Cornélius Castoriadis penseur de l’écologie
Publié le 18 Mars 2021
Le discours écologique sature le débat public. Les gouvernements signent des Accords sur le climat en 2015 et lancent des promesses qui n’engagent à rien. Des mouvements sociaux s’emparent de la question écologique de manière un peu plus sérieuse. La destruction des ressources naturelles et le dérèglement climatique exigent une transformation radicale de la société.
Cornélius Castoriadis apparaît comme un des pionniers de l’écologie politique. Il reste davantage connu pour ses écrits dans la revue Socialisme ou Barbarie, ses analyses du capitalisme et des luttes sociales. Néanmoins, il s’est également penché sur la question écologique. Il dialogue notamment avec Jacques Ellul, qui dénonce l’asservissement à la technique. Ses analyses sur l’évolution du capitalisme des années 1960 semblent influencées par Lewis Munford.
Cornélius Castoriadis esquisse des réflexions écologistes qui ont, depuis, été approfondies par d’autres. Néanmoins, il inscrit cette pensée dans une réflexion globale sur le travail, la technique et la rationalité du capitalisme. Ses écrits sur ces questions sont compilés dans le volume Écologie et politique.
Critique de la technique
En 1964, le texte « Catégories technico-économique et histoire » attaque le marxisme qui insiste sur le développement des forces productives. Ce courant reste attaché au progrès technique et au productivisme. Le marxisme reste porté par un modèle déterministe qui vise à remplacer une organisation économique et sociale par une nouvelle. Ce nouveau stade de la civilisation se caractérise par un développement des forces productives. Pourtant, ce modèle productiviste ne se vérifie pas. Il se limite à l’exemple de la révolution bourgeoise qui remplace le monde féodal. Mais il ne permet pas de comprendre le passage de l’Antiquité au féodalisme. Il écarte également les évolutions dans les sociétés en dehors de l’Europe.
Les marxistes ont tendance à considérer la technique comme neutre ou autonome. Pourtant, la recherche technologique reste financée par l’Etat. Elle est planifiée, orientée et dirigée vers les buts imposés par les classes dirigeantes. Ce financement s’oriente davantage vers des technologies rentables plutôt que vers la recherche sur les causes du cancer.
Les marxistes insistent sur les besoins économiques, centrés sur la production et la consommation. Pourtant, cette recherche de progrès technique, d’accumulation et de conservation de richesses ne s’observe pas dans toutes les civilisations. Néanmoins, les marxistes semblent avoir intériorisé cette mentalité capitaliste pour en faire une nature humaine indépendante de son contexte social et historique.
En 1978, l’article « Technique » remet en cause la neutralité de la technique. C’est l’organisation de la société qui façonne la technique et les relations humaines. Dans un monde qui repose sur l’exploitation et l’accumulation de marchandises, le développement technologique ne peut être qu’orienté dans ce sens. Seule une organisation sociale radicalement nouvelle peut rendre neutre la technologie. « Dans l’organisation sociale d’ensemble, fins et moyens, significations et instruments, efficacité et valeur ne sont pas séparables selon les méthodes de conceptualisation classiques », précise Cornélius Castoriadis. Au contraire, les marxistes-léninistes séparent les moyens des fins. Léon Trotsky propose même de reprendre le taylorisme et le travail à la chaîne dans une société socialiste.
La question de la technique touche également le cœur du capitalisme : le conflit social dans la production avec la lutte des classes à l’intérieur des entreprises. La technologie capitaliste vise à éliminer le plus possible les producteurs du processus de production. Pour les patrons, les machines sont plus faciles à gérer que les travailleurs. Un conflit oppose également les salariés à leur direction dans l’organisation du travail. Les ouvriers italiens lancent des grèves contre les cadences et le rythme imposé par les machines.
Critique du développement économique
Les « Réflexions sur le "développement" et la "rationalité" » sont rédigées en 1974. Les pays occidentaux tentent d’imposer leur modèle de croissance économique aux pays pauvres. Mais ce développement se heurte à plusieurs obstacles. L’apport de machines et de technologies n’est pas suffisant. Le développement des pays pauvres exige également une main d’œuvre qualifiée pour faire fonctionner les machines, mais aussi une classe d’entrepreneurs capitalistes. Les pays riches semblent alors vouloir imposer leur modèle de production aux pays pauvres.
La rationalisation et la recherche de maîtrise totale apparaît comme le moteur du développement technologique moderne. « L’humanité occidentale a vécu pendant des siècles sur le postulat implicite qu’il est toujours possible et réalisable d’atteindre plus de puissance », observe Cornélius Castoriadis. Les conséquences indésirables des technologies, comme la pollution, ne sont pas remises en cause.
Le texte « Je ne suis pas conseiller en développement à horreur minimale » provient d’une intervention au cours d’un débat en 1976. Des dictatures dans les pays pauvres se réclament du nationalisme, voire même du socialisme. Pourtant, c’est bien le modèle de développement économique occidental qui est imposé par ces nouvelles bureaucraties au pouvoir. Dans ces pays, « le type d’individus que la société vise à produire, le type de produits fabriqués ou d’outils utilisés, le type d’arrangement spatio-temporel des activités humaines, le type des rapports des hommes les uns avec les autres, quelle que soit la nébuleuse idéologique-imaginaire qui les entoure, sont le type que l’Occident capitaliste a créé depuis cinq ou six siècles », observe Cornélius Castoriadis. Sous couvert d’idéologie socialiste, c’est bien le productivisme et la rationalisation économique qui s’imposent. Aucune autre perspective n’est envisagée pour sortir la population de la misère.
Cornélius Castoriadis refuse de rentrer dans le discours qui vise à proposer une gestion alternative du capitalisme. Certains intellectuels, comme Edgar Morin, adoptent cette posture. Ils proposent alors d’introduire une dose d’autogestion dans le monde marchand. Au contraire, c’est l’ensemble de la société qui doit être transformée. « Mais ces petites doses de ceci ou de cela ne peuvent pas vaincre cette puissance terrible de la totalité de la société, de la société comme institution globale et en l’occurrence comme société bureaucratique », souligne Cornélius Castoriadis. Le modèle autogestionnaire de la Yougoslavie n’empêche pas la contrainte imposée par l’appareil d’Etat et le Parti, mais aussi par les mécanismes économiques et le marché mondial.
Transformation écologique et sociale
« Savoir, technique et pouvoir » reprend les interventions de Cornélius Castoriadis dans un débat avec Daniel Cohn-Bendit en 1980. La maîtrise rationnelle placée au centre de la vie sociale devient l’imaginaire dominant. L’expansion illimitée passe par une augmentation de la production, donc de la science et de la technique. « Finalement la tendance à la réorganisation et à la reconstruction « rationnelles » de toutes les sphères de la vie sociale – la production, l’administration, l’éducation, la culture, etc – transforme toute l’institution de la société et pénètre de plus en plus à l’intérieur de toutes les activités », observe Cornélius Castoriadis.
La société capitaliste repose sur l’exploitation et l’oppression d’une majorité de la population par une classe dominante. Malgré des conflits sociaux, cette société marchande perdure en raison de l’adhésion de la population à l’ordre existant. La soumission à l’autorité explique en partie cette adhésion. Dans la société moderne, l’autorité ne repose plus sur la religion mais sur le savoir et la technique. Montrer l’ignorance et l’incompétence des dirigeants peut contribuer à saper leur autorité. Ensuite, l’adhésion au capitalisme passe par la fabrication sociale des individus en ce qui concerne les besoins. La société capitaliste place au centre de la vie la consommation et les besoins économiques. « Vous n’avez qu’à êtres sages et à travailler, vous gagnerez plus, vous grimperez, vous en achèterez plus, et voilà », ironise Cornélius Castoriadis.
Le mouvement écologiste vise à redonner un sens à la vie face à l’absurdité du capitalisme. Ce mouvement tente également de construire une autonomie par rapport au système technico-productif. Par exemple, le mouvement anti-nucléaire propose de sortir de l’électricité. Les énergies renouvelables supposent alors une réorganisation de l’ensemble de la société. La création de cette société autonome repose sur l’auto-gouvernement, mais elle doit également bouleverser tous les aspects de la vie à travers une dimension culturelle. « Elle implique un autre mode de vie, d’autres besoins, d’autres orientations de la vie humaine », précise Cornélius Castoriadis.
Ecologie et révolution
Les textes de Cornélius Castoriadis permettent d’éclairer la réflexion actuelle sur l’écologie. Il aborde des thèmes centraux. Il refuse de faire de l’écologie une spécialité coupée de l’analyse d’ensemble de la société. Cornélius Castoriadis développe une critique de la technique qui, loin d’être neutre, révèle une logique d’ensemble de la société. Surtout, Cornélius Castoriadis remet en cause toute forme de productivisme, y compris sa variante marxiste. Les régimes comme l’URSS, tout comme le capitalisme, s’appuient sur le développement économique et l’augmentation de la production. C’est ce modèle qui doit être remis en cause.
Cornélius Castoriadis reste particulièrement pertinent lorsqu’il observe les conflits sociaux dans les entreprises. Il observe que les ouvriers remettent en cause ce modèle productiviste de l’usine incarné par le travail à la chaîne et les cadences. Sans exprimer des revendications clairement écologistes, les ouvriers refusent cette logique productiviste qui impose un rythme du travail invivable. Cornélius Castoriadis montre également les limites des usines autogérées qui, soumises à un marché capitaliste, doivent également se soumettre aux impératifs de productivité. Alors que nombre d’anarcho-gauchistes s’illusionnent sur l’autogestion yougoslave, Cornélius Castoriadis observe les limites sérieuses de ce modèle bureaucratique. L’écologie passe donc par une transformation radicale de l’organisation du travail.
Ce regard semble original dans l’époque actuelle des militants écologistes qui méprisent les grèves et les luttes dans les entreprises pour privilégier un discours moraliste ou incantatoire. Pour mener un combat global, il faut avoir une prise sur la réalité. L’écologie ne doit pas se contenter de fustiger la consommation, mais doit aussi attaquer la production et l’organisation du travail. L’écologie repose une réorganisation de l’économie qui insiste sur la satisfaction des besoins plutôt que sur l’accumulation de marchandises.
Cornélius Castoriadis attaque également l’alternativisme, désormais à la mode. L’écologie doit passer par une transformation globale de la société. Les expériences et communautés alternatives sont rapidement dévorées par la logique marchande. Le modèle des ZAD, avec des cabanes dans la boue, sont présentées comme des solutions écologistes. Pourtant, ces îlots alternatifs ne proposent aucune perspective pour l’ensemble de la population. Les cabanes se heurtent à la répression de l’Etat ou à la nécessité de vendre sa production pour survivre. Cornélius Castoriadis analyse la société comme une institution globale de laquelle il semble difficile de s’échapper. En revanche, il est possible de la transformer.
Ecologie et luttes sociales
Cornélius Castoriadis abandonne son marxisme. L’écologie semble devenir une idéologie de substitution. Cornélius Castoriadis propose une bonne critique du marxisme vulgaire. Mais il ne montre pas les nuances d’un courant qui propose également une critique de l’aliénation et de la marchandisation de la vie quotidienne. Surtout, Cornélius Castoriadis abandonne la lutte des classes. Certes, il se prétend toujours révolutionnaire. Mais son militantisme qui s’appuie sur les diverses grèves est remplacé par un profond pessimisme. Il adopte la posture de l’intellectuel en surplomb qui fustige la gestion du capitalisme mais sans ouvrir de nouvelles perspectives. Il dénonce une population réduite à la passivité et à la consommation. Ce vieux Castoriadis est d’ailleurs considéré comme une référence pour la droite intellectuelle. Ses amis Marcel Gauchet et Philippe Raynaud reprennent cette posture de la critique réactionnaire de la modernité, voire de la résignation bougonne face aux évolutions néolibérales.
Cornélius Castoriadis ne se réfère plus à la lutte des classes. Il préfère défendre la démocratie et l’autonomie. Mais ces concepts creux sont associés à celui de l’imaginaire. Cornélius Castoriadis reprend la théorie de la servitude volontaire de La Boétie et insiste sur le changement des mentalités. Pour lui désormais, la révolution, c’est d’abord dans les têtes. C’est une vision idéaliste. Le Cornélius Castoriadis marxiste s’attache au contraire à observer les contraintes sociales, notamment dans le monde du travail à travers des enquêtes ouvrières. La révolution passe par la multiplication des grèves et des conflits sociaux. Il valorise alors l’autonomie des luttes et une réorganisation de la société à partir des comités de lutte auto-organisé. L’auto-institution n’est pas uniquement incantatoire et fantasmatique. Elle s’appuie sur la réalité des luttes sociales.
Si les perspectives révolutionnaires deviennent plus confuses et théoriques, Cornélius Castoriadis conserve sa lucidité critique sur le monde. Il montre bien les travers du réformisme, mais aussi du tiers-mondisme un temps à la mode. Il ne cesse de dénoncer les avant-gardes en tout genre, que ce soit des partis gauchistes ou des experts scientifiques. Il reste attaché à une perspective de transformation radicale de la société depuis des formes d’auto-organisation.
Source : Cornélius Castoriadis, Écologie et politique suivie de Correspondances et compléments (Écrits politiques 1945-1997), VII, Le Sandre, 2020
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