Les intellectuels et la politique
Publié le 21 Mai 2016
De nombreux livres évoquent l’histoire des intellectuels en France. La ville de Paris apparaît comme la capitale du petit milieu intellectuel, avec ses débats passionnés et son fourmillement d’idées. L’historien Shlomo Sand propose une réflexion subjective dans La fin de l’intellectuel français ?
Dans sa jeunesse, l'historien israélien se passionne pour la vie intellectuelle parisienne. Il s’identifie à des grandes figures. Mais il se détache progressivement de sa vénération pour Albert Camus. Bien que proche du syndicalisme révolutionnaire, il ne critique pas le colonialisme de la France en Algérie. Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir collaborent avec le régime de Vichy avant de soutenir l’URSS et le stalinisme.
Shlomo Sand se réfère aujourd’hui à Simone Weil, André Breton et Daniel Guérin. Trois intellectuels qui n’ont pas sombré dans le colonialisme ou dans le stalinisme, trois figures communistes et libertaires.
En France, la vie intellectuelle se concentre à Paris. La capitale abrite tous les journaux, les revues, les maisons d’édition et la création culturelle. Les intellectuels vivent alors dans une bulle, se plaisent à écrire sur eux-mêmes et défendent leur identité.
En 1898, l’Affaire Dreyfus marque l’acte de naissance des intellectuels en France. Un officier est accusé de trahison en raison de ses origines juives. Emile Zola et tout un ensemble d’intellectuels multiplient les tribunes et les pétitions pour prendre la cause du militaire. Les intellectuels se seraient alors mobilisés au nom de la justice, de la morale et de la vérité universelle.
L’historien Christophe Charle propose une analyse plus pertinente. Il observe que les écrivains établis restent antidreyfusards. Ceux qui prennent la défense de l’officier juif appartiennent, au contraire, à une avant-garde littéraire encore marginalisée. Christophe Charle « démontre ainsi que les prises de position politique et idéologiques des acteurs militants sont conditionnés par leur positionnement dans le champ littéraire ou artistique », décrit Shlomo Sand.
Loin d’un pur combat idéologique ou éthique, la joute intellectuelle reflète une lutte pour le pouvoir symbolique et le prestige. Même si les origines sociales et les idéologies jouent également un rôle dans les prises de position politiques.
Durant l’entre-deux-guerres, le rôle et le statut des intellectuels modernes devient un enjeu. Julien Benda, dans La trahison des clercs, dénonce la politisation des intellectuels. Il défend un nationalisme républicain modéré et fustige toute forme de prise de position audacieuse.
Paul Nizan, militant communiste, attaque Les chiens de garde. Il se moque des intellectuels qui se préoccupent de problématiques abstraites et universelles pour mieux éluder les conditions d’existence du prolétariat. Il dénonce des intellectuels inféodés à l’Etat et qui défendent la domination de la classe bourgeoise. Le marxiste n’hésite pas à trahir sa classe pour embrasser la cause des luttes ouvrières.
Durant les années 1950 et 1960, Jean-Paul Sartre incarne la figure de l’intellectuel engagé. C’est alors le marxisme et le communisme qui prédominent. Seul Raymond Aron dénonce L’opium des intellectuels. Il observe que la révolution russe est mené par les intellectuels et à leur profit. Il dénonce l’imposture de la défense du prolétariat par des intellectuels qui veulent en réalité conforter leur propre pouvoir. Mais Aron se range du côté de l’intellectuel conservateur, conseiller des puissants.
Pierre Bourdieu estime que les intellectuels font partie de la fraction dominée de la classe dominante. Le sociologue démasque le pouvoir symbolique attribué aux sociologues. Mais, à partir des années 1980, dans un contexte de dépolitisation des intellectuels, Pierre Bourdieu défend l’autonomie des universitaires contre les journalistes.
Les intellectuels marxistes sont emmenés à s’interroger sur leur propre rôle et sur leur rapport à la classe ouvrière. Karl Kautsky dénonce l’intelligentsia politique qui se trouve en dehors du mouvement socialiste.
En France, Georges Sorel estime également que l’intellectuel doit se lier au mouvement ouvrier. Il critique la « classe pensante ». Il estime que « les intellectuels ont des intérêts professionnels étroits, et non de larges intérêts de classe, et leurs revendications viennent le plus souvent en opposition à l’intérêt général de la classe ouvrière », résume Shlomo Sand. Surtout, Georges Sorel observe que les intellectuels, réformistes ou révolutionnaires, veulent conquérir le pouvoir politique et participer à la gestion de l’appareil d’Etat.
Antonio Gramsci replace les intellectuels au centre du parti de la classe ouvrière. Il estime que les classes sociales ne s’appuient pas uniquement sur le pouvoir économique ou la force, mais aussi sur une dimension intellectuelle. « Pour stabiliser son pouvoir sur le long terme, tout groupe dominant a eu besoin d’un dispositif de normes culturelles et juridiques à faire partager par l’ensemble de la société : seul un tel dispositif rend possibles la création et la pérennisation des rapports de production dominants », décrit Shlomo Sand.
Le parti et les intellectuels organiques doivent créer une nouvelle culture pour les travailleurs. Cette démarche rejoint l’idée d’une élite qui doit diriger et guider le peuple. « Cette analyse, qui vient justifier la primauté du parti sur le syndicat, et la supériorité de l’organisation sur la spontanéité des masses, est, en même temps, destinée à légitimer l’hégémonie de l’intellectuel communiste dans la hiérarchie du parti », observe Shlomo Sand.
Les intellectuels critiques semblent disparaitre. La société devient moins idéologique et conflictuelle. Les experts et les spécialistes remplacent alors les penseurs engagés. Noam Chomsky estime que les intellectuels ont été intégrés à l’appareil d’Etat. « Autrement dit, les établissements d’enseignement, les laboratoires de recherches et les institutions culturelles subventionnées ayant connus un rythme de croissance impressionnant, un intérêt de classe corporatiste a incité un vaste fragment de l’intelligentsia à s’intégrer confortablement dans l’ordre existant et, par la même, à souscrire au consensus dominant », analyse Shlomo Sand.
L’Etat providence, à partir de la fin de deuxième guerre mondiale, se montre particulièrement généreux à l’égard de la petite bourgeoisie intellectuelle. Après la contestation des années 1968, les universitaires retrouvent les avantages du confort bourgeois et de la reconnaissance institutionnelle.
Michel Foucault remet en cause la figure de l’intellectuel universel qui propose un point de vue global sur le monde. L’intellectuel spécifique, au contraire, se spécialise sur un sujet précis. C’est un universitaire qui s’exprime sur une question précise qui correspond à ses travaux de recherche. Cette figure débouche vers la dérive de la dépolitisation par l’expertise et la bouillie libérale.
Durant les années 1980, la Fondation Saint-Simon de Pierre Rosanvallon fustige les utopies révolutionnaires pour mieux refourguer la camelote libérale. Des universitaires côtoient des patrons et des journalistes pour imposer une politique libérale au service de la classe dominante. Les intellectuels ne valorisent plus l’indépendance à l’égard du pouvoir et du patronat et aiment se vivre comme des conseillers du prince.
L’industrie culturelle et le divertissement se développent. C’est la télévision qui impose désormais l’agenda intellectuel et les sujets de débats. Bernard Pivot et son émission littéraire contribuent à la normalisation du paysage intellectuel et aux nouvelles modes. C’est désormais le conformisme qui règne au détriment de la pensée critique.
L’historien se penche également sur le contexte intellectuel actuel. Les attentats de 2015 et l’Union sacrée qui a suivie rappellent des évènements historiques. Surtout, la fragilité de la société française et le racisme anti-musulman semblent alimentés par les intellectuels. Michel Houellebecq, dans son dernier roman, décrit un président français musulman qui impose une islamisation progressive de la société. L’écrivain ne cesse de multiplier les propos racistes.
L’évolution de Charlie Hebdo reflète également le climat intellectuel. Dans les années 1968, c’est un journal libertaire et provocateur. Une nouvelle version apparaît en 1992. Philippe Val dirige ce journal qui reste longtemps proche de la gauche. Mais, une évolution se produit. Les musulmans sont attaqués de manière banale, au-delà de la critique de la religion. C’est toute une partie de la population qui est prise pour cible avec des dessins qui rappellent les caricatures antisémites. Selon Emmanuel Todd, ce racisme respectable impose un nouveau conformisme dans la petite bourgeoisie intellectuelle.
Le livre de Shlomo Sand présente bien les enjeux historiques et politiques du débat sur les intellectuels. Il retrace les grandes figures et les remet dans leur contexte historique. L’universitaire maîtrise parfaitement son sujet et restitue bien l’histoire des idées politiques. Il montre notamment la dérive de la spécialisation et du conformisme intellectuel. En revanche, Shlomo Sand reste attaché à la figure de l’intellectuel universel et engagé. Il cherche davantage à renouveler cette posture, plutôt qu’à la dépasser.
« Les intellectuels du futur agiront-ils en compagnons de route des nouveaux mouvements sociaux désireux de changer la réalité existante ? Pourront-ils, sur un blog indépendant ou dans le cadre de forums populaires autonomes, façonner une autorité charismatique qui puisse élaborer des visions éclairées du monde ? », s’interroge Shlomo Sand. Les réseaux sociaux et les nouveaux médias congédient la revue poussiéreuse et l’académisme universitaire. Cependant, c’est aussi la figure de l’intellectuel éclairé qui semble dépassée.
Les penseurs critiques ne doivent plus se prévaloir d’une autorité morale. Leur rapport aux luttes sociales doit évoluer. Voir un Frédéric Lordon arranguer la foule de Nuit Debout devient ridicule. Le directeur de recherche au CNRS reste déconnecté du quotidien des chômeurs, des précaires et de la majorité des salariés. La posture de surplomb et de tribun ne permet pas la diffusion d’une pensée critique et d’un nouvel imaginaire contestataire.
Les théoriciens peuvent évidemment intervenir dans les luttes, mais pas en compagnon de route ou en figure charismatique. Ils doivent développer un rapport égalitaire avec les personnes en lutte. Mieux, ce sont les prolétaires qui doivent se saisir de la pensée critique pour inventer de nouvelles perspectives émancipatrices. Le rapport de passivité et de consommation à l’égard des discours intellectuels doit cesser. Les exploités doivent interrompre, contredire et critiquer les discours des mandarins de gauche.
Ce sont les rencontres, les discussions et les débats dans le cadre des luttes sociales qui permettent de se construire une réflexion personnelle et collective. Les exploités doivent éclairer eux-mêmes leur propre chemin. La spontanéité et la créativité permettent d’inventer un nouvel imaginaire émancipateur.
Source : Shlomo Sand, La fin de l’intellectuel français ? De Zola à Houellebecq, traduit par Michel Bilis, La Découverte, 2016
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Vidéo : Square Idée, La fin de l'intellectuel français ?, émission diffusée sur Arte le 29 mai 2016
Vidéo : Shlomo et ses trois intellos, émission Là-bas si j'y suis publiée le 21 avril 2016
Radio : Rencontre avec l’historien Shlomo Sand, émission Là-bas si j'y suis publiée le 22 avril 2016
Radio : émissions avec Shlomo Sand diffusées sur France Culture
Juliette Cerf, compte-rendu publié dans le magazine Télérama n°3455 du 29 mars 2016
Pascal Boniface, « La fin de l’intellectuel français ? » - 3 questions à Shlomo Sand, publié sur Mediapart le 3 mai 2016
Gérard Moatti, Requiem pour nos « intellos », publié dans Les Echos le 18 mars 2016
Elodie Maurot, L'intellectuel à la « française » existe-t-il encore ?, publié dans le journal La Croix le 27 novembre 2011
Eric Conan, La fin des intellectuels français, publié dans le magazine L'Express le 31 novembre 2000