La théorie critique d’Herbert Marcuse

Publié le 16 Février 2023

La théorie critique d’Herbert Marcuse
Marcuse s'impose comme une référence incontournable de la Théorie critique. Il propose une analyse critique du conformisme qui règne dans la civilisation marchande. Si ce philosophe marxiste a sombré dans l'oubli, il incarne la révolte et les désirs de la jeunesse contestataire des années 1968. 

 

 

Le philosophe Herbert Marcuse est devenu l’idôle incontournable de la jeunesse contestataire des années 1968. Il dresse un regard critique implacable sur le monde marchand et son avenir. Il décrit la dérive autoritaire des sociétés libérales. Il analyse les nouvelles formes de domination et de répression. Il observe que la société de consommation ne répond pas à ses promesses de bonheur. Il encourage la révolte de la jeunesse contre le conformisme bourgeois et la répression sexuelle. Mais il critique également le marxisme orthodoxe et la bureaucratie de l’URSS comme fausse alternative.

Marcuse semble rejoindre les positions de la Théorie critique de l’École de Francfort définies par Max Horkheimer dans les années 1930. Mais il se solidarise aussi des luttes des étudiants radicaux des années 1960. Il critique Adorno qui n’hésite pas à appeler la police pour expulser l’occupation de l’Institut de Recherches Sociales de Francfort. Rudi Dutschke, figure de la contestation étudiante, contribue à populariser la théorie de Marcuse, notamment le « Grand Refus ». La jeunesse révoltée se réclame également de l’esprit utopique, de l’imagination créative et de l’idéal d’une société non-répressive. Marcuse se rapproche des positions du marxiste dissident Ernst Bloch. Mais il ne partage pas son espérance messianique et son optimisme révolutionnaire. Marcuse semble davantage influencé par le « pessimisme civilisationnel » du psychanalyste Sigmund Freud.

Marcuse né en 1898 dans une famille juive-allemande et bourgeoise de Berlin. Il s’engage dans le mouvement social-démocrate. Mais il s’oppose à la répression de la révolte spartakiste par le SPD en 1918. Il quitte le parti social-démocrate sans pourtant adhérer au mouvement communiste. Le jeune philosophe s’installe à Francfort pour rejoindre l’Institut de Recherches Sociales. Dans la période 1929-1933, il reste influencé par Max Horkheimer et se tourne vers le freudo-marxisme. Le philosophe Arno Münster présente ce parcours intellectuel et politique dans le livre Herbert Marcuse et le « Grand Refus ».

 

                               

 

Critique de la civilisation marchande

 

Dans Raison et révolution, Marcuse relie son étude sur la pensée de Hegel avec l’analyse d’Adorno sur la dialectique de la négativité. Pour Hegel, la raison apparaît comme « l’instrument qui a créé le monde dans lequel nous vivons ; elle a aussi été l’instrument qui a permis l’injustice, le travail forcé et la souffrance », estime Marcuse. La Révolution française, qui valorise la raison, reste traversée par une contradiction. L’histoire de la lutte incessante pour la liberté et l’épanouissement humain débouche vers un monde de servitude et d’inégalités. Néanmoins, Hegel défend la nécessité d’un État autoritaire.

Marcuse critique le positivisme sociologique. Auguste Comte réduit l’histoire à une longue route vers le progrès. Saint-Simon insiste sur le développement de l’industrie pour permettre l’avènement du socialisme. Edouard Bernstein propose une lecture révisionniste du marxisme qui estime que la succession de réformes peut déboucher vers le socialisme. Contre cette idéologie du progrès inévitable, Rosa Luxemburg insiste sur l’importance de l’action humaine et de la conscience révolutionnaire. « Ce n’est qu’au cours de longues luttes opiniâtres, que le prolétariat acquerra le degré de maturité politique lui permettant d’obtenir la victoire définitive de la révolution », souligne Rosa Luxemburg.

 

L’Homme unidimensionnel est publié en 1964. Marcuse attaque la société américaine, avec son anti-communisme et son conformisme qui étouffe toute opposition au système. La domination passe par de nouvelles formes de contrôle. La consommation de masse, avec la publicité et les médias, impose de nouvelles formes de conditionnement. Les « vrais besoins » sont noyés sous un afflux de « faux besoins ». Le manque de liberté s’inscrit désormais dans un cadre démocratique. « Le fait de pouvoir librement élire librement des maîtres ne supprime ni les maîtres ni les esclaves », souligne Marcuse. La liberté se réduit à choisir entre différentes marchandises. Le relatif confort s’accompagne d’une vie de contrôle, de labeur et d’angoisse. « Et si l’individu renouvelle des besoins qui lui sont imposés, cela ne veut pas dire qu’il soit autonome, cela prouve seulement que les contrôles sont efficaces », ironise Marcuse.

Ensuite, des discours réactionnaires imposent une idéologie dominante qui marginalise, neutralise et absorbe toute forme de contestation. Néanmoins, ce « totalitarisme » du « monde administré » ne peut pas être comparé au totalitarisme de l’URSS, de Cuba et de la Chine. Dans ces régimes, les opposants ne sont pas seulement marginalisés, mais torturés et emprisonnés. Même si la guerre du Vietnam montre que les démocraties peuvent adopter des pratiques barbares dans leur politique extérieure. Les individus doivent sortir de l’endoctrinement pour développer une conscience révolutionnaire. Marcuse propose une réorganisation de la société qui repose sur l’auto-détermination. Ce qui se rapproche des courants du socialisme autogestionnaire et du contrôle ouvrier. Marcuse soutient le mouvement étudiant et la révolte anti-autoritaire de l’Allemange des années 1968.

 

 

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Freudo-marxisme

 

Marcuse relie marxisme et psychanalyse pour exprimer une critique radicale de la société industrielle et de son idéologie qui prétend défendre le bonheur et la liberté. Eros et civilisation propose une critique du travail mais aussi des loisirs qui prétendent apporter la distraction et la détente. Cette désublimation répressive fournit « un soulagement des corps qui échappe temporairement aux dépravations du labeur », analyse Marcuse.

Freud évoque une répression des pulsions depuis la prime enfance. La famille impose un principe de réalité avec sévérité. Le comportement de l’adulte semble reproduire cette expérience infantile. La personnalité névrotique intériorise la culpabilité et le besoin inconscient de punition. Cet ordre patriarcal est remplacé par les tabous et les prescriptions morales. La culpabilité vise à limiter la satisfaction des individus.La répression de l’Eros et du plaisir débouche vers des pulsions destructrices. La pulsion de mort l’emporte sur la pulsion de vie. La civilisation marchande comporte une forte tendance à l’auto-destruction.

Dans son livre Malaise dans la civilisation, Freud constate que l’activité professionnelle n’apporte de la satisfaction que si elle a été librement choisie. Marcuse rejoint Karl Marx lorsqu’il décrit le travail comme aliéné, pénible et douloureux. Pour l’immense majorité de la population, le travail ne parvient pas à satisfaire les besoins et les inclinations individuelles. Cette activité reste imposée. Marcuse critique également la rationalité technologique qui pousse au rendement productif. Mais ce développement de l’aliénation enlève au travail sa dimension libidinale et permet les conditions de son abolition.

 

Les institutions permettent le dressage, la discipline et la répression autoritaire. Ce qui permet de renforcer et de stabiliser la domination. Marcuse s’appuie sur Freud qui considère que la répression des instincts fonde le principe de réalité dans la civilisation. Cependant, contrairement à Freud, Marcuse ne cherche pas à justifier cette domination mais propose au contraire un discours de libération. Il défend une culture non répressive qui concilie le principe de réalité et le principe de plaisir. Mais seules des résistances collectives peuvent permettre l’émergence de cette société nouvelle.

Néanmoins, dans L’Homme unidimentionnel, Marcuse estime que la classe ouvrière est devenue trop intégrée à la civilisation marchande et à la société de consommation. En revanche, cette révolte peut venir des marginaux, des chômeurs, des exclus, des discriminés et de diverses couches sociales fragmentées. Dans Vers la libération, Marcuse plaide pour une contestation permanente afin de renouveler les besoins et les satisfactions humaines contre les règles du jeu répressif. Marcuse s’appuie sur la contestation anti-autoritaire des étudiants, sur les luttes des femmes et sur le mouvement écologiste. Ces nouvelles formes de contestation expriment une révolte contre l’aliénation et le système dominant.

 

    Le philosophe et sociologue américain Herbert Marcuse donnant un cours à l'université de Vincennes en avril 197, France.

 

 

Libération érotique

 

La révolte anti-autoritaire de Mai 68 exprime le désir collectif d’une société non-répressive. Marcuse développe également une critique du travail. L’École de Francfort fustige le néo-freudisme, incarné par Erich Fromm, qui exprime une « moralité du travail ». Freud estime que l’Eros peut être sublimé par le travail. Marcuse estime que c’est surtout la créativité et le travail artistique qui permettent une sublimation de l’Eros. Ce travail, non réductible au travail-labeur, « offre une satisfaction libidineuse très forte et dont l’exécution procure du plaisir », observe Marcuse. Il s’appuie également sur les analyses de Karl Marx  qui critique le travail comme un système d’exploitation et d’aliénation. Mais Marcuse ne partage pas la perspective d’une révolte collective de la classe ouvrière, contrairement à Marx.

Eros et Civilisation et L’Homme unidimensionnel s’inscrivent dans le pessimisme culturel de l’École de Francfort. Les individus ont intériorisé la domination. Ils sont devenus impuissants face à la machine économique, sociale et administrative du capitalisme avancé. L’augmentation des salaires, la domestication des syndicats et le contrôle bureaucratique sophistiqué ont permis d’assurer la loyauté des masses ouvrières en échange d’une amélioration des conditions de vie. La révolution prolétarienne n’est donc plus possible.

Ensuite, la libération sexuelle reste canalisée par le capitalisme. L’industrie culturelle permet une confusion entre principe de plaisir et principe de réalité. Les loisirs introduisent une logique marchande dans ce qui devrait uniquement relever du plaisir. La libération des mœurs débouche également vers un nouveau conformisme qui soumet les individus à la logique capitaliste. « Dans leurs relations érotiques, ils suivent la publicité qui vend le charme, la romance, les vedettes », décrit le philosophe.

 

Marcuse propose une libération des instincts et de la libido, mais dans le cadre d’une société non-répressive débarrassée des logiques de rendement et de productivité. Un processus doit permettre la transformation de la sexualité en Eros. Ainsi, « l’organisme tout entier deviendrait le fondement de la sexualité », propose Marcuse. Le travail doit également être réorganisé en vue de la satisfaction des besoins individuels. Le modèle hiérarchique, autoritaire et aliénant du capitalisme doit disparaître. Marcuse s’appuie sur l’utopie de Fourier pour proposer des coopérations agréables fondées sur l’attraction passionnée pour établir un ordre harmonieux. Néanmoins, Marcuse critique l’utopie de Fourier qui s’apparente à une administration géante.

Vers la libération est publié en 1969, dans le contexte du bouillonnement des années 1968. Marcuse insiste sur l’imagination et l’esthétique pour inventer une nouvelle société émancipatrice. Il insiste sur l’importance des marges, comme la jeunesse ou la population des ghettos noirs. Cette « nouvelle force de rébellion » peut déclencher des « soulèvements étendus et contagieux ». Ces nouvelles luttes n’incarnent pas le désir de la classe ouvrière de prendre le pouvoir, mais plutôt une protestation globale contre le système marchand. Le Grand Refus ne repose pas sur la défense d’intérêts de classe mais sur une révolte instinctive et morale contre la structure du pouvoir dans son ensemble.

 

 

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Analyse critique de la société capitaliste

 

Arno Münster propose un livre qui permet une présentation courte et percutante des textes de Marcuse. Il explore ses grandes thématiques comme le conformisme de la société marchande, la critique du travail et la libération des désirs. Arno Münster montre bien la filiation intellectuelle de Marcuse. Il s’appuie sur les écrits de Freud, sans reprendre ses présupposés réactionnaires. Même si le philosophe reprend le regard pessimiste du fondateur de la psychanalyse.

Marcuse s’inscrit surtout dans la filiation de Marx, renouvelée par la Théorie critique de l’École de Francfort. Les analyses de Marcuse permettent de comprendre les évolutions de la société marchande et ses nouvelles formes de conformismes qui expliquent l’acceptation de l’ordre établi. Néanmoins, la réflexion de Marcuse semble beaucoup moins approfondie sur les perspectives de libération. Il se contente d’une posture incantatoire, sans proposer de pistes d’action politique.

Arno Münster revient à la fin de son livre sur la critique la plus pertinente des thèses de Marcuse. L’homme unidimensionnel devient une référence pour la jeunesse contestataire. Même si les sociaux-démocrates et les syndicats fustigent « l’utopisme » du philosophe. L’intégration de la classe ouvrière dans le capitalisme reste une thèse controversée. Surtout Marcuse doit reconnaître la pertinence des critiques adressées par Paul Mattick dans son texte « Herbert Marcuse et les limites de l’intégration ». Cet ami, proche du communisme des conseils, estime que cette thèse de l’intégration reflète davantage le « désespoir subjectif » de Marcuse plutôt que sa connaissance objective des rapports sociaux. L’intervention de l’État et la politique keynésienne des années 1960 apparaît comme une solution conjoncturelle mais ne change rien à la crise profonde du capitalisme.

 

Paul Mattick estime que Marcuse surestime les possibilités économiques mais aussi techniques du système capitaliste. Paul Mattick souligne que les crises économiques à venir peuvent déboucher vers un renouveau de la lutte des classes. L’homme unidimensionnel apparaît comme une bonne analyse de la société des années 1960 mais occulte la possibilité de crises économiques et de révoltes à venir. Néanmoins, Marcuse identifie les tendances idéologiques dominantes. Son négativisme peut se transformer en critique sociale efficace. Ensuite, Paul Mattick estime que Marcuse insiste trop sur la dimension technologique du capitalisme. Au contraire, ce sont les rapports d’exploitation qui restent le fondement de l’économie marchande.

Les perspectives de libération proposées par Marcuse ne semblent pas à la hauteur des enjeux. Son appel incantatoire à la libération des désirs ne s’appuie sur aucune base sociale. Cet utopisme ne repose sur aucune force matérielle. Certes, Marcuse insiste sur les marges de la société comme les jeunes, les femmes et les minorités. Il insiste également sur les nouveaux mouvements sociaux comme l’écologie. Ce qui le conduit à délaisser la lutte des classes. Le philosophe reste incontournable pour analyser l’aliénation. En revanche, il n’évoque pas le rapport d’exploitation.

Marcuse propose surtout une critique théorique qui ne s’appuie pas sur l’observation du monde du travail avec ses hiérarchies et ses rapports de subordination. Les luttes des années 1968 ne se réduisent pas au mouvement hippie et au folklore étudiant. Ce moment permet également l’émergence de luttes anti-travail qui explosent dans les usines et les entreprises. La critique de l’aliénation marchande doit également s’appuyer sur les conflits de classe et les révoltes sociales pour ouvrir des perspectives de libération concrète.

 

Source : Arno Münster, Herbert Marcuse et le « Grand Refus ». Vers une société non répressive ?, L’Harmattan, 2022

 

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Pour aller plus loin :

Vidéo : Frédéric Neyrat, Eros récidive, Colloque Mai 68 en quarantaine diffusé le 23 mai 2008

Vidéo : Qu'est-ce que la théorie critique ? (L'Ecole de Francfort) - Politikon #12, diffusé le 15 novembre 2017

Radio : Herbert Marcuse (1898-1979) : Une philosophie de l'espoir pour les sans espoir, émission diffusée sur France Culture le 7 mai 1998

Radio : Épisode 1/4 : La théorie critique, une nouvelle philosophie ?, émission diffusée sur France Culture le 18 novembre 2019


Jacques Droz, MARCUSE Herbert, publié sur le site du Maitron le 23 juin 2020

1968 : L'Express va plus loin avec Herbert Marcuse, Propos recueillis par Françoise Giroud, Jacques Boetsch et Jean-Louis Ferrier, publié sur le site du magazine L'Express le 24 septembre 2018

Charles Reeve, Marcuse et Mattick, les limites de l’intégration, hier et aujourd’hui, paru dans lundimatin#314, le 22 novembre 2021

Jean-Marc Lachaud , Du « Grand refus » selon Herbert Marcuse, publié dans la revue Actuel Marx n° 45 en 2009

Igor Krtolica, « Herbert Marcuse, penseur de la révolte des étudiants allemands », publié dans la revue en ligne Cahiers du GRM n°3 en 2012

Timothée Duverger, Les enfants de Marcuse, publié dans la revue en ligne La Vie des Idées le 30 mai 2022

 

Notes de lecture Herbert Marcuse - Éros et civilisation, publié sur le site Sortir du capitalisme

Yves Florenne, « L’homme unidimensionnel », de H. Marcuse, publié dans le journal Le Monde diplomatique de juin 1968

Hélène Gérard : Herbert Marcuse, Eros et civilisation, publié sur Le site de Nedjib Sidi Moussa le15 février 2020 (paru dans Socialisme ou Barbarie, n° 36, avril-juin 1964)

Robert Langston : Herbert Marcuse et le marxisme, publié sur Le site de Nedjib Sidi Moussa le 19 août 2022 (paru dans Quatrième Internationale, 27e année, n° 36, mars 1969)

Articles d'Arno Münster publiés sur le portail Persée

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