Insurrections urbaines à Barcelone

Publié le 9 Mars 2015

Insurrections urbaines à Barcelone
Une véritable histoire de lutte agite la ville de Barcelone, des résistances urbaines à la révolution de 1936-1937.

 

La révolution libertaire dans l’Espagne de 1936-1937 demeure méconnue. Les anarchistes célèbrent, commémorent, idéalisent et mythifient cet épisode historique. Si de nombreux témoignages et hagiographies circulent dans le milieu libertaire, peu de textes analysent cette insurrection trop méconnue. Chris Ealham propose des textes courts et synthétiques dans le livre Barcelone contre ses habitants. 1835-1937.

L’historien étudie les quartiers populaires de Barcelone et les formes de résistance ouvrière. Ce fin connaisseur de la Guerre d’Espagne de 1936 revient sur son parcours. Il grandit dans un milieu modeste durant les années Thatcher, à partir de 1979. Le gouvernement exprime une violence contre la classe ouvrière. Les syndicats et leurs directions bureaucratiques ne permettent plus d’organiser l’affrontement de classe. Les formes traditionnelles de contestation semblent dépassées. « J’en suis venu à croire que les formes institutionnalisées de contestation n’étaient pas appropriées et que la réponse se trouvait dans la rue », témoigne Chris Ealham.

Mais le mouvement punk permet d’exprimer la révolte de la jeunesse. Cette musique peut même déboucher vers la découverte des idées et des pratiques anarchistes. Les études d’histoire permettent de redécouvrir un courant politique délaissé par les universitaires. Barcelone apparaît comme un puissant foyer contestataire. « J’avais très envi d’étudier les conditions locales qui avaient permis l’émergence d’une culture de l’action directe aussi riche et puissante », explique Chris Ealham.

 

Les anarchistes de Barcelone comprennent des ouvriers, mais aussi des travailleurs précaires et des chômeurs. Leurs formes d’action semblent alors variées. Grèves, manifestations, actions agressives souvent illégales, vols à l’étalage ou à main armée, auto-réductions, grèves des loyers, émeutes urbaines : diverses formes de protestation peuvent s’observer. Ce bouillonnement contestataire débouche vers la révolution de 1936-1937 qui demeure le mouvement historique avec la plus grande portée.

L’étude de la lutte pour le contrôle et la transformation de l’espace est privilégiée par Chris Ealham. Il a vécu à Barcelone autour des années 1992. L’organisation des Jeux olympiques a permis de favoriser le phénomène de gentrification et d’embourgeoisement urbain. Les quartiers populaires, comme Raval, sont colonisés par la petite bourgeoisie.

 

                                  

Les luttes des prolétaires du Barrio Chino

 

Les analyses du philosophe Henri Lefebvre permettent de comprendre la ville moderne : « pour certains, c’est un espace d’opportunité, de jeu et de libération, alors que pour d’autres c’est un centre de pouvoir, de contrôle et de répression », résume Chris Ealham. L’historien étudie les transformations du Raval à Barcelone à partir des années 1830. Avec la révolution industrielle se forme les débuts d’une communauté ouvrière. Un processus d’urbanisation permet de créer rapidement de nombreux quartiers. Le Raval devient un quartier mythique, le Barrio Chino, qui incarne la menace que font peser certaines zones du centre dans la gouvernance urbaine. Le Barrio Chino regroupe les classes populaires et les marginaux, considérés comme « les déchets de la société » par la bourgeoisie. Ce quartier incarne le crime et l’immoralité, avec des habitants qui ne respectent pas les mœurs et l’esprit civique. Même les sociaux-démocrates et les anarchistes dénoncent le penchant des pauvres pour le vice et la dépravation.

Le Raval voit l’émergence du mouvement ouvrier. Ce quartier abrite les travailleurs qui doivent loger près de leur usine. Cette zone devient densément peuplée, avec la diffusion de maladies. Les propriétaires des logements des quartiers populaires conservent un pouvoir important à Barcelone. A partir de 1920, un nouveau développement industriel permet la construction d’usines plus éloignées du Raval. Mais ce quartier accueille les populations immigrées et surtout les loisirs nocturnes avec cabarets, tavernes et cafés. La prostitution se développe en raison d’une absence d’emplois stables pour les femmes et une forte demande de services sexuels. La proximité avec le port fait de Barcelone une capitale du crime, de la drogue et de la fête. Le Raval devient le quartier des plaisirs nocturnes et de la bohème prolétarienne.

 

Mais cet espace permet aussi le développement d’une véritable communauté ouvrière avec des pratiques de partages et des liens sociaux importants. Une identité socio-économique et culturelle se forme pour alimenter une véritable conscience de classe. Les premiers syndicats émergent et leurs locaux deviennent des centres sociaux et culturels. Le Raval apparaît comme le bastion du mouvement populaire anarcho-syndicaliste. La contestation par l’action directe se développe et les insurrections urbaines alimentent une mémoire de lutte. En 1909, les barricades et combats de rue évoquent la Commune de Paris. Des groupes d’action se forment, avec le soutien de la population. Le Barrio Chino incarne la culture de la rébellion et le refus de l’ordre.

La bourgeoisie participe également à la construction d’un mythe autour du Barrio Chino. La répression et le contrôle de l’État sur la population peut ainsi se justifier. Les interventions sociales visent à briser l’identité ouvrière et les résistances politiques. Le quartier doit être civilisé à coups de valeurs morales selon le discours de la bourgeoisie. Les nationalistes, les libéraux et les conservateurs estiment tous que le Barrio Chino va à l’encontre des mœurs et des normes sociales. Ce quartier qui abrite les « classes dangereuses » doit être pacifié. Les révolutionnaires sont amalgamés aux criminels dans un supposé complot contre l’ordre établi. Le mouvement anarchiste est associé à la mafia des bas-fonds pour criminaliser la lutte politique. Les bons pauvres doivent être intégrés et les rebelles doivent subir des mesures « d’assainissement social et d’hygiène sociale ».

La répression s’accompagne de l’urbanisme. Le plan Macia prévoit de moderniser les habitations pour briser les liens sociaux et la solidarité ouvrière. Ensuite, les rues étroites doivent être remplacées par des grandes avenues pour permettre la circulation des marchandises et des forces de l’ordre. « Ces rues étroites, sinueuses et disposées au hasard devaient être remplacées par une zone quadrillée facilement contrôlable, tandis que leurs habitants insurgés seraient envoyés de force hors du centre-ville, dispersés bien loin du cœur du pouvoir économique et politique », décrit Chris Ealham. Le projet de l’architecte Le Corbusier vise à contrôler et pacifier la rue.

 

                                    

La révolte libertaire de 1936-1937

 

Chris Ealham évoque ensuite la révolution sociale de 1936 en Espagne et ses causes historiques. La CNT anarcho-syndicaliste, la FAI anarchiste et les communistes dissidents du POUM forment de puissantes organisations qui proposent une réflexion sur l’urbanisme révolutionnaire. Mais le soulèvement révolutionnaire à Barcelone s’inscrit dans une longue histoire de pratiques ouvrières depuis 1830. « Les traditions locales de mobilisation dans les rues et la culture de la protestation sous forme d’actions directes collectives sont d’une grande importance dans ce contexte », souligne Chris Ealham. En 1936, le pouvoir prolétarien en armes remplace l’État qui ne peut plus contrôler la rue. La classe ouvrière reprend le contrôle de son histoire au cours de la plus grande fête révolutionnaire du XXe siècle.

Le prolétariat tente alors d’expérimenter un urbanisme révolutionnaire, sans aliénation ni hiérarchie. Mais, même si de nouvelles pratiques sociales et de nouveaux rythmes urbains émergent, ces expérimentations restent traversées par les hésitations du camp républicain. Le dilemme « guerre ou révolution » empêche les tentatives de transformations radicales de la vie quotidienne. Les barricades, même symboliques, évoquent la tradition historique des conflits sociaux à Barcelone. L’entassement de pavés exprime un élan collectif et un désir de changement social et politique. Les barricades permettent d’interrompre les rythmes et circuit de pouvoir de la vieille bourgeoisie et permettent aux ouvriers de contrôler la rue.

Les comités locaux qui organisent l’espace forment la base du nouveau pouvoir révolutionnaire. « Ces divers groupes armés avaient pour objectif de purifier la communauté, de purger les quartiers des réactionnaires et de construire une ville révolutionnaire en éradiquant avec violence les réseaux sociaux qui perpétuaient l’ancienne Barcelone », décrit Chris Ealham. Mais le prolétariat n’est pas cette foule enragée décrite par les historiens. Les meurtres sont souvent commis par les autorités républicaines et non pas par les incontrolados (incontrôlés). Les bourgeois ne sont pas assassinés. Ils restent dans les usines mais gagnent désormais le même salaire que les ouvriers.

 

Entre juin 1936 et mai 1937, se déroule une véritable fête à Barcelone. Les comités révolutionnaires de quartier permettent aux communautés ouvrières d’exercer un nouveau pouvoir sur leur quotidien. La topographie de la ville est transformée pour permettre l’éclosion de pratiques solidaires et de nouvelles relations sociales. Des réquisitions de nourriture et des cantines populaires permettent d’organiser l’approvisionnement. Les quartiers de l’élite sont occupés. Les ouvriers s’emparent des plus prestigieux bâtiments du centre-ville. Les prolétaires réoccupent l’espace dont ils ont été expulsés à travers les politiques urbaines depuis 1900. « La révolution donne toujours des impressions nouvelles. La vie est ici mille fois plus intense », témoigne Hans Kaminsky.

Les symboles du pouvoir et de la respectabilité bourgeoise sont abolis, à l’image du costume, de la cravate et du chapeau. Un nouveau code vestimentaire décontracté est adopté. Les drapeaux et les couleurs rouges et noires ornent la ville et de nombreux bâtiments. Les murs sont tapissés d’affiches de propagande, de graffitis, de tracts et de manifestes. Les prolétaires s’emparent de Barcelone et transforment l’urbanisme. Des bâtiments luxueux deviennent des logements. Les services sociaux sont organisés, avec la multiplication de cantines. Les besoins fondamentaux sont satisfaits. Ensuite, la ville devient le terrain de jeu des prolétaires. L’espace urbain devient un lieu de solidarités, de rencontres et de sociabilités. La destruction des voitures reflète la dimension ludique de l’urbanisme révolutionnaire qui s’oppose au consumérisme et au travail. « La destruction des voitures reflétait aussi l’idée esthétique de la révolution espagnole : un iconoclasme prolétarien anticonsumériste dirigé contre un élément important du système capitaliste de consommation naissant », observe Chris Ealham.

 

La révolte spontanée et les limites de l’anarchisme

 

Une contre-société prolétaire autonome s’organise. Les comités de quartiers ne semblent pas aussi organisés que les soviets et les conseils ouvriers. La délibération collective semble moins importante. Une Fédération des barricades se développe. Mais cette organisation se fixe uniquement des objectifs à court terme : écraser le soulèvement militaire et prendre le contrôle de l’espace urbain. En revanche, les comités locaux ne forment pas un nouveau pouvoir qui vise à remplacer le gouvernement et l’État. Le POUM et la CNT-FAI refusent cette destruction de l’État par la construction d’un nouveau pouvoir prolétaire. Les bureaucrates anarchistes décident de collaborer avec la bourgeoisie et rentrent dans le gouvernement de Front populaire au nom de l’effort de guerre et de l’antifascisme. La CNT-FAI participe alors à la reconstruction de l’État bourgeois et à l’érosion du pouvoir des comités locaux. Les organisations anarchistes décident de gouverner aux côtés de la bourgeoisie républicaine au sein du Comité central des milices antifascistes. Le gouvernement auquel collaborent les anarchistes ordonne la dissolution de tous les comités révolutionnaires locaux en Catalogne.

Le 27 juillet, lorsque la CNT appelle à la fin de la grève, une nouvelle vague d’occupations d’usines et de lieux de travail est déclenchée. Les ouvriers prennent le contrôle des moyens de production. L’expropriation de la bourgeoisie et la collectivisation ne sont proposées par aucune organisation. Ce mouvement spontané est décidé par les ouvriers eux-mêmes. Le gouvernement avec les dirigeants de la CNT-FAI subit alors un mouvement d’opposition organisé par la base de ses partisans. L’occupation des usines doit permettre la fin de l’exploitation et de l’aliénation dans le travail pour une transformation qualitative de la vie quotidienne.

« La transformation des lieux de travail suivit la vision fondamentale des anarchistes des relations sociales selon laquelle la fin de l’aliénation par le travail présuppose une harmonie entre les aspects sociaux et économiques du quotidien, et un dépassement de la frontière artificielle entre travail et loisir, érigée précédemment par la ville capitaliste », souligne Chris Ealham. Les lieux de travail deviennent aussi des espaces de vie avec des crèches et des bibliothèques. Mais les dirigeants de la CNT-FAI s’opposent à ce mouvement. Ensuite, les bureaucrates anarchistes imposent une idéologie productiviste et permettent la perpétuation de l’aliénation par le travail comme le montre Michael Seidman.

Les églises et autres bâtiments qui symbolisent l’exploitation peuvent être détruits. Souvent, ils sont utilisés à d’autres fins. Des fêtes sont organisées dans les églises et des cinémas sont ouverts dans des opéras. En revanche, certaines valeurs traditionnelles perdurent. Les femmes sont toujours considérées comme inférieures aux hommes. Les cafés et les bars restent des espaces masculins et des obstacles quotidiens empêchent la pleine participation des femmes à la vie politique et sociale. « Cela reflète, en partie, la logique du Front populaire qui repoussait les profondes transformations sociales à un jour futur indéterminé », analyse Chris Ealham. Les femmes restent cantonnées dans leurs rôles sociaux traditionnels.

 

Le livre de Chris Ealham propose des réflexions synthétiques qui remettent en cause le dogme anarchiste. Selon cette orthodoxie, la révolution de 1936 serait liée à la puissance organisationnelle de la CNT-FAI. Cet épisode apparaît pour les anarchistes comme l’équivalent de la révolution d’Octobre de Lénine dans la Russie de 1917. La CNT-FAI ne fait que remplacer le parti bolchévique dans le rôle de l’avant-garde qui éduque et qui guide les masses prolétariennes vers la révolution.

Pour nuancer cette version officielle, Chris Ealham insiste sur les pratiques de lutte qui se diffusent dans la communauté ouvrière. L’auto-défense alimente une conscience de classe. Au contraire, les dirigeants de la CNT-FAI s’opposent aux pratiques de lutte des prolétaires dont la révolte est jugée trop sauvage et spontanée. L’insurrection de 1936 repose moins sur la réussite organisationnelle des anarchistes que sur les formes d’auto-organisations inventées par le prolétariat.

 

Source : Chris Ealham, Barcelone contre ses habitants. 1835-1937, quartiers ouvriers de la révolution, traduit par Elsa Quéré, Collectif des métiers de l’édition, 2014

 

 

Articles liés :

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Pour aller plus loin :

Radio : 80 ans après, une histoire de la révolution espagnole (1936-1939) - avec Les Giménologues, émission puliée sur le site Sortir du capitalisme

Vidéos : Documentaires mis en ligne sur le site du Centre de recherche pour l'arternative sociale (CRAS)

Vidéo : Montpellier : exposition Espagne 36, révolution libertaire, mis en ligne sur le site du journal le Midi Libre

 

Quartiers ouvriers de la révolution • Barcelone contre ses habitants 1835-1937, publié sur le site des Giménologues le 28 février 2016

Chris Ealham | BARCELONE contre ses Habitants, publié sur le site Laboratoire Urbanisme insurrectionnel

Jean-Pierre Garnier, Barcelone contre ses habitants. 1835-1937, quartiers ouvriers de la révolution, publié sur la revue en ligne Divergences

Georges Ubbiali, note de lecture publiée sur le site de la revue Dissidences

J. Presly, Pour ouvrir le dossier de la Révolution espagnole. Essai de bibliographie critique, revue Noir et Rouge n° 14 (Hiver 59), publié sur le site La Presse anarchiste

Souviens-toi en 36, rubrique sur le site de la CNT-AIT

Rubrique Espagne 36 sur le site du groupuscule Courant communiste International

Gaston Leval, Espagne libertaire (36-39), publié sur le site Nouveau millénaire, défis libertaires

Guillaume Davranche, 1936-1939 : les anarchistes français face aux errements de la Révolution espagnole, publié sur le site Alternative Libertaire le 7 décembre 2006

1936 : L’Espagne entre guerre et révolution, publié dans le journal Alternative Libertaire de juillet-août 2016

De la "lutte pour Barcelone à l' "éloge du travail". L'anticapitalisme des anarchistes et des anarcho-syndicalistes espagnols des années 1930, publié sur le site Palim-psao le 30 janvier 2013

Helmut Wagner, L'anarchisme et la Révolution espagnole1937, publié sur le site La Bataille socialiste

Myrtille Gonzalbo, L'anticapitalisme des anarchistes et anarcho-syndicalistes espagnols des années trente, publié sur le site Pensée Radicale le 26 janvier 2014, Dossier extrait de Sortir de l'économie n°4

La "tradition barcelonaise" de la contestation urbaine, publié sur le site des Giménologues le 22 février 2016

Michael Seidman, Ouvriers contre le travail. Barcelone et Paris pendant les Fronts populaires, texte mis en ligne sur le site des éditions Senovero

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L
Bonjour, et merci d'avoir signalé ce livre. On pourrait encore ajouter, en se plaçant sur le terrain de la lutte internationale, le rôle de "pôle d'attraction" que Barcelone joua à partir du 14 avril 1931 (abdication d'Alphonse XIII) puis sans interruption jusqu'en 1936 ; en effet, avec la proclamation de la Seconde République, beaucoup -même s'ils étaient sans illusions sur celle-ci- pensaient que l'Espagne allait être la base avancée de la reconquête des libertés en Europe, face au fascisme ; et le "voyage à Barcelone" -la comparaison avec le voyage à Lisbonne, après la révolution des oeillets, vaut ce qu'elle vaut...- devint peu à peu comme un rituel. Bien entendu le souvenir de cette période 1931-36 et des contacts auxquels elle aura pu donner lieu s'effaça ensuite, au vu des réalités nouvelles, mais des traces en subsistent encore dans la presse militante, et dans la correspondance privée.
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