Une histoire de la bohème artistique

Publié le 12 Mai 2017

Une histoire de la bohème artistique
Les artistes se révoltent à travers la créativité, mais aussi dans leur vie quotidienne. Un rapport ludique au monde remet en cause les normes et les contraintes sociales.

 

 

Des mouvements artistiques veulent relier l’art et la vie. Marcel Duchamp incarne la figure de l’artiste dont l’œuvre se confond avec la vie. Les historiens d’art se contentent de présenter des œuvres pour les glorifier. Mais ils ne tiennent pas compte du contexte historique et de la démarche artistique. Ils ne cessent d’occulter des courants critiques nourris d’irrévérence.

 

Marc Partouche propose un livre sur La lignée oubliée. Il met en avant les artistes évacués des Beaux-arts. « Exit donc les clowns, les utopistes et les irréductibles qui ont commis la faute difficilement pardonnable non seulement de perturber un système de valeurs mais aussi de se situer en dehors de celui-ci en refusant d’en faire leur ultime horizon », présente Marc Partouche.

 

 

Les historiens intègrent les artistes dans la haute culture. L’humour et la contestation sont alors effacés derrière des trajectoires bien propres et dédiées à l’ambition artistique. Dans cette histoire officielle, les créateurs « ne peuvent être à la fois travailleurs et débauchés, sérieux et délirants, aimer la haute culture et les formes les plus populaires, jouir de l’opéra et du music-hall, etc. », déplore Marc Partouche.

 

Ensuite, les historiens colportent la fable de l’artiste solitaire. Tout le bouillonnement intellectuel et artistique qui l’entoure est occulté. Les artistes fréquentent des lieux de sociabilités, comme les cafés et les journaux. Les rencontres et les discussions nourrissent leur créativité. L’histoire de l’art doit insister sur cette dimension foisonnante et collective. « Une histoire de relations humaines, amicales, sentimentales, orageuses, matérielles, esthétiques et politiques », propose Marc Partouche.

 

 

La lignée oubliée

 

 

Débuts de la bohème

 

Dans les années 1830, sous la monarchie de Juillet, les artistes se regroupent. Ils adoptent de nouveaux styles de vie et fondent la bohème. Une attitude artistique nouvelle prétend réfuter les règles pour en inventer de nouvelles. Les Jeunes France et le Petit Cénacle valorisent l’excentricité et les gestes frivoles. Les Bousingots participent aux émeutes contre le pouvoir. « On les a souvent qualifiés d’ennemis de la loi ou de l’ordre et d’enthousiastes de la liberté absolue », décrit Marc Partouche.

 

Le sociologue Pierre Bourdieu se penche sur la bohème. Il décrit une catégorie sociale qui subit les conditions matérielles du prolétariat mais se rapproche du mode de vie des bourgeois et des aristocrates. Les écrivains prolétarisés se distinguent des bourgeois déclassés.

 

Ensuite, la bohème peut s’éloigner des normes sociales mais en attendant de faire de faire carrière. Inversement, à partir de 1880, émerge une bohème révoltée qui rejette le pouvoir et l’argent. « Leur anticonformisme, qui se traduit notamment par une absence de travail régulier, est affiché comme une résistance et un défi à la bourgeoisie », décrit l'historien Lionel Richard. La bohème joue déjà un rôle important dans la Commune de 1871 à travers des figures comme Jules Vallès, Gustave Courbet ou Paul Lafargue.

 

Le terme de bohème renvoie à différents imaginaires. Les artistes se distinguent d’un milieu interlope et populaire qui évoque une autre forme de bohème. Georges Sand, dans La Dernière Aldini, évoque un style de vie libre et pleinement assumé. Jules Vallès, dans Les Réfractaires, rejette le milieu des académiciens. Il évoque la bohème des marges et des irréguliers.

 

 

Les « fumistes » valorisent le plaisir et le divertissement à l’aube du XXème siècle. Leur humour permet de dynamiter les hiérarchies entre les genres littéraires. Ces écrivains « ont pour point commun la volonté de dérégler le bon goût, de défier les écoles constituées et de jouer avec le langage pour en faire une arme », observe Marc Partouche. André Breton évoque cette tradition dans son Anthologie de l’humour noir. L’humour et la caricature deviennent des instruments de critique et de dérision. Ils attaquent l’ordre dominant et ridiculisent les artistes établis.

 

Marcel Duchamp reste perçu comme la figure de l’artiste d’avant-garde et l’icône de l’art contemporain. C’est sa dimension sérieuse qui prédomine dans l’histoire de l’art. « Grand artiste, mais maniant l’humour et l’ironie comme personne, il était considéré comme difficilement admissible qu’il puisse être en même temps sérieux et blagueur », souligne Marc Partouche. Marcel Duchamp s’oppose à la réussite sociale et à la respectabilité d’une œuvre noble. Son humour alimente la réflexion critique.

 

« Le rire a été utilisé pour commencer à mettre à bas les valeurs bourgeoises et académiques, pour initier l’entreprise de sape des valeurs artistiques héritées du passé : un travail de nettoyage par le vide », analyse Marc Partouche. Cette tradition humoristique alimente le cinéma lettriste qui inspire celui de Guy Debord, mais aussi John Cage et sa pièce musicale des 4’33.

 

Une histoire de la bohème artistique
Créativité et contestation

 

Le théâtre permet de renouveler les formes artistiques. Il devient le principal média de masse avant l’avènement du cinéma. En 1896 se déroule la première de la pièce Ubu roi d’Alfred Jarry. Ce spectacle condense tout l’esprit de dérision et de contestation de la période. « On y trouve un florilège d’inventions verbales, formules chocs, slogans grossiers et scatologiques; des attaques contre la morale, la religion, la patrie, la justice, l’armée : aucun tabou, ni littéraire, ni politique, ne trouve grâce aux yeux de l’auteur », décrit Marc Partouche. Le ton reste humoristique, léger et « potache ». La blague et la provocation doivent permettre d’attaquer l’ordre social. Ensuite, Alfred Jarry relie l’art et la vie. Il multiplie les extravagances dans son quotidiens, à commencer par sa manière de s’habiller. Il boit et se bat. Il s’identifie à son personnage de Père Ubu.

 

En 1915, pendant la guerre mondiale, une nouvelle bohème émerge à Zurich. Tristan Tzara rencontre d’autres artistes pour permettre l’émergence de Dada. Lénine et les bolcheviques fréquentent les mêmes lieux, notamment le Cabaret Voltaire. « Ils ont désigné des ennemis : la bourgeoisie, les bonnes manières, les convenances, la morale dominante, l’ennui, etc. », souligne Marc Partouche. La révolte se nourrit d’humour et de dérision pour attaquer toutes les hiérarchies. Ils refusent également la séparation entre l’art et la vie, la création et l’existence. La révolte passe par une furieuse envie de faire la fête, de danser, de chanter. Hugo Ball propose des spectacles qui mêlent le superficiel et le profond, le chant, la danse, la musique, la poésie. Une folie festive et une frénésie créatrice embrasent le Cabaret Voltaire.

 

 

Dans les années 1950, en marge du Saint-Germain-des-Près existentialiste, une nouvelle bohème émerge. Les lettristes et les jeunes situationnistes se réunissent dans les cafés. Ils valorisent l’oisiveté et la marginalité. Mais, contrairement à la bohème, ils ne vivent pas cette situation comme transitoire avant de faire carrière. Le lettrisme refuse l’art et le formalisme esthétique. La poésie doit permettre de changer le monde et chaque individu doit exprimer son potentiel créatif. Le cinéma lettriste propose des scènes sans son ou sans image.

 

Mais une Internationale Lettriste, emmenée par le jeune Guy Debord provoque une scission. Elle perturbe la venue de Charlie Chaplin à Paris. « Nous croyons que l’exercice le plus urgent de la liberté est la destruction des idoles », tranchent les jeunes lettristes. Surtout, ils adoptent une grille d’analyse marxiste et révolutionnaire. L’Internationale situationniste devient même une organisation révolutionnaire.

 

Une histoire de la bohème artistique
Bohème et révolte sociale

 

Le livre de Marc Partouche permet de faire revivre cette tradition de la bohème, avec sa révolte romantique. Ce refus des conformismes semble toujours actuel. Dans la société marchande et managériale, les normes sociales se diffusent dans tous les aspects de la vie, du travail jusqu’aux loisirs. Cette tradition bohème permet d’affirmer un refus des conventions sociales, des normes et des contraintes. Le romantisme exprime un désir de liberté contre tous les carcans de la société.

 

En revanche, cette bohème semble diverse et débouche sur différentes formes de révoltes politiques. Des artistes semblent surtout s’inscrire dans un anarchisme individualiste. Ils refusent les conformismes, mais sans s’inscrire dans une démarche de transformation sociale. Leur seule existence marginale suffit à leur petit bonheur. En revanche, une autre partie de la bohème baigne dans les classes populaires et subit la misère. La révolte devient sociale et politique. Changer la vie doit permettre de transformer le monde. Les artistes fréquentent alors autant les cafés que les barricades.

 

 

Au XXème siècle, ces deux traditions de la bohème semblent s’éloigner. Les situationnistes participent à la contestation sociale. En revanche, Fluxus et la Pataphysique se complaisent dans des jeux artistiques vides de sens. La créativité peut renvoyer à un simple exercice ludique ou nourrir la révolte sociale. Les créateurs et les révoltés appartiennent désormais à deux mondes séparés. Les artistes recherchent la reconnaissance et le succès personnel. L’art contemporain apparaît comme un vaste marché vide de sens.

 

Inversement, les militants gauchistes délaissent l’humour et l’impertinence pour rentrer dans le moule du sérieux gauchiste. Mais les mouvement sociaux peuvent aussi se saisir d’un esprit ludique et créatif. Les révoltes permettent aussi de briser la routine du quotidien et de libérer sa créativité.

 

 

Source : Marc Partouche, La lignée oubliée. Bohèmes, avant-gardes et art contemporain de 1830 à nos jours, Hermann, 2016

 

Articles liés :


La vie artistique de Marcel Duchamp

Littérature et libération de la vie quotidienne

L'explosion Dada

Raoul Vaneigem et les situationnistes

Michèle Bernstein et la vie des situationnistes

 

Pour aller plus loin :

Jean-Pierre Cometti, Que signifie la « fin des avant-gardes » ?, publié dans la revue Rue Descartes n° 69 en 2010

Gérard-Georges Lemaire, Histoires d'avant-garde : un débat sans fin, publié dans le journal L'Humanité le 25 janvier 2005 

Pierre Rannou, Du canular considéré comme un des beaux-arts, publié sur le site de l'Esse

François Albera, « « L’école comique française », une avant-garde posthume ? », publié dans la revue 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze n° 61 en 2010

Florent Schmitt, L'art comme jeu. Pratiques et utopie, thèse soutenue le 26 septembre 2015

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