Populismes de gauche et démocratie
Publié le 28 Avril 2018
La critique de la démocratie, au nom d’un peuple souverain, se développe. La dénonciation de la démocratie peut se faire au nom de davantage d’égalité et contre les politiques professionnels. Mais cette critique peut également déboucher vers un régime plus autoritaire. Mais ces deux courants remettent en cause les « élites » et la « caste ». L’antidémocratie consiste à refuser la prise de décision politique par les citoyens ordinaires.
Le terme de populisme recouvre des prises de position très diverses qui vont du racisme à la remise en cause du libéralisme économique. Ensuite, le populisme considère le « peuple » comme une masse irrationnelle à encadrer, et non comme une force capable de s’auto-organiser. Albert Ogien et Sandra Laugier proposent leurs réflexions sur ces nouveaux discours dans le livre Antidémocratie.
Le populisme renvoie à des discours souvent opposés. Les experts du populisme, comme Dominique Reynié, estiment que ce phénomène s’appuie sur une population irrationnelle. « D’où leur constat : l’attraction pour le populisme procède de la manipulation d’esprits fragiles et de l’exacerbation des passions », observent Albert Ogien et Sandra Laugier.
En revanche, le populaire semble revalorisé, comme le montre l’intégration des cultures populaires. Stanley Cavell estime que le cinéma, et aujourd’hui les séries télévisées, participent à nous faire évoluer et à nous métamorphoser. « La philosophie consiste alors à replacer la culture populaire dans son imagination, son langage et sa vie », résument Albert Ogien et Sandra Laugier. Le cinéma participe à notre vie quotidienne et s’intègre à notre expérience ordinaire. Les séries permettent également de développer un esprit critique et de faire confiance en son propre jugement moral, sans passer par des abstractions théoriques.
Les militants de l’antidémocratie justifient la confiscation du pouvoir entre les mains d’une minorité. Le peuple est jugé trop irrationnel, sexiste et homophobe pour lui confier des décisions. Surtout, les grands enjeux politiques supposent un avis éclairé qui reste l’apanage d’une élite. Mais des nouveaux mouvements sociaux développent un nouveau rapport à la politique. Des pratiques d’auto-organisation se diffusent. Ces luttes traduisent « accroissement de l’autonomie de jugement des individus et l’envie de voir leur voix ne plus être confisquée par un milieu professionnel (représentants, gouvernants, journalistes, experts et analystes) qui la trahit », observent Albert Ogien et Sandra Laugier. Le mouvement Nuit debout a permis des rencontres et des discussions collectives.
Chantal Mouffe et Ernesto Laclau proposent un populisme de gauche. Ils considèrent la politique comme le lieu d’affrontement de deux camps opposés qui aspirent à exercer leur domination à travers l’imposition de leur hégémonie sur la société. Un véritable débat démocratique est alors censé permettre accession de la gauche populiste au pouvoir. Chantal Mouffe ne cesse de fustiger la pensée unique qui empêche tout véritable débat. Mais, en l’absence d’un véritable projet politique, le populisme de gauche se contente d’attiser les colères. Cette démarche considère alors le peuple comme une masse irrationnelle et facile à manipuler.
Au contraire, les luttes sociales permettent d’élaborer de véritables réflexions collectives. Les nouveaux mouvements sociaux révèlent les capacités à s’organiser de manière autonome et sans hiérarchie. Le populisme de gauche s’appuie au contraire sur des leaders et nient les capacités d’auto-organisation.
Les nouveaux partis politiques tentent de repenser la question de la transformation sociale. « Cette question ne se pose plus dans le terme des anciennes querelles idéologiques au sujet de la meilleure méthode pour faire aboutir la "révolution" : "conseillisme", avant-garde organisée ou parti centralisé », affirment Albert Ogien et Sandra Laugier. Les évolutions sociales, économiques et politiques rendent ces grands débats stratégiques marginalisés dans les mouvements protestataires actuels. Le développement du capitalisme financier favorise la domination des banques et des multinationales. Une oligarchie règne sans partage. Les Etats renoncent à intervenir pour réguler l’économie.
Les partis politiques tentent de relayer les mouvements sociaux. Roberto Michels observe une loi de l’oligarchie qui se traduit par une séparation entre les dirigeants et les dirigés au sein de toutes les organisations. Les partis reposent sur un modèle centralisé et hiérarchisé. Ils se conforment à l’organisation de l’Etat auquel ils tentent de s’opposer. Mais les nouveaux partis se veulent attentifs à la participation de leurs militants à la prise de décision.
Les mouvements sociaux permettent la création de nouveaux partis ou la revitalisation des vieux appareils. En Espagne, Podemos est créé dans le sillage du mouvement du 15-M. Ce parti remplace le clivage gauche / droite avec l’opposition entre la « caste » et le peuple. En Grèce, Syriza apparaît comme une coalition électorale de groupuscules d’extrême gauche qui existe depuis 2004. Mais, avec un important mouvement social, Syriza devient un parti qui accède au pouvoir.
Mais ces partis mouvementistes sont retournés dans les travers des magouilles politiciennes. « Ce à quoi il faut porter attention pour l’instant, c’est l’inventivité mise en œuvre pour résoudre une question : comment rendre compatible un fonctionnement pleinement horizontal dans l’action politique quotidienne et une activité de gouvernement solide et durable ? », s’interrogent Albert Ogien et Sandra Laugier. Surtout que les élections reposent sur la délégation de pouvoir.
Le livre d’Albert Ogien et Sandra Laugier propose une critique salutaire du populisme, dans toutes ses variantes. Il souligne bien les dérives autoritaires qui découlent de la critique de la démocratie. Les auteurs soulignent également les limites des stratégies du populisme de gauche. Ils insistent bien sur la vitalité des mouvements sociaux qui inventent des formes d’organisation horizontales.
En revanche, Albert Ogien et Sandra Laugier évacuent très rapidement certains débats. Si ces universitaires refusent d’utiliser le terme « populiste » pour son ambivalence, la notion de « démocratie » ne les dérange pas. Ce terme reste pourtant particulièrement flou. Pendant les conflits sociaux, la démocratie résonne même comme un rappel à l’ordre. Même si Albert Ogien et Sandra Laugier plaident pour une démocratie réelle qui ne se limite pas à sa dimension représentative, ce terme reste confus.
Surtout, Albert Ogien et Sandra Laugier restent attachés au cadre de l’Etat de droit qui charrie toutes les illusions citoyennistes. Les auteurs ne remettent pas en cause les fondements de la démocratie qui repose sur une séparation entre les gouvernants et les gouvernés. Ils se contentent de proposer de donner davantage de pouvoir aux gouvernés. Mais c’est cette hiérarchie et cette séparation entre les individus qui est à supprimer. Seules les luttes sociales permettent aux gouvernés d’obtenir plus de libertés. Mais ces luttes doivent aussi s’inscrire dans la perspective d’une société sans classe et sans Etat pour supprimer toutes les formes de hiérarchie.
Ensuite, la critique du populisme de gauche insiste bien sur les dérives autoritaires de cette démarche. Néanmoins, cette critique de Laclau et Mouffe comprend quelques angles morts. Ces théoriciens qui inspirent la France insoumise occultent également des enjeux décisifs. Leur définition du peuple est clairement interclassiste. L’oligarchie s’oppose au peuple. En revanche, il n’existe aucune analyse de classe de la société. Les cadres et leurs subordonnés appartiennent au même peuple. Pire, ce sont les intellectuels qui doivent guider ce peuple.
Il semble important d’affirmer que ce sont les classes populaires elles-mêmes qui doivent conduire un processus d’émancipation. La classe des intellectuels et de l’encadrement qui prétend diriger le « peuple » doit être congédiée. Mais Albert Ogien et Sandra Laugier semblent partager cette vision du monde populiste qui occulte les antagonismes de classe. Ils tendent même à valoriser les nouveaux mouvements sociaux plutôt que le vieux mouvement ouvrier rangé du côté des vieilleries staliniennes. Il existe pourtant une belle tradition de l’autonomie ouvrière, des grèves sauvages, de l’auto-organisation du prolétariat et des conseils ouvriers.
Le populisme de gauche de Laclau et Mouffe refuse également le débat stratégique. La gauche doit se contenter de conquérir des positions institutionnelles. Albert Ogien et Sandra Laugier semblent partager cette idée. Ils évacuent ouvertement les grands débats stratégiques au prétexte du capitalisme financier. Cette analyse d’une économie qui serait devenue uniquement financière et non productive est fausse. Surtout, elle ne justifie en rien l’alignement sur le réformisme. Au contraire, il reste important d’affirmer la perspective d’une rupture révolutionnaire avec l’Etat et le capitalisme.
Les députés de la France insoumise ne servent à rien, à part jouer les pitres dans les médias. Ils ne permettent aucune amélioration concrète dans la vie quotidienne des classes populaires. Syriza ou Podemos ont échoué à impulser le moindre changement depuis le gouvernement et les institutions. L’Etat et le gouvernement reproduisent les vieilles hiérarchies. Au contraire, ce sont les structures de base qui doivent prendre des décisions et se coordonner. Il faut s’appuyer sur l’auto-organisation des luttes sociales pour liquider le monde marchand et pour inventer une société nouvelle.
Source : Albert Ogien et Sandra Laugier, Antidémocratie, La Découverte, 2017