Théâtre et politiques culturelles
Publié le 6 Juillet 2023
Le théâtre semble désormais associé à la culture bourgeoise. Des spectacles subventionnés s’adressent à un petit milieu élitiste. La tradition du théâtre populaire a disparu avec son étatisation. En raison de sa relation directe avec le public, le théâtre encourage le spectateur à s’interroger sur le monde dans lequel il vit. De la Grèce antique à Shakespeare, le théâtre porte un regard sur le monde. Pour Brecht, cet art porteur d’émotion doit également participer à l’instruction du peuple. Le Parti communiste considère également que le théâtre doit éduquer et même émanciper les classes populaires.
Mais il semble important de comprendre la faillite de la démocratisation culturelle. Le théâtre subventionné s’adresse à un milieu d’initiés et ne parvient pas à toucher un large public. Des normes esthétiques cultivent un entre-soi élitiste. L’institutionnalisation renforce la place du théâtre public. Ensuite, la professionnalisation débouche vers davantage de spécialisation et de division du travail artistique. Avec l’augmentation du nombre de diplômés, les vocations pour le théâtre se multiplient et le public évolue. Le contexte politique, avec l’effondrement des partis et la révolte de Mai 68, contribue également à cette évolution du théâtre public.
La sociologue Marjorie Glas se penche sur cette trajectoire du théâtre public. Elle s’appuie sur son expérience d’administratrice d’une compagnie. Elle a également mené une enquête auprès de directeurs de lieux culturels. Marjorie Glas présente sa recherche dans le livre Quand l’art chasse le populaire.
Rôle social ou esthétique
Le théâtre populaire se développe après 1945. Communistes et catholiques se disputent alors l’encadrement des classes populaires. Ce théâtre privilégie un répertoire classique mais se veut accessible à un large public. Ces spectacles prétendent se démarquer du simple divertissement pour jouer un rôle d’instruction et d’épanouissement par la culture dans un contexte de reconstruction nationale. Des centres dramatiques nationaux (CDN) s’implantent dans plusieurs villes de France.
Dans les années 1960 se développe un théâtre politique. Des artistes sont influencés par la démarche de Bertold Brecht. Surtout, la CGT et les mairies communistes contribuent à la popularisation du théâtre. Un travail d’animation s’adresse directement à la classe ouvrière. Des rencontres avant la représentation, la publicité dans les usines et les relais au sein des comités d’entreprises permettent de faire connaître l’activité de ces théâtres.
Avec la création du Ministère des Affaires culturelles s’opère une professionnalisation du théâtre. Les pratiques amateurs soutenues par les mairies communistes sont progressivement abandonnées. La séparation entre un public passif et ses artistes professionnels se creuse. Les mairies communistes s’éloignent de la classe ouvrière et commencent à dénoncer les ghettos. Les animateurs des maisons de la culture se distinguent des animateurs de troupes de théâtre dans un processus de professionnalisation et de spécialisation.
De nouvelles esthétiques se développent dans les années 1960. Une nouvelle classe moyenne émerge avec les enseignants, les cadres et les professions libérales. Ce qui permet de constituer un nouveau public susceptible de recevoir des œuvres d’avant-garde. Cette période voit également le développement du structuralisme. Roland Barthes insiste sur les formes théâtrales plutôt que sur le contenu politique.
Les journaux et revues se tournent vers la défense de ce théâtre public d’avant-garde à vocation politique. Brecht devient la référence incontournable pour associer discours politique et innovation dans la forme. La revue Théâtre populaire comprend moins de journalistes et davantage d’universitaires. Cette revue passe d’une critique de « médiation » à une critique « prescriptive » de normes artistiques dans le théâtre public. La réflexion théorique sur la forme et la mise en scène devient plus importante que l’attachement au rôle social du théâtre.
Théâtres des années 1968
La contestation des années 1968 permet l’émergence d’un théâtre radical. La subversion formelle dans l’esthétique de la mise en scène est associée à la subversion politique. La culture bourgeoise élitiste et soutenue par l’État est remise en cause. Durant la révolte de Mai 68, le théâtre de l’Odéon est occupé. Les acteurs syndiqués à la CGT s’opposent aux directeurs de lieux culturels. Le philosophe Francis Jeanson, proche de Jean-Paul Sartre et de la revue Les Temps modernes, pense un renouveau de l’action culturelle. Il estime que le rapport au public ne doit plus passer par un spectacle, mais par la création d’une œuvre commune. La division du travail et la spécialisation sont remis en cause. L’action culturelle doit devenir une création aux mains de tous. La déclaration de Villeurbanne, signée par les directeurs de théâtre, s’inscrit dans cette démarche. Des metteurs en scène d’avant-garde, comme Patrice Chéreau ou Roger Planchon, reprennent certains aspects de la théorie de Francis Jeanson.
Le théâtre des années 1968 tente de s’adresser à un nouveau public, avec des spectacles joués dans les usines. Mais c’est surtout la dimension politique qui s’affirme. C’est le moment du retour de Brecht et des auteurs de pièces qui proposent une critique sociale comme Kateb Yacine ou Armand Gatti. Ariane Mnouchkine propose un théâtre historique qui vise à faire réfléchir le spectateur sur sa condition. La pièce 1789 raconte la Révolution française, non pas à travers ses héros, mais à travers le quotidien des gens du peuple. Les spectateurs sont invités à participer à la fête pour revivre ce moment insurrectionnel.
Les directeurs de théâtre ne sont pas tous portés par le souffle libertaire de Mai 68. Beaucoup restent indifférents à l’agitation sociale. D’autres connaissent la politisation de Mai 68. Ils prennent des responsabilités collectives. Les directeurs communistes et catholiques de gauche renforcent leurs dispositions au militantisme durant les années 1968. La jeune génération radicalise la fonction politique du théâtre. Elle est incarnée par Patrice Chéreau, Jean-Pierre Vincent et Jacques Blanc. Ils sont souvent influencés par la mouvance maoïste et développent une vision marxiste du monde. Le théâtre devient alors un instrument politique de lutte contre les bourgeois et au service des ouvriers.
La revue Travail théâtral révèle l’évolution de la scène durant les années 1968. Des thèmes ouvertement politiques sont abordés dans les premiers numéros. La Commune de Paris, le théâtre noir américain ou les théâtres populaires figurent parmi les sujets. Mais la revue s’oriente progressivement vers des thématiques esthétiques et questionne surtout la dramaturgie. Cette évolution semble liée au reflux des luttes sociales. De plus, la revue se rapproche du milieu universitaire et aspire à davantage de respectabilité académique. Les études théâtrales à l’université de Vincennes s’orientent également progressivement vers la provocation formelle.
Théâtre subventionné
A partir des années 1970, le théâtre public reçoit des subventions de la part du Ministère des Affaires culturelles et des pouvoirs locaux. Le monde du théâtre doit alors davantage se professionnaliser. La création du Syndeac permet de défendre les intérêts des directeurs de théâtre. Ce syndicat patronal se veut également le représentant des intérêts du monde de la culture. Il défend davantage de financements publics. Mais il s’attache également à l’indépendance de la création culturelle.
Le directeur de théâtre devient une figure centrale. Il dispose désormais d’un budget fourni par les pouvoirs publics. Il joue un rôle de producteur et de distributeur. Surtout, le directeur impose sa programmation et devient le prescripteur des normes du théâtre public. Cependant, les lieux culturels qui privilégient une programmation d’avant-garde voient leur public s’éloigner. La fréquentation du théâtre public ne cesse de diminuer.
La gauche au pouvoir favorise le financement du théâtre. Les artistes dépendent alors davantage de l’État que du public. La fréquentation des spectacles progresse à partir des années 1980. Mais ce phénomène semble lié à la massification scolaire. Les théâtres abritent surtout un public diplômé. Ensuite, les salles sont remplies surtout à travers des abonnements et des invitations. Le public se compose surtout de spécialistes. Les artistes peuvent alors privilégier l’esthétique plutôt que le rôle social du théâtre. Durant les années 1970, la revue Théâtre/Public se penche sur la réception des spectacles. La dimension politique de l’art est également évoquée. Mais les articles dérivent progressivement vers une réflexion sur l’esthétique et la mise en scène.
Les équipes théâtrales s’éloignent des classes populaires pour se confiner dans un entre-soi esthétisant. Le public des spectacles ressemble à la sociologie des partis de gauche. Les cadres de la fonction publique deviennent majoritaires tandis que la classe ouvrière s’éloigne. La gauche communiste et socialiste abandonne l’analyse de classe de la société pour se tourner vers une classe moyenne qui s’apparente à une petite bourgeoisie intellectuelle. La gauche abandonne la lutte des classes pour se tourner vers de multiples combats sectoriels. Le théâtre semble suivre la même évolution. Les spectacles se tournent vers la provocation esthétisante mais portent un discours consensuel et dépolitisé.
Démocratisation culturelle
Le livre de Marjorie Glas propose une réflexion stimulante sur le théâtre public. La sociologue soulève également des enjeux transversaux comme les politiques culturelles et l’évolution de la gauche intellectuelle. Marjorie Glas montre bien un monde du théâtre qui s’éloigne des classes populaires pour devenir un loisir réservé aux classes moyennes supérieures.
Le projet de démocratisation culturelle a été rapidement abandonné. Le soutien à la culture ne passe plus par les réseaux locaux du Parti communiste. C’est progressivement l’État et les collectivités territoriales qui financent le théâtre. La culture doit donc se mouler dans des critères de conformisme politique. Mais Marjorie Glas souligne également le rôle des directeurs de théâtre. Les anciens gauchistes des années 1968 se conforment également à la mode de la dépolitisation. Ils privilégient la programmation de spectacles aussi vides qu’esthétisants.
Marjorie Glas propose un parallèle éclairant avec le public des partis de gauche qui connaît une évolution similaire. Les communistes et les socialistes ne se veulent plus les représentants des ouvriers et des employés, qui composent pourtant la majorité de la population. La gauche abandonne toute forme d’analyse de classe pour se tourner vers un discours citoyenniste. Le regard sur le monde proposé par la gauche politique ou culturelle semble creux et dépolitisé. Il se contente de brandir des valeurs morales inopérantes.
Si Marjorie Glas propose un diagnostic pertinent, son livre ne se risque pas à avancer des perspectives. Elle ne se prononce pas ouvertement sur le débat épineux à propos des politiques culturelles. Certes, la polémique sur la démocratisation culturelle se limite à la confrontation entre les réactionnaires élitistes du type de Fumaroli ou de Finkielkraut. Face à cette droite vieillotte se dresse le camp de la gauche culturelle incarnée par Jack Lang avec ses paillettes et son relativisme postmoderne. Le retour aux politiques culturelles des mairies communistes, malgré leur apport indéniable, ne fait pas toujours rêver. L’éducation par le théâtre peut permettre de développer un regard critique sur le monde, mais vise également à favoriser un embrigadement politique et idéologique.
Marjorie Glas n’aborde pas non plus frontalement la question du théâtre politique. Elle égratigne Jacques Rancière et Olivier Neveux sans approfondir le débat. Ces auteurs insistent sur la dimension sensible du théâtre. Ce qui peut se conformer à la démarche esthétisante des directeurs de théâtre. Néanmoins, ces auteurs proposent une critique pertinente du théâtre politique qui se contente de prendre le spectateur par la main pour le guider à travers le chemin balisé de l’idéologie de gauche. Un équilibre reste à trouver entre les deux dérives de l’avant-garde esthétique et de l’avant-garde politique.
Marjorie Glas évoque le stand-up qui aborde des enjeux sociaux avec humour et sans prétention moralisatrice. Des nouvelles formes de spectacles peuvent également s’inventer. La question de la passivité du spectateur, soulevée dans les années 1968, semble désormais écartée. Pourtant ce contexte de bouillonnement politique et culturel a soulevé des questions qui restent actuelles.
Source : Marjorie Glas, Quand l’art chasse le populaire. Socio-histoire du théâtre public en France depuis 1945, Agone, 2023
Extrait de la préface de Gérard Noiriel publié sur le site des éditions Agone
Extrait publié sur le site des éditions Agone
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Pour aller plus loin :
Vidéo : Marjorie Glas, dans le cadre du projet "Éducation populaire : engagement, médiation, transmission (XIXe-XXIe siècle)", diffusée en 2019
Radio : Qu’est-ce qu’un "théâtre populaire" ?, émission diffusée sur France Culture le 26 octobre 2020
Thierry Discepolo, Le théâtre populaire laissé pour compte de la gauche, publié sur le site des éditions Agone le 10 mai 2023
Marjorie Glas, « Le populaire et le singulier. La singularité de l’acte créateur face au rôle social du théâtre (1945-1980) », publié dans la revue Tracés 34 en 2018
Marjorie Glas, La transformation du phénomène de consécration artistique dans le champ théâtral français, 1950-1990, publié la revue Sociologie et sociétés Volume 47, numéro 2, automne 2015
Marjorie Glas, Le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (SYNDEAC), miroir et moteur des transformations de l'univers théâtral, publié dans la revue Mouvement Social n° 243 en 2013
Théâtre populaire. Actualité d’une utopie, revue Études théâtrales N° 40 en 2007
Des théâtres populaires, revue Horizons / Théâtre en 2012
Fabienne Darge, "Le théâtre populaire est d'abord un projet artistique", publié dans le journal Le Monde le 9 novembre 2011