romain Gonzalez, Les « Musulmans » sont-ils les nouveaux damnés de la Terre ? – une discussion avec Nedjib Sidi Moussa, publié sur le site Vice le 20 septembre 2017
Nedjib Sidi Moussa, Face à la guerre d’Algérie: transactions anticoloniales et reconfigurations dans la gauche française, publié dans la revue Diacronie N° 9 en 2012