Le théâtre et les luttes sociales

Publié le 27 Juillet 2023

Le théâtre et les luttes sociales

Un nouveau théâtre politique ressurgit depuis le début du XXIe siècle. Auparavant, les années 1980 imposent une restauration esthétique qui vise à la dépolitisation de l’art. Les spectacles participent alors à la reproduction des idéologies dominantes. La littérature militante reste dénigrée. Elle est réduite à une forme de simplisme sans ambition esthétique. Au contraire, l’art formaliste et expérimental reste valorisé. Néanmoins, des artistes éloignés des préoccupations militantes peuvent remettre en cause l’ordre existant et ses représentations. Mais il existe également un théâtre relié directement aux luttes sociales. Olivier Neveux présente ce bouillonnement dans le livre Théâtres en lutte.

 

Jean-Paul Sartre défend une littérature engagée dans son livre Qu’est-ce que la littérature ? Le philosophe propose des pièces de théâtre qui reprennent les codes traditionnels de la dramaturgie. Il insiste sur la psychologie dans une intrigue narrative et progressive. Bertolt Brecht s’inscrit dans la filiation de la littérature épique. Il incarne un théâtre marxiste, matérialiste et dialectique. Les figures sont saisies par l’Histoire, par les facteurs économiques et politiques. Au contraire, le théâtre traditionnel insiste sur les conflits entre les personnages.

Ce divertissement proposé par Brecht repose sur un plaisir particulier : connaître le fonctionnement du monde pour en renverser l’ordre. Brecht ne propose pas un théâtre militant, mais un théâtre historique et politique. Au contraire, Jean Vilar propose un théâtre populaire qui vise à réunir différentes classes sociales autour d’un spectacle consensuel et citoyen. Cette approche vise à gommer les différents affrontements de classe qui structurent la société.

 

 

                       

 

 

Théâtre des années 1968

 

Un renouveau du théâtre politique émerge durant les années 1960. Arthur Adamov propose des pièces qui évoquent l’espérance communiste, le racisme, le colonialisme et la brutalité du pouvoir gaulliste. Le théâtre de l’anarchiste Armand Gatti invente une dramaturgie des possibles. Il tente de s’extirper des limites temporelles, spatiales et narratives. L’écriture de Gatti évoque le poids des souffrances, des humiliations et des défaites. Mais elle se tourne surtout vers la possibilité d’une transformation radicale de l’ordre existant. Il critique la société de classe, exalte les soulèvements internationaux et défend les solidarités ouvrières.

Kateb Yacine évoque la guerre du Vietnam pour mieux dénoncer la barbarie du colonialisme français en Indochine et en Algérie. Avec L’homme aux sandales de caoutchouc, qui se penche sur Ho Chi Minh, il inscrit la guerre du Vietnam dans le sillage de la lutte en Indochine contre l’impérialisme français.

 

Le théâtre radical américain arrive en France dès 1961 avec le Living Theatre. Ces spectacles de rue attaquent la guerre du Vietnam et le président Nixon. La Mime Troupe de San Francisco soutient les Black Panthers. Jerry Rubin estime que le théâtre de rue vise à faire participer le public pour qu’il passe ensuite à l’action politique. Cette pratique se diffuse avec la contestation des années 1968. Des sketchs improvisés et spontanés surgissent dans les universités, les gares, les places, les rues.

La Troupe Z se compose de comédiens amateurs. Ce sont des militants qui se saisissent du théâtre comme arme du combat idéologique et politique contre la bourgeoisie. Les spectacles doivent permettre de développer la prise de conscience et d’organisation des masses. La Toupe Z soutient les luttes au Chili, du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), une lutte de postiers ou la grève des usines Chausson à Gennevilliers. La Troupe Z propose également des spectacles sur le mouvement du Larzac ou la grève des LIP. Les troupes politiques se multiplient. Le théâtre militant se saisit de toutes les luttes des années 1968. Le féminisme, les homosexuels, les luttes de l’immigration sont relayées par des initiatives théâtrales.

 

 

    Lors d'un défilé organisé à Toulouse contre les violences policières, le 1er novembre.

 

 

Nouvelles pratiques théâtrales

 

Le théâtre militant, avec son irruption dans la rue, permet de remettre en cause le cloisonnement entre esthétique et vie quotidienne. Mais le théâtre de l’opprimé, inventé par Augusto Boal, bouscule les représentations traditionnelles. Le théâtre repose sur une structure rigide fondée sur la dépossession de la parole par certains, et son accaparement propagandiste par d’autres. Le spectateur délègue ses pouvoirs au personnage pour que celui-ci pense et agisse à sa place. Le théâtre repose sur le partage inégalitaire de la parole et reproduit les hiérarchies sociales.

Au contraire, pour Augusto Boal, la barrière entre acteurs et spectateurs doit être détruite. Tous doivent participer à la transformation nécessaire de la société. De nouvelles formes de représentation doivent s’inventer pour rompre avec la passivité et le conditionnement du spectateur. Le théâtre-forum vise à lancer des débats dans le public. Le théâtre invisible permet de jouer dans la rue sans que les passants sachent que ce sont des acteurs. Ce qui permet de provoquer des réactions et de lancer des débats. Ce Théâtre de l’opprimé vise à mettre en mouvement ce qui paraissait immobile.

 

Le mouvement social de 1995 ouvre un nouveau cycle de lutte. La question sociale resurgit. Un spectacle s’appuie sur l’enquête de François Bon sur la fermeture des usines Daewoo en Lorraine. La mouvance altermondialiste insiste sur « l’artivisme ». Des Brigades de clown aux interventions des Yes Men, le happening et le théâtre d’agitation se développent à nouveau. Ces pratiques s’inscrivent également dans un refus du militantisme traditionnel avec son optique totalisante. Ces happenings renouvellent le « théâtre de l’invisible » avec des comédiens qui se saisissent par effraction, sans le dire, des lieux de vie. Le collectif Les Panthères roses simule une scène d’homophobie pour faire réagir les passants. Ce nouvel activisme, illustré par le livre Guérilla kit, accorde une place importante au théâtre de rue. Ce mode d’action semble plus festif et spontané que le militantisme traditionnel.

En 2003 éclate le mouvement des intermittents du spectacle qui contribue à une repolitisation du milieu du théâtre. Plusieurs spectacles se penchent sur la mémoire des luttes, souvent avec un aspect intimiste qui relie vie privée et engagement politique. Des pièces de Brecht, Aimé Césaire ou Dario Fo sont à nouveau mises en scène. Le spectacle Rwanda 94 se penche sur l’histoire récente. Les origines du génocide sont reliées au racisme et à la coloniasation.

 

 

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Théâtre militant

 

Olivier Neveux propose une belle présentation de cette tradition du théâtre militant. Brecht apparaît comme la figure emblématique de cette mouvance. Mais de nombreux auteurs se saisissent des enjeux politiques et de l’histoire pour proposer des pièces de théâtre qui permettent de réfléchir sur l’ordre social. Olivier Neveux insiste même sur le théâtre militant. Il souligne l’importance du théâtre de rue pour renouveler les pratiques de lutte. Le militantisme se veut volontiers austère et sans imagination. Au contraire, des collectifs se saisissent du théâtre comme pratique de lutte pour diffuser des idées et inciter à l’action.

Même si le happening risque souvent de tourner au ridicule, surtout lorsqu’il porte un discours politique fade et consensuel autour de la défense de la culture. Les intermittents du spectacle peuvent s’appuyer sur leur routine professionnelle pour colporter un discours insipide. En revanche, la pratique du théâtre invisible et de la provocation peut déboucher vers des actions percutantes. Le théâtre militant n’est évidemment pas une fin en soi, mais doit s’inscrire dans une lutte pour se révéler pertinent.

 

Olivier Neveux ne développe pas encore ses réflexions sur la politique du spectateur. Sa posture reste celle des artistes. Il évoque de manière élogieuse certains auteurs qui se réclament du marxisme-léninisme, Badiou par exemple. Mais il semble important d’attaquer une certaine avant-garde culturelle et politique. Le théâtre militant peut souvent adopter une posture surplombante. L’artiste détient le savoir face à un public passif qui doit être embrigadé dans l’idéologie colportée par le spectacle.

Cette démarche du spectacle militant qui tient son client par la main se révèle souvent lourde et méprisante pour un public jugé inculte. Il semble plus pertinent de proposer un théâtre qui questionne et ouvre la réflexion plutôt qu’un spectacle qui assène un dogme figé. L’art ne doit pas se réduire à un instrument de propagande mais doit exprimer une sensibilité spécifique et un regard sur le monde original.

Olivier Neveux a également consacré un livre au théâtre citoyen. Il présente ici une autre facette. Le théâtre militant se distingue par une démarche plus conflictuelle. Le théâtre citoyen peut dénoncer, mais sans jamais cliver. Il vise à rassembler les spectateurs derrière une idéologie consensuelle, de gauche, de défense de l’État et du respect des institutions. Au contraire, un autre théâtre politique vise à remettre en cause l’ordre existant, à questionner les hiérarchies, les formes d’exploitation et d’oppression. Ce théâtre, devenu rare dans les circuits subventionnés, insiste sur la lutte des classes et le clivage qui oppose les exploiteurs et les exploités.

 

Source : Olivier Neveux, Théâtres en lutte. Le théâtre militant des années 1960 à aujourd’hui, La Découverte, 2007

 

Articles :

Le théâtre politique pour s'émanciper

Théâtre et politiques culturelles

Collages et créativité contestataire

 

Pour aller plus loin :

Vidéo : Olivier Neveux et Laura Raim, Théâtre : du service public au self-service, émission diffusée sur le site Hors-Série le 16 novembre 2014

Vidéo : "Penser ce qui nous arrive", avec Médiapart et La Revue du crieur, débat diffusé le 21 juillet 2016

Vidéo : Marie Coquille-Chambel, Faut-il lire Contre le théâtre politique d'Olivier Neveux ?, diffusée le 15 août 2019

Radio : émissions avec Olivier Neveux diffusées sur France Culture

Marina Salles, Compte-rendu publié sur le site de la revue Dissidences le 20 décembre 2012

Agnès Santi, Olivier Neveux, contre le théâtre politique, soit pour le théâtre et pour la politique…, publié dans la revue Terrasses N° 278 le 23 juin 2019

Nicolas Marc, Olivier Neveux : « Ce qu’est le macronisme culturel », publié sur le site Culturelink le 23 septembre 2019

Anaïs Heluin, Rien que du théâtre, publié sur le site du journal Politis le 7 mai 2019

Ulysse Baratin, Le théâtre et son trouble, publié dans la revue en ligne En attendant Nadeau le  4 juin 2019

Yannick Hoffert, « Au nom de l’art », Note de lecture publiée sur le site de la revue COnTEXTES, mis en ligne le 23 mai 2021

Jean-Pierre Thibaudat, Olivier Neveux, « Contre le théâtre politique », tout contre, publié dans Le Club de Mediapart le 2 mai 2019

Articles d'Olivier Neveux publiés dans le portail Cairn

Articles d'Olivier Neveux publiés dans le portail Persée

Articles d'Olivier Neveux publiés dans la revue en ligne Période

Articles d'Olivier Neveux publiés sur le site de la revue Contretemps

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