Renouveler l'anarchisme
Publié le 30 Janvier 2020
Les idées et pratiques libertaires semblent resurgir. Dans un contexte de crise du capitalisme et de renouveau des luttes sociales, le courant anarchiste connaît un regain d’intérêt. Mais il semble indispensable de repenser et de réactualiser une pensée qui date du XIXe siècle.
Les problèmes de l’autoritarisme, de l’exploitation, de l’oppression sont toujours présents. Mais la pensée anarchiste doit aussi s’adapter aux nouvelles réalités. Le projet libertaire n’offre pas de solution à tous les problèmes. Il comprend une part de doute. Surtout, il a vocation à être discuter dans le cadre des mouvements sociaux. L’universitaire Carlos Taibo renouvelle l’anarchisme dans son livre Action directe, autonomie, autogestion.
L’anarchisme n’est pas un dogme figé. Ce courant de pensée s’ancre dans les luttes et les pratiques sociales. « Parce que, même si l’anarchisme est, oui, un état d’esprit, il s’accompagne d’un ensemble d’idées et d’expériences communes, souvent diverses et parfois contradictoires », précise Carlos Taibo. La doctrine anarchiste refuse toute forme d’autorité et d’exploitation. Elle remet en cause l’Etat et le capitalisme. Elle propose des sociétés qui reposent sur la liberté et l’égalité, à travers une libre association par le bas.
L’anarchisme refuse les dogmes et les projets verrouillés. Il n’a aucune prétention à construire une théorie scientifique et se méfie des normes applicables de manière universelle. L’anarchisme reste attaché à la diversité et à la différence. La pensée libertaire ne cherche pas à établir une science pour, par exemple, définir un développement déterministe des sociétés.
Les anarchistes se méfient des savants et des intellectuels. La plupart des théoriciens de l’anarchisme espagnol sont des ouvriers autodidactes. L’anarchisme renvoie à une identité et à une idéologie. Le terme de libertaire évoque davantage des pratiques, comme les assemblées et l’auto-organisation. Le mouvement libertaire semble donc plus large et ouvert.
Les anarchistes entendent s’organiser sans leader. Néanmoins, Bakounine crée des organisations secrètes et hiérarchisées. La FAI espagnole des années 1930 parvient à diriger le mouvement libertaire. Mais, la pensée anarchiste propose une critique du pouvoir. Les anarchistes ne doivent pas guider les masses. Ils doivent intervenir dans les luttes au même titre que n’importe qui, sans se prévaloir d’une autorité supérieure.
Les anarchistes proposent une critique de la démocratie libérale qui favorise la délégation et permet l’émergence d’une aristocratie gouvernementale. Les élections permettent de confier à d’autres la résolution de nos problèmes. Elles alimentent le désespoir et l’abandon de l’action. Les libertaires rejettent la délégation, la représentation et tout type de gouvernement. Mais la démocratie directe peut aussi déboucher vers le municipalisme libertaire. Cette forme de démocratie locale reste dans le cadre des institutions et ne vise pas à propager l’auto-organisation à une large échelle.
Les anarchistes valorisent au contraire l’action directe, sans la médiation de partis, de bureaucraties, de gouvernements. L’action directe permet de garder la capacité de décision. « Il s’agit donc de s’auto-organiser en marge des institutions, d’éluder les intermédiaires comme les instructions qui arrivent d’ailleurs et, dans la majeure partie des cas, d’essayer d’éviter les demandes de négociations avec ceux qui exercent le pouvoir », décrit Carlos Taibo. Cette dimension divise le mouvement du 15-M puisqu’une partie se tourne vers les institutions, tandis que l’autre valorise les espaces de lutte et d’autonomie.
L’Etat, loin d’être un outil neutre, reste un instrument au service du capitalisme et de la classe dominante. L’URSS a également permis le développement d’une classe dirigeante pour faire perdurer l’exploitation. La répression reste la dimension centrale de l’Etat, à travers la police, l’armée, la prison, l’école ou les médias.
L’Etat-providence est défendu par la social-démocratie. Certes, la protection sociale reste préférable à un modèle libéral. Néanmoins, l’Etat social repose aussi sur des institutions bureaucratiques. Par exemple, l’école favorise la soumission à l’autorité et le contrôle social. La critique de l’Etat semble donc indispensable. Mais l’anarchisme critique également toutes les structures de pouvoir qui existent dans la société et dans les relations humaines. Les hiérarchies, l’exploitation, le patriarcat doivent également être remis en cause.
Les anarchistes attaquent le capitalisme, qui génère la misère et les inégalités sociales. Ils proposent l’expropriation et la socialisation. La propriété collective est valorisée. Les anarchistes espagnols des années 1930, pour proclamer le communisme libertaire, commencent par brûler les cadastres. Les anarchistes ne voient aucune possibilité d’autonomie à l’intérieur du capitalisme. Il faut donc en sortir. La classe ouvrière n’a pas disparu. Le prolétariat a connu d’importantes évolutions, mais reste particulièrement important. La contestation doit provenir des usines et des entreprises.
Le citoyennisme ne prend pas en compte la lutte des classes. Il aspire à mieux gérer le capitalisme. Il se questionne sur quelques éléments précis de notre réalité, sans une contestation globale du capitalisme. Le citoyennisme reste présent dans les mouvements sociaux. Mais toutes les luttes ne sont pas sous l’emprise du citoyennisme. L’anarcho-syndicalisme reste la principale réponse du mouvement libertaire dans le monde du travail. Ce courant se distingue des groupes affinitaires, qui interviennent peu dans le monde du travail. L’anarcho-syndicalisme entend également se distinguer du syndicalisme de cogestion financé par l’Etat.
Des structures autonomes peuvent émerger et se coordonner. Ces espaces doivent s’opposer à l’Etat et au capitalisme. Ils doivent remettre en cause la division du travail et les tâches répétitives. Ces espaces doivent refuser les hiérarchies et les instructions venues d’en haut. Des pratiques collectives de coopération doivent remplacer la compétition.
L’anarchisme doit prendre en compte de nouveaux enjeux. La critique du patriarcat reste esquissée par les libertaires. Voltairine de Cleyre dénonce la monogamie et la division sexuelle du travail. Elle défend l’amour libre et le contrôle de la natalité. Aujourd’hui, un féminisme libertaire s’oppose au féminisme d’Etat. Les femmes doivent se libérer par elles-mêmes, sans reproduire les schémas de domination et de soumission. L’écologie émerge récemment. Les anarchistes traditionnels, incarnés par la CNT espagnole, défendent le travail et le productivisme. La critique de l’urbanisme, de la croissance, de la technologie est prise en compte aujourd’hui.
L’histoire du mouvement libertaire est à redécouvrir. En Espagne, la CNT reste le modèle de l’organisation anarcho-syndicaliste. Elle comporte quelques limites comme l’avant-gardisme coupé de la base, l’absence de perspective pour le futur et des contradictions sur la participation politique. Néanmoins, la CNT se développe sans permanents ni bureaucratie. Elle redonne sa dignité à la classe ouvrière à travers des pratiques d’action directe.
L’historien Chris Ealham revalorise l’histoire de la CNT et du mouvement libertaire. L’action directe et la solidarité de classe permettent la création d’une communauté de lutte. Les salariés font grève pour recevoir leur salaire. Les chômeurs se rendent au restaurant et refusent de payer. Des groupes de femmes prennent d’assaut les magasins. Des mouvements réclament également des baisses de loyers et du prix des aliments. Des logements sont occupés. Les libertaires refusent de distinguer les prisonniers politiques et droits communs. Néanmoins, une culture patriarcale perdure et les femmes restent reléguées à des rôles secondaires.
Les anarchistes s’opposent au marxisme. Le scientisme et l’absence de critique de l’Etat caractérisent les marxistes-léninistes, y compris les trotskistes. Néanmoins, la pensée de Karl Marx comporte beaucoup d’aspects libertaires. Il défend le socialisme comme une fédération de communes libres, et non comme un Etat centralisé et bureaucratisé. En revanche, l’URSS repose sur la répression des soviets. Une bureaucratie remplace les organes d’auto-organisation. Le discours léniniste, trotskiste ou stalinien, repose sur la conquête du pouvoir plutôt que sur un projet qui se construit sans hiérarchies ni leaders.
La social-démocratie tente de gérer humainement le capitalisme, avant de se laisser emporter par le néolibéralisme. La vieille social-démocratie, comme Podemos ou la France insoumise, puise dans les modèles latino-américains comme la Bolivie ou le Venezuela. Mais ces modèles reposent sur la figure autoritaire du chef. Ce système s'appuie sur la délégation et l’assistance sociale. L’Etat devient central et impose la bureaucratie, le clientélisme et la corruption. Surtout ces modèles n’ont mis en place aucune modification structurelle, comme des réformes agraires. Aucune socialisation de la propriété n’émerge et les règles du capitalisme perdurent. Ces modèles se conforment même à l’agriculture productiviste, essentiellement pour exporter vers les pays du Nord.
L’anarchisme se distingue de la gauche traditionnelle qui oppose le gentil peuple à la méchante finance. Cornélius Castoriadis observe que la réalité capitaliste traverse le prolétariat et sa mentalité. Contre le purisme idéologique, les libertaires luttent avec les gens ordinaires. John Holloway propose de s’appuyer sur le sentiment de rébellion qui existe dans la vie quotidienne. La démarche libertaire suppose une forme de modestie, contre la fierté identitaire et la certitude d’avoir toujours raison. Un anarchisme très radical en apparence peut se révéler déconnecté des pratiques d’action directe et d’auto-organisation. Le mépris de celui qui est supposé ignorant ou incapable se retrouve également dans les milieux militants.
Le livre de Carlos Taibo présente de manière claire et synthétique la pensée libertaire. Sa volonté de relier la théorie et la pratique en font une très bonne introduction à l’anarchisme. Carlos Taibo refuse l’approche idéologique et identitaire de l’anarchisme. Il insiste sur l’importance des pratiques de lutte. L’action directe et l’auto-organisation restent centrales. Il se distingue d’une certaine tradition française de l’anarchisme qui valorise le folklore et l’entre soi. L’ouverture sur les luttes permet de dépasser les limites de l’anarchisme individualiste.
Néanmoins, Carlos Taibo évoque trop peu la situation actuelle en Espagne et dans les luttes sociales. Les débats avec des courants comme Podemos et les clivages au sein du mouvement du 15-M apparaissent uniquement à travers des détours théoriques. Mais c’est sans doute lié à une volonté de convaincre plutôt que de froisser un public plus large que le milieu anarchiste.
Le livre de Carlos Taibo permet une présentation synthétique, mais pas vraiment un approfondissement théorique. Carlos Taibo fait de nombreuses concessions à l’idéologie postmoderne très à la mode dans les milieux universitaires. Néanmoins, des enjeux plus saillants sont éludés. L’analyse de classe semble peu approfondie. Certes, les mutations du monde du travail se révèlent particulièrement complexes. Mais il semble que Carlos Taibo reprend par facilité des notions comme « le peuple » qui ne sont pas sans ambiguïtés politiques. Le populisme de gauche nécessite, pour le contester, une fine analyse de classe voire même une critique de la petite bourgeoisie intellectuelle.
Carlos Taibo reste également ambivalent à l’égard de l’anarcho-syndicalisme. Il souligne les forces de ce courant, mais aussi quelques limites. La valorisation de travail et du productivisme est bien critiquée. L’idée selon laquelle l’organisation anarcho-syndicaliste doit guider la révolution est également évoquée. Surtout en l’absence d’une organisation aussi puissante que la CNT historique, le rôle d'un syndicat libertaire est à relativiser. Néanmoins, malgré son approche ouverte, Carlos Taibo ne va pas jusqu’à défendre l’autonomie des luttes contre les partis et les syndicats.
Carlos Taibo fait également des concessions à la stratégie alternativiste. Il se réfère souvent à John Holloway, grand théoricien de cette approche. Il reprend le terme de l’autogestion, sans masquer son origine titiste et autoritaire. Comme beaucoup d’anarchistes, Carlos Taibo semble valoriser la stratégie de la diffusion progressive des espaces autogestionnaires. Il se distingue de la perspective de rupture avec le capitalisme à travers une multiplication et une coordination des luttes. Néanmoins, ces espaces autogérés sont traversés par des logiques marchandes, voire autoritaires et patriarcales. Il semble difficile de sortir de la logique du capital. L’idéologie autogestionnaire se confond de plus en plus avec la logique managériale et libérale.
Néanmoins, Carlos Taibo ne prétend pas apporter des solutions toutes faites. Il présente l'originalité du courant anarchiste et de son histoire. Il reste dans une démarche modeste et accessible. Mais il pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Ce qui, en un sens, reste salutaire. C’est uniquement à travers les discussions collectives dans les luttes sociales que peuvent se résoudre les problèmes pour imaginer des perspectives libertaires.
Source : Carlos Taibo, Action directe, autonomie, autogestion. Au-delà des luttes : l’anarchisme, traduit par Sebastian Cortes, Editions CNT-RP, 2018
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Rubrique Sur l’Anarchisme sur le site Non Fides
Rubrique Anarchisme(s) sur le site Archives autonomies