La culture néo-réactionnaire
Publié le 4 Mai 2023
Les images de l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021 par des milliers de supporters de Trump ont fait le tour du monde. Cet épisode incarne la force d’un mouvement de droite qui prend la rue. Mais d’autres événements sont davantage passés inaperçus. Le 29 août 2020, ce sont 40 000 manifestants qui défilent à Berlin contre l’obligation du port du masque et des mesures restrictives prises durant la crise sanitaire. Plusieurs centaines de protestataires enfoncent un barrage policier pour attaquer le Bundestag, le Parlement fédéral allemand. Des slogans d’extrême-droite retentissent et des emblèmes néo-nazis sont déployés.
Le 21 octobre 2021, dans le centre de Rome, une manifestation contre l’obligation vaccinale tente de prendre d’assaut le palais du gouvernement avant de saccager le siège de la CGIL, principal syndicat italien. Les milices fascistes de Fuerza Nuovo sont à l’initiative. Mais ce groupe parvient à se fondre dans un mouvement plus large qui se veut « antisystème », aux frontières idéologiques floues et aux connotations conspirationnistes. C’est ce même type de protestation qui s’observe à Rome, à Berlin et à Washington.
Le frisson de l’insurrection et la contestation du système semblent basculer à droite. Le langage, les références et le public de la mouvance réactionnaire ont changé. Elle combine le nationalisme, l’humeur anti-étatique, la xénophobie et la mysoginie sur le ton de l’irréverrence. L’extrême-droite se dresse contre la « bien-pensance » et le politiquement correct de la gauche. Sur 4chan, YouTube et Twitter, cette nouvelle droite reprend les postures d’indignation et de rébellion pour séduire une partie de la jeunesse et des classes populaires.
Le cool et l’humour permettent d’attaquer une gauche sérieuse et policée. Les progressistes apparaissent comme d’ennuyeux défenseurs de l’ordre libéral. L’ascension de Trump, Bolsonaro ou Meloni incitent à prendre au sérieux cette nouvelle droite. Il devient indispensable de comprendre comment leur discours qui se présente comme transgressif parvient à capter l’adhésion de nombre d’individus et couches de la population. Pablo Stefanoni se penche sur cette mouvance néo-réactionnaire dans le livre La rébellion est-elle passée à droite ?
Révolte réactionnaire
Le film Joker de Todd Philips fait l’objet d’interprétations contradictoires. Certains observent une révolte contre les injustices sociales et le capitalisme. Mais l’extrême-droite se saisit de ce film pour y voir un soulèvement réactionnaire des pauvres blancs isolés contre les humiliations imposées par la gauche culturelle et médiatique. Le phénomène d’une droite révolutionnaire n’est pas nouveau. Le fascisme des années 1930 s’appuie également sur un sentiment de révolte. En revanche, la gauche s’est désormais ralliée à la démocratie représentative et à la défense de l’État-providence.
Les journaux de gauche ont même dénoncé le film Joker comme trop violent et antisystème. « Au cours des dernières décennies, alors qu’elle passait à la défensive et se retranchait derrière le politiquement correct, la gauche a vu son image se modifier, bien loin de la révolte, de la désobéissance, et de la transgression qu’elle était censer incarner histotiquement », observe Pablo Stefanoni. La droite alternative peut alors capter le monopole du discours contre les élites et le système. La social-démocratie s’est effondrée et la gauche se rallie aux politiques néolibérales avec Bill Clinton et Tony Blair.
Mark Fischer observe une panne d’imaginaire utopique. L’écologie agite davantage la peur de la catastrophe plutôt que les perspectives d’un monde nouveau. Aucun projet de société alternatif ne se dessine. Le philosophe néoréactionnaire Nick Land estime même que la gauche est condamnée à défendre le capitalisme tel qu’il est plutôt que le capitalisme tel qu’il menace de devenir. Même la gauche radicale ne propose aucune perspective. Les gouvernements en Amérique latine, Syriza en Grèce ou Podemos en Espagne apparaissent comme des impasses.
La gauche radicale ne peut plus appliquer les recettes keynésiennes et s’appuyer sur l’État pour réguler l’économie. La dynamique de l’innovation technologique et de la mondialisation des échanges ont rendus le capitalisme incontrôlable. Les mobilisations de gauche visent à défendre les acquis sociaux plutôt qu’à défendre des perspectives nouvelles. En revanche, les nouvelles droites se prétendent rebelles et transgressives face à une domination idéologique de la gauche modérée.
Ces nouvelles droites ne proposent pas une ligne politique homogène. Des clivages politiques peuvent les distinguer, notamment sur les questions économiques et internationales. Cette mouvance regroupe des défenseurs d’un État fort mais aussi des libertariens. La ligne économique de cette nouvelle droite varie selon les contextes nationaux et semble banalement opportuniste. Les alliances internationales distinguent une droite qui penche du côté de la Russie tandis qu’un autre courant reste attaché à l’atlantisme. Néanmoins, ces clivages pèsent moins que l’opposition commune à la gauche culturelle et à l’immigration.
Donald Trump s’oppose aux notables du Parti républicain, mais il s’appuie sur la base électorale conservatrice. Il insiste sur les « guerres culturelles » contre la gauche qui défend les luttes des femmes et des homosexuels. Surtout, sa critique de la mondialisation lui permet de se présenter comme le défenseur des travailleurs blancs. Il dénonce l’immigration comme un moyen pour faire baisser les salaires. Ce discours qui se veut social permet de se démarquer face à la ligne libérale incarnée par Hillary Clinton. Mais il permet surtout de défendre un suprématisme blanc.
Dénonciation du marxisme culturel
Si l’anticommunisme devient démodé à la fin de la guerre froide, l’extrême-droite ne cesse de fustiger le « marxisme culturel ». Elle s’indigne face au totalitarisme du politiquement correct avec sa police de la pensée et sa novlangue. Même si la gauche révolutionnaire a disparu et que la social-démocratie s’est effondrée. La théorie du genre, Greta Thunberg, le mouvement Me Too, la légalisation de l’avortement, l’écriture inclusive et la discrimination positive apparaissent comme des batailles qui seraient remportées par la gauche.
Le règne de cette hégémonie progressiste peut même expliquer la « décadence de l’Occident ». La transgression change de camp. La droite devient le camp du peuple tandis que la gauche s’appuie sur les élites mondialisées pour défendre l’ordre existant. « Le politiquement correct serait donc une cage de fer imposant des limites strictes à ce que les gens peuvent penser, dire et faire », précise Pablo Stefanoni. La droite se veut rebelle face à une gauche puritaine.
La gauche ne s’appuie plus sur une classe ouvrière puissante et majoritaire, mais préfère se tourner vers les minorités. Ensuite, Enzo Traverso évoque le rôle des entreprises mémorielles. Les opprimés apparaissent uniquement comme les victimes de l’esclavage, du colonialisme, du fascisme. Mais les révolutions, les décolonisations et les grandes luttes collectives semblent minimisées. La « mémoire des victimes » remplace la « mémoire des luttes ». Les sujets sociaux apparaissent uniquement comme des martyrs innocents dont la mémoire doit être institutionnalisée. Les victimes et les « marginaux », toujours davantage subdivisés, deviennent même des spécialités académiques.
Cette multiplication des oppressions spécifiques correspond à des mutations sociales profondes. Elle reflète la diversification des origines ethniques et culturelles des populations qui accèdent à l’enseignement supérieur. La mobilité sociale d’une partie des enfants de l’immigration et des minorités explique ce phénomène. De même, le niveau moyen d’éducation des femmes est devenu supérieur à celui des hommes. Ce qui peut expliquer la dynamique féministe, et surtout le ressentiment masculiniste. Même si des analyses nuancées émergent sur la question raciale.
Ensuite, cette « culture de campus » reste marginale. Durant la « révolution conservatrice » des années Reagan, la gauche intellectuelle décide de se confiner dans les universités. Mais cette gauche devient déconnectée des réalités politiques et sociales plus larges. Les universités, loin d’être devenues des bastions révolutionnaires, se veulent des « safe space » qui doivent être préservés des « micro-agressions » afin de préserver la tranquilité psychologiques de la population étudiante. La lutte contre le racisme et le patriarcat semble même remplacée par l’objectif du bien-être émotionnel.
Avec le « marxisme culturel », la droite se construit un ennemi factice. Le déclin de la famille et des hiérachies de genre semblent davantages liées aux mutations des sociétés capitalistes. Donald Trump se présente comme un défenseur des perdants de la mondialisation et de l’Amérique profonde méprisée par les élites arrogantes.
Récupérations politiques
Le courant libertarien s’oppose à l’intervention de l’État dans tous les domaines, et particulièrement dans l’économie. Cette mouvance peut se rapprocher de la gauche avec la légalisation des drogues et de l’avortement, mais aussi le refus des interventions militaires. Néanmoins, les libertariens s’opposent également à l’égalité sociale et même au principe démocratique. La mouvance libertarienne se rapproche désormais de l’extrême-droite. La famille, les Églises et les entreprises sont perçus comme des remparts face à l’État.
Ayn Rand a écrit des romans libertariens qui sont devenus populaires. Elle valorise la figure de l’entrepreneur créatif, individu anticonformiste, qui s’oppose à un système rigide et bureaucratique. Son disciple Murray Rothbard s’éloigne de ces théories pour se tourner vers le paléolibertarianisme. Ce courant valorise l’Amérique d’avant 1910 dans un mélange de libéralisme économique et de conservatisme. Pour Rothbard, le courant libertarien doit sortir de la marginalité des milieux intellectuels pour adopter une stratégie politique majoritaire. Il décide donc de soutenir les populistes de droite qui fustigent les élites de Washington.
Le courant libertarien adopte ainsi un programme de transition. Il accepte de gouverner pour mieux permettre un dépérissement de l’État. Les libertariens participent donc à des coalitions électorales, comme autour de Trump ou de partis d’extrême-droite en Europe. Le libertarien Javier Milei incarne cette mouvance en Argentine. Elliot Gulliver-Needhamm observe des proximités socio-culturelles entre l’idéologie libertarienne et l’extrême-droite. Ces courants attirent surtout des hommes blancs de classe moyenne. Le « marxisme culturel » apparaît évidemment comme un ennemi commun. Mais les libertariens rejoignent l’extrême-droite également sur la question de l’immigration. Loin de défendre la liberté de circuler, ils estiment que les immigrés sont davantage pauvres et favorables à des politiques de redistribution. Ainsi, ils votent pour la gauche et le renforcement de l’État-providence.
L’extrême droite traditionnelle affirme clairement son homophobie au nom de la défense de la virilité patriarcale. En revanche, la nouvelle droite défend les droits des homosexuels au nom des valeurs occidentales qui seraient menacées par l’Islam. Le Parti de la liberté aux Pays-Bas soutient les homosexuels pour mieux défendre l’identité nationale. Des théoriciennes queers avancent le concept d’homonationalisme pour décrire ce phénomène.
Renaud Camus, figure du milieu gay des années 1980, théorise le « grand remplacement ». Cet écrivain estime que les élites progressistes favorisent l’immigration pour affaiblir la culture occidentale. Il considère l’Islam comme une menace pour la civilisation française et propose une « remigration » avec l’expulsion des immigrés. Le journaliste et politicien Éric Zemmour contribue à populariser cette idéologie du « grand remplacement ».
L’extrême droite parvient également à se saisir de thématiques écologistes. Son approche conservatrice et souverainiste lui permet de se poser en défenseur de la nature face au libre échange et à la mondialisation destructrice du vivant. La collapsologie et le catastrophisme peut également déboucher vers des pratiques survavalistes qui ne se tournent pas vers la solidarité internationale. Dans la mouvance écologiste peuvent s’entendre des discours fascisants. Le finlandais Pentti Linkola insiste sur la nécéssité de la réduction de la population mondiale et d’un régime autoritaire pour appliquer ce programme. Ce projet politique ne l’empêche pas de s’attirer la sympathie des écologistes et des altermondialistes.
Face à la droite alternative
Pablo Stefanoni propose un panorama sur cette mouvance néo-réactionnaire. Fin connaisseur de la vie politique en Amérique latine, il nourrit également son livre d’exemples venus des États-Unis et des pays européens. Son étude reste largement étayée et argumentée, avec de nombreux exemples politiques et intellectuels. Surtout, l’approche de Pablo Stefanoni pour appréhender cette galaxie de la nouvelle droite semble particulièrement rare et pertinente. Souvent, les écrits qui abordent l’extrême droite se contentent de dénonciations faciles pour mieux défendre la démocratie libérale. La droite n’a d’ailleurs pas de mal à s’appuyer sur ces propos pour se renforcer à travers l’ironisation sur le gauchisme culturel.
Pablo Stefanoni connaît bien les pièges de la posture de l’antifascisme facile qui tourne à vide. Il préfère se pencher sérieusement sur les raisons du succès de l’extrême droite. Ce courant ne se contente pas de victoires électorales, mais semble également banaliser son discours. Ce courant adopte la posture anti-système abandonnée par la gauche. Son côté rebelle permet d’attirer la jeunesse et les classes populaires. Des fractions de la population longtemps éloignées de l’extrême droite traditionnelle. L’humour, l’ironie et le troll sont devenus des armes redoutables pour tourner en dérision une gauche devenue conformiste et moutonnière.
Pablo Stefanoni montre également comment la droite alternative parvient à capter de nouvelles thématiques pour élargir son audience. Elle séduit les libertariens, qui se veulent rebelles mais au service du capitalisme. De manière plus audacieuse, l’extrême droite parvient à se tourner vers le mouvement homosexuel et vers l’écologie. Sa vision conservatrice peut permettre de récupérer les nouveaux mouvements sociaux.
Pablo Stefanoni évoque également les perspectives politiques pour s’opposer à cette mouvance néoréactionnaire. Le diagnostic semble mieux maîtrisé que le remède. Ce qui est déjà pas mal. Pablo Stefanoni propose une analyse préciseuse sur la faillite de la gauche. Il montre bien comment la social-démocratie s’est ralliée au néolibéralisme. Le New Labour de Blair ou le SPD de Schröder incarnent bien ce virage. La social-démocratie décide alors d’abandonner son électorat ouvrier et populaire. La gauche décide alors de se tourner vers les « minorités ». Pablo Stefanoni montre bien les limites du discours intersectionnel qui se contente d’additionner les oppressions dans une posture victimaire. Il souligne que cette mouvance reste surtout cantonnée dans les campus et les milieux intellectuels. La gauche s’enferme alors dans un entre-soi déconnecté des problèmes sociaux qui frappent la majorité des prolétaires.
En revanche, Pablo Stephanoni évoque le peu de perspectives pour s’opposer à la mouvance néoréactionnaire. Il insiste sur l'importance de l’hégémonie culturelle, mais sans une approche éliste centrée sur le milieu universitaire. Pablo Stefanoni évoque les comédiens de stand-up qui tournent en dérision l’hypocrisie de la gauche morale et dédramatisent les tensions ethnoraciales. « Leur don de l’observation sociale et culturelle est souvent plus pertinent et plus parlant que nombre de pesants traités théoriques », souligne Pablo Stefanoni. L’humour et l’ironie ne doivent pas être abandonnés à la droite par une gauche sérieuse et soporifique.
Pablo Stephanoni évoque également les perspectives d’une social-démocratie de gauche, avec la gauche américaine incarnée par Bernie Sanders. Mais les expériences de la gauche populiste ne sont pas concluantes. En revanche, Pablo Stefanoni n’évoque pas les soulèvements à travers le monde. Le seul moyen de balayer cette mouvance néoréactionnaire reste la multiplication de révoltes sociales. Les barrières ethno-culturelles et les hiérarchies peuvent s’effondrer dans des mouvements de lutte. C’est à partir de ces révoltes sociales que peuvent se construire des réflexions collectives pour inventer des projets de société alternatifs.
Source : Pablo Stefanoni, La rébellion est-elle passée à droite ? Dans le laboratoire mondial des contre-cultures néo-réactionnaires, traduit par Marc Saint-Upéry, La Découverte, 2022
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Vidéo : Pablo Stefanoni, Raphaël Llorca, La droite est-elle devenue le camp de la rébellion ?, débat diffusé sur le site de la Fondation Jean Jaurès le 22 mars 2023
Vidéo : Contestation politique : "la rébellion est-elle passée à droite ?", émission diffusée sur France 24 le 29 novembre 2022
Radio : Pablo Stefanoni et Ugo Palheta, Rebelles réactionnaires et extrémisation des droites [Podcast], diffusée sur le site de la revue Contretemps le 24 décembre 2022
Radio : P. Stefanoni, "La rébellion est-elle passée à droite", émission La vie est un roman # diffusée sur Radio Aligre le 25 octobre 2022
Radio : Les nouveaux rebelles sont-ils de droite ?, émission diffusée sur France Culture le 10 décembre 2022
Radio : Épisode 3/4 : Argentine : les péronistes en guerre contre les juges, émission diffusée sur France Culture le 15 mars 2023
La rébellion est-elle passée à droite ? Entretien avec Pablo Stefanoni, publiée sur le site de la revue Contretemps le 31 mai 2021
Nidal Taibi, Pablo Stefanoni : "Le non-conformisme de droite a encore de beaux jours devant lui", publié sur le site du magazine Marianne le 3 mars 2023
Primo Jonas, La boussole aimantée : la rébellion est-elle devenue de droite ?, publié sur le site Passa Palavra le 21 août 2021
Danielle Tartakowsky, Un nouvel antiprogressisme, publié dans la revue en ligne En attendant Nadeau le 18 janvier 2023
Pablo Stefanoni, Un laboratoire des contre-cultures néoréactionnaires, publié dans la revue en ligne Le Grand Continent le 15 septembre 2022
« La rébellion est-elle passée à droite ? », de Pablo Stefanoni, publié sur le site Critica le 30 novembre 2022
Pablo Stefanoni, Droites rebelles, gauches piégées et intelligences des stand-up comedians, publié dans la revue Multitudes n° 90 en 2023