La révolution face à sa récupération

Publié le 15 Décembre 2022

La révolution face à sa récupération
La révolution communiste semble désormais associée aux régimes totalitaires comme l'URSS. Mais il existe une autre tradition révolutionnaire. Une lecture libertaire permet de reprendre les analyses de Marx pour attaquer l'exploitation capitaliste et la bureaucratie stalinienne.

 

 

La critique révolutionnaire débouche vers la modernisation du capitalisme. La révolution surréaliste, avec son refus des conformismes, s’est transformée en mouvement surréaliste, désormais intégré dans les courants artistiques, les musées et les expositions internationales. La pensée de Karl Marx est devenue un marxisme inoffensif. De la social-démocratie aux sectes trotskistes, en passant par le Parti communiste, le marxisme apparaît comme l’horizon contre-révolutionnaire de notre temps.

En 1954, le jeune Louis Janover rencontre André Breton et rejoint le groupe surréaliste. Aujourd’hui, il reste attaché à évoquer la révolution surréaliste contre tous les conformismes et les récupérations du milieu artistique. Il s’attache à recomposer une généalogie de la révolte contre tous les faux-semblants de la subversion. Il s’appuie sur les constellations qui entourent Marx et Breton dans le livre Les mots perdus de la révolution.

 

 

                                          Les mots perdus de la révolution

 

Révolution surréaliste

 

Le surréalisme semble désormais consacré et célébré. Tous les artistes et institutions culturelles s’en réclament. Néanmoins, le surréalisme s’attache avant tout à libérer la créativité plutôt que de se plier aux conventions des milieux artistiques. « Mais si l’on prend le Manifeste de 1924 au mot, le refus d’être reconnu et de faire savoir pourquoi, est tout ce à quoi aspire le mouvement », rappelle Louis Janover. René Daumal s’inquiète déjà de voire figurer André Breton et le surréalisme dans les manuels d’histoire littéraire, plutôt que dans l’histoire des cataclysmes.

Le surréalisme tente d’articuler la poésie et la révolution sociale. Il veut « transformer le monde » comme Karl Marx pour mieux « changer la vie » comme Arthur Rimbaud. Le surréalisme exprime une rupture, y compris avec le mouvement Dada. Il recherche la construction d’un nouveau système pour l’art et la littérature. L’écriture automatique et les récits de rêve permettent d’exprimer une liberté poétique. Le surréalisme s’inspire également de la révolution russe de 1917.

Les désirs révolutionnaires ont été écrasés puis récupérés par la civilisation marchande. « Toutes les revendications révolutionnaires, et les plus violentes, qui se sont réalisées ont répondu aux besoins, voire à la demande, du capital », déplore Louis Janover. Mais Pierre Naville observe que les surréalistes reprennent la distinction entre professions intellectuelles et manuelles. Ils acceptent les séparations imposées par le capital. Changer la vie, sans parvenir à transformer le monde, se contente de changer l’art.

 

La petite-bourgeoisie intellectuelle prétend désormais incarner l’opposition à travers la récupération des idées révolutionnaires. « Tous les éléments de culture sont canalisés et intégrés dans les filières universitaires qui par leur connaissance aident à la liquidation des archaïsmes », raille Louis Janover. Pierre Soury propose une analyse de la classe moyenne qui s’interpose entre la classe dominante et le monde ouvrier. Elle joue un rôle fondamental dans la consolidation de l’ordre social. Les milieux universitaires permettent le maintien et l’extension des idéologies dominantes.

Cette nouvelle petite-bourgeoisie, incarnée par les classes créatives, s’appuie sur les avant-gardes artistiques et le marxisme. L’évolution du capitalisme lui permet d’accéder à la reconnaissance à travers l’université et les métiers artistiques. Cette classe sociale s’empare des valeurs de la révolution pour mieux les neutraliser. Les réformes présentées comme radicales restent dans le cadre du système représentatif considéré comme intouchable. Des luttes spécialisées se développent, comme le féminisme ou l’écologie, sans remettre en cause les rapports sociaux capitalistes.

Cette classe intellectuelle est parvenue à récupérer et à digérer le surréalisme. « Tout ce qui était révolte absolue contre les conditions de la création artistique et son expression est devenu le lieu commun de la grande parade des artistes », ironise Louis Janover. L’art contemporain exprime désormais une transgression qui semble vide de sens et inoffensive. C’est dans les marges du surréalisme, incarnées par Artaud ou le Grand Jeu, que s’exprime le mieux la révolution surréaliste sans sa récupération artistique.

 

 

  Le 23 février 1917, à Petrograd, aujourd’hui Saint-Pétersboug, capitale de l’empire russe. Ouvrières, soldats, bourgeois manifestent au coude à coude contre l’insuffisance du ravitaillement et pour la défense de la liberté.

 

 

Révolution communiste

 

Le Manifeste communiste de Marx et Engels reste associé à des dictatures sanguinaires imposées par des régimes qui se proclament ouvriers ou socialistes. Mais ces formes bureaucratiques de capitalisme semblent pourtant opposées à la pensée de Marx. « Tout ce qui aspire à un changement de paradigme radical se voit rejeté à ce passé, donc à une société sans égale sur le plan de l’exploitation des masses et de l’organisation policière », observe Louis Janover. L’utopie et le désir d’un autre monde sont associés au totalitarisme.

Néanmoins, les révolutions historiques ont échoué. La Commune de Paris a été écrasée pour laisser place au règne de la bourgeoisie à travers la République. Le parti bolchevik est devenu maître du mouvement des soviets pour imposer son pouvoir au nom du marxisme-léninisme. La social-démocratie a également permis de consolider le capitalisme. Les réformistes portent des revendications qui permettent le maintien de l’ordre existant. « Les grandes conquêtes ouvrières ont été les étapes inévitables que la classe dominante a dû concéder pour éviter le pire, et elles ont été le point d’appui de l’accumulation pour aller de l’avant », souligne Louis Janover.

Maximilien Rubel s’attache à distinguer la pensée de Marx du marxisme orthodoxe. Cette démarche rejoint celle du communisme de conseils, qui s’exprime en dehors des partis et de la social-démocratie. Au contraire, des figures intellectuelles comme Alain Badiou ne cessent de banaliser les massacres commis par les régimes communistes. La pensée critique semble dominée par des intellectuels qui gravitent autour de formes renaissantes de stalinisme. Cette mouvance influence une gauche radicale qui aspire à gouverner. « La nouvelle petite bourgeoisie intellectuelle s’est libérée du marxisme et des polémiques nées du stalinisme et de la contre-révolution, et elle peut ainsi intervenir dans le champ politique de la démocratie représentative, comme représentante de la gauche du système », observe Louis Janover.

 

Les intellectuels marxistes-léninistes ont défendu les dictatures de Staline, Mao ou Castro à travers le mensonge et la falsification. Plutôt que de s’appuyer sur les analyses de Marx et sur la réalité de la condition ouvrière, ils ont préféré justifier l’injustifiable. « Le génie de cette intelligentsia venait de sa virtuosité à prouver au monde qu’une théorie de la révolution peut servir à cacher la réalité de la contre-révolution », ironise Louis Janover. En revanche, d’autres théoriciens critiquent à la fois le capitalisme d’Etat et le capitalisme libéral. Paul Mattick et Pierre Souyri, parmi de nombreux auteurs, analysent l’URSS comme un système d’exploitation et de domination.

Les intellectuels de gauche se complaisent à célébrer la défaite. Cette posture mélancolique considère que les échecs du passé annoncent les victoires à venir. Néanmoins, cette démarche ne permet pas de comprendre et d’analyser les causes sociales et politiques des défaites des mouvements de révolte. La psychologie et la sociologie bourgeoise remplacent la théorie marxiste pour analyser les échecs des luttes sociales. La dynamique de la lutte des classes est ramenée à une explication psychologique.

 

             Anti-Bolshevik Communism by Paul Mattick

 

 

Marxisme anti-autoritaire

 

Otto Rühle, dans Fascisme brun, fascisme rouge, estime que le bolchévisme annonce le fascisme. Le stalinisme permet le contrôle et l’encadrement des masses. Panaït Istrati estime que l’URSS n’incarne pas le socialisme, mais avant tout un régime de terreur. Pour Paul Mattick, les bolcheviks apparaissent comme la principale force contre-révolutionnaire du capitalisme moderne. Ils ont détruit le mouvement ouvrier pour restaurer le capitalisme. Pour Karl Korsch, le marxisme devient alors le déguisement idéologique d’une évolution du capitalisme. Cornélius Castoriadis analyse les rapports d’exploitation en URSS. Il remarque que les intellectuels staliniens et libéraux s’accordent à considérer que la Russie a réalisé le « socialisme ».

Rosa Luxemburg observe que la discipline que Lénine veut inculquer au prolétariat s’apparente à la discipline de l’usine, de la caserne, de la bureaucratie et de toutes les institutions de l’Etat bourgeois. Anton Pannekoek considère la révolution russe comme une révolution bourgeoise qui détruit le féodalisme pour instaurer un capitalisme industriel. Même si cette révolution bourgeoise apparaît comme l’œuvre de la classe ouvrière. Le collectif Smolny permet de faire revivre ces différents auteurs et la mémoire radicale du mouvement ouvrier.

 

Les partis communistes instaurent des dictatures pour imposer une industrialisation. Le stalinisme et le fordisme semblent comparables dans leur application de la discipline du travail. L’URSS et ses justifications intellectuelles ont également permis de discréditer les luttes sociales. « Tous les concepts, toutes les idées, toutes les intuitions qui ont émergé des luttes ouvrières ont été repris et rapportés à l’URSS et ont permis de discréditer toutes les luttes sociales désormais marquées du sceau du totalitarisme », observe Louis Janover. Les intellectuels staliniens ont contribué à discréditer Marx, l’utopie révolutionnaire, le socialisme de conseils et la lutte des classes. Depuis l’URSS, les mouvements sociaux abandonnent la perspective du communisme et d’une rupture révolutionnaire.

La gauche radicale et les mouvements sociaux se contentent de revendications qui se limitent à une perspective de l’égalité des droits, sans remettre en cause l’exploitation. Par exemple, l’émancipation des femmes se réduit souvent à un féminisme bourgeois. « Aujourd’hui, émancipation rime avec égalité des luttes pour l’exploitation, sans autre critère que le service commandé par la hiérarchie dans l’entreprise vouée à l’accumulation du capital », raille Louis Janover. Les nouvelles mobilisations favorisent également les revendications sectorielles et séparées, sans remettre en cause l’ensemble de l’ordre social. « L’universalité du capital a absorbé toutes les revendications en les détachant de la finalité émancipatrice des luttes sociales », observe Louis Janover.

 

 

Un policier inspecte le 25 mai 1968 une voiture de police renversée et une autre incendiée lors des échauffourées qui ont opposé des étudiants aux forces de l’ordre dans la nuit, au quartier Latin à Paris.

 

 

Héritage de la révolution

 

Louis Janover s’attache à raviver les marges des marges des avant-gardes artistiques et du mouvement ouvrier. Il présente des courants intellectuels et politiques qui refusent les bureaucraties et la respectabilité bourgeoise. Dans la mouvance de l’ultra-gauche et du communisme de conseils, deux approches se distinguent. Une tendance s’attache à rendre vivante les analyses du marxisme anti-bureaucratique pour penser les évolutions de la société marchande pour mieux les combattre. Les situationnistes ont incarné ce courant pendant les années 1968. Avec le reflux des luttes sociales est venue la mode de la communisation. Mais une autre tendance de l’ultra-gauche reste attachée aux premiers théoriciens des soviets et veille à maintenir allumée la flamme de la révolution, de son histoire et de son héritage. Louis Janover s’inscrit fièrement dans cette démarche. Avec les défauts de ses qualités.

Les livres de Louis Janover permettent de découvrir des courants politiques marginaux, mais qui restent pourtant les plus pertinents. Des théoriciens ont combattu à la fois la bureaucratie de l’URSS et l’exploitation capitaliste. Ils adoptent résolument le point de vue des exploités contre tous les systèmes d’oppression. Ensuite, Louis Janover attaque les diverses formes de récupération du marxisme, qu' elles soient politiciennes ou académiques. Ses piques contre les intellectuels néostaliniens visent juste. Louis Janover s’inscrit dans l’héritage de Maximilien Rubel et de sa lecture libertaire des textes de Marx. Il reste important de céder au charme parfois désuet de cette irrécupérable tradition du communisme de conseils. Même si un regard critique doit aussi permettre de l’actualiser.

 

En revanche, Louis Janover ignore les évolutions de la société. Il ne cesse d’évoquer son mépris de la révolte de Mai 68 et des courants communistes libertaires qui l’accompagnent. Il réduit ce mouvement à un caprice de petit-bourgeois qui attaquent l’ordre moral pour mieux jouir sans entraves dans la société de consommation. Cette rhétorique rejoint les dénonciations réactionnaires de Mai 68. Elle ne prend pas en compte la réalité historique et la crise du fordisme. Les jeunes ouvriers et étudiants se rejoignent dans le refus de toutes les hiérarchies. Cette jeunesse refuse également son avenir dans un monde capitaliste, qu’il soit l’ennui du cadre moyen ou la souffrance du travailleur à la chaîne. Même si Louis Janover évite de trop sombrer dans une opposition du social et du sociétal, avec une critique bienvenue de l’idéologue d’extrême-droite Hervé Juvin.

Louis Janover fournit de nombreuses références théoriques, indispensables pour penser le XXe siècle. En revanche, il ne propose aucune piste pour agir dans le XXIe siècle. Les soulèvements sociaux actuels ne sont jamais évoqués. C’est pourtant à partir d’une multiplication des luttes que peuvent s’ouvrir des perspectives révolutionnaires. Si les vieilles avant-gardes des partis et des syndicats semblent dépassées, il semble important de porter de nouvelles pratiques d’auto-organisation.

 

Source : Louis Janover, Les mots perdus de la révolution, éditions du Sandre, 2021

 

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Pour aller plus loin :

Radio : émissions sur le surréalisme diffusées sur France Culture

Evelyne Pieiller, Cristallisateurs d’avenir, publié dans le journal Le Monde diplomatique de juillet 2020

Avec Rosa Luxemburg pour le communisme, contre le léninisme, publié sur le site Critique sociale le 25 octobre 2018

Louis Janover, De Front Noir à Front Noir, publié sur le site de la revue Mélusine le 21 novembre 2021

Henri Béhar, Louis Janover / Mélusine, publié sur le site de la revue Mélusine le 14 novembre 2021

Entretien avec Louis Janover. Acte I, publié sur le blog des éditions Libertalia le 20 avril 2020

Articles de Louis Janover publiés sur le site Smolny

Articles de Louis Janover publiés dans la revue L'Homme et la société

Max Vincent, L'aigreur universelle de Louis Janover ne se dément pas, publié sur le site L'herbe entre les pavés le 11 février 2014

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