Les femmes en lutte dans les années 1968
Publié le 18 Novembre 2017
La question du genre est posée dans les révoltes des années 1968. Le rôle et les fonctions assignés aux femmes sont soulevés, dévoilés, critiqués. Les réflexions sur le genre permettent également de jeter un autre regard sur l’histoire. Les femmes participent également aux mouvements sociaux et historiques, loin d’une vision d’un universel masculin. Des historiennes dirigent le livre collectif Prolétaires de tous les pays, qui lave vos chaussettes ?
L’historienne Anna Frissone évoque le féminisme syndicaliste dans l’Italie des années 1970. « L’automne chaud » de 1969 modifie les pratiques syndicales. La démocratie interne se développe avec les structures de base appelées « conseils d’usine ». Les travailleurs se rapprochent des délégués syndicaux. Ces nouvelles pratiques favorisent l’implication des femmes.
Les nouvelles déléguées sont des jeunes femmes qui ont fait l’expérience des luttes radicales de 1969. Elles remettent en cause la dimension genrée du syndicalisme, avec ses pratiques et ses hiérarchies. Les femmes s’organisent entre elles pour dépasser leur timidité et leur subordination. Elles développent l’enquête ouvrière avec la distribution de questionnaires. « Elles pensaient qu’il ne fallait pas changer seulement la relation structurelle entre les classes, mais aussi les superstructures sociales et culturelles qui toujours relèguent les femmes dans une position subalterne », décrit Anna Frissone.
La question de la contraception est intégrée à la santé sur le lieu de travail. Le féminisme ouvrier s’élargit avec les réflexions sur le corps et la sexualité. Les femmes deviennent des actrices pleinement politiques dans le domaine des conflits sociaux. Les Coordinations femmes s’organisent de manière horizontale, contre le modèle hiérarchisé du syndicalisme.
La question de l’avortement permet d’attaquer le patriarcat. Les femmes veulent se réapproprier leur corps, contre le contrôle de la société et des institutions patriarcales. La lutte pour l’avortement permet de modifier la sexualité dans son ensemble. Le désir des femmes devient aussi important que celui des hommes. La sexualité ne se réduit pas à la reproduction mais comprend également la recherche du plaisir. Les féministes syndicalistes dénoncent les conséquences de l’interdiction de l’avortement dans le domaine de la santé. Elles valorisent le libre choix des femmes.
L’historienne Caroline Rolland-Diamond revient sur l’engagement des femmes noires américaines dans le combat pour l’égalité et la justice dans les longues années 1960. Le mouvement noir émerge dans les années 1920 pour lutter contre la ségrégation dans les domaines de l’emploi, de l’éducation et du logement. Le mouvement noir se structure à travers des organisations et des institutions dominées par des hommes. Les femmes noires restent reléguées à l’arrière plan.
« Les hommes dirigeaient mais les femmes organisaient », résume l’historien Charles Payne. Le rôle des Afro Américaines se révèle discret mais indispensable. Ce sont les femmes qui organisent le mouvement de boycott des autocars en 1955. Même si Martin Luther King en devient la figure emblématique. Les femmes sont les petites mains du mouvement. Elles assument les tâches ingrates mais indispensables comme la cuisine, le nettoyage des locaux, l’envoi de courriers, l’aide logistique et le porte-à-porte. Ce sont les femmes qui poussent les pasteurs à s’engager politiquement. Elles exercent une indispensable pression morale. Elles jouent également le rôle de relais avec la population locale et permettent le développement de petits foyers d’activisme dans l’ensemble du Sud.
Les femmes insistent également sur la justice sociale. Elles sont à la pointe des luttes pour la défense des droits des bénéficiaires des aides sociales et des locataires des logements sociaux. En 1966, dans le Black Panther Party, elles mettent en œuvre des actions concrètes comme les repas gratuits.
Les femmes noires évoquent leurs problèmes personnels à travers la lutte contre l’exploitation et le racisme. La question féministe leur apparaît secondaire. Elles dénoncent même les féministes blanches qui défendent l’exploitation des domestiques noires. Avec le Black Panther Party, le nationalisme noir reproduit des pratiques sexistes et développe un paternalisme. La libération armée relève d’une vision exclusivement masculine.
L’historienne Fanny Gallot évoque l’intervention féministe du groupe Révolution dans les années 1968. Comme la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), « Révo » se revendique du « féminisme lutte de classe ». L’intervention dans les entreprises est considérée comme prioritaire. « A quels problèmes concrets sont-elles confrontées sur leurs lieux de travail ? Comment parviennent-elles à les surmonter en relation avec leur projet politique global ? », interroge Fanny Gallot.
Les militantes de « Révo » agissent à travers les syndicats sur les lieux de travail. Elles insistent sur l’importance de la participation des femmes dans les syndicats. Elles privilégient la CFDT qui insiste davantage sur cette question que la CGT. Cependant, elles participent également au Mouvement pour la liberté de l’avortement et la contraception (MLAC) qui peut permettre de garantir un minimum d’autonomie des ouvrières par rapport aux syndicats.
Le MLAC, créé en 1973, valorise une approche lutte des classes de la question de l’avortement. Le MLAC doit permettre une auto-organisation des femmes dans les entreprises. La question de l’avortement est reliée à l’ensemble des problèmes sociaux de la famille et des enfants dans les milieux populaires. Les salariées s’organisent pour rédiger des tracts et diffuser des questionnaires.
Les militantes tentent de dépasser les « rivalités de femmes » et les jalousies à travers une « vie collective d’atelier ». Elles favorisent également « une résistance quotidienne à l’accroissement de la discipline ». Les militantes tentent de se montrer attentives aux problèmes du quotidien des femmes pour éviter d’adopter une posture moralisatrice. Elles favorisent la construction de l’unité des ouvrières contre les chefs. Cependant, la posture des militantes qui prétendent faire « l’éducation politique » des salariées révèlent un décalage social et culturel. Cette distance renforce l’isolement des militantes gauchistes.
L’historien Vicent Porhel se penche sur le Parti socialiste unifié (PSU) lyonnais. Ce parti politique reste très masculin. Les femmes y sont peu présentes. Mais, à partir de 1971, le parti se lance dans une réflexion féministe avec des problématiques comme le travail des femmes, l’enseignement ou la lutte pour le cadre de vie.
Néanmoins une opposition émerge entre les « intellectuelles » qui privilégient le travail théorique et les « activistes » qui veulent intervenir dans les quartiers. En 1975, des militantes dénoncent l’idéologie patriarcale qui traverse le PSU et insistent sur les revendications féministes. Elles s’interrogent également sur la faible participation des femmes.
Manus Mc Grogan revient sur le groupe Vive la Révolution ! (VLR) qui incarne bien l’esprit libertaire des années 1968. Les gauchistes de Mai 68 restent sérieux et virils. La libération sexuelle des femmes et des homosexuels n’est pas mise en avant.
Le groupe VLR délaisse l’élaboration théorique pour la lutte et la spontanéité. La théorie se construit uniquement dans la pratique. Contre la figure du prolétaire viril, les mao-spontex de VLR veulent relier la politique à la vie quotidienne.
A partir de 1970, le Mouvement de libération des femmes (MLF) publie le journal Le torchon brûle. Les femmes peuvent s’organiser et s’exprimer de manière autonome, sans le contrôle moral des petits chefs gauchistes.
VLR publie le journal Tout ! qui valorise une « nouvelle attitude politique ». Il relaie le texte Huey P. Newton du Black Panther Party qui appelle les révolutionnaires à reconnaître l’oppression des femmes et des homosexuels. Guy Hoquenghem exalte les mouvements contre-culturels américains et appelle à se révolter contre les normes de la société française.
Le journal sort du vieux gauchisme pour remettre en cause toutes les institutions comme la famille, l’école ou le travail. Les révolutionnaires doivent combattre l’aliénation et l’oppression sous toutes ses formes. Le militantisme gauchiste est dénoncé pour ses hiérarchies, sa négation de l’individu et son refus de prendre en compte les problèmes de la vie quotidienne.
Les femmes prennent la parole et dénoncent le machisme des militants. VLR valorise la création de différents groupes autonomes pour les femmes et les homosexuels, eux-mêmes divisés en divers sous-courants. Malgré une revigorante ébullition critique, VLR débouche vers un individualisme qui refuse l’organisation collective. Néanmoins, cet essor de groupes spécifiques est également lié au refus des groupes gauchistes d’ouvrir des débats et des réflexions autour de la vie quotidienne.
La sociologue Eve Meuret-Campfort observe la lutte des ouvrières de l’usine Chantelle de Saint-Herblain, près de Nantes. Après la grève de mai-juin 1968, les ouvrières de Chantelle créent une section syndicale CGT qui parvient à s’implanter durablement.
Les ouvrières de Chantelle s’inscrivent dans le paysage social de Nantes, marqué par le syndicalisme d’action directe. Le syndicat CFDT s’implante également à Chantelle pour impulser une dynamique de grèves au cours des années 1974. La lutte contre les licenciements en 1982 révèle la radicalité des ouvrières avec la séquestration du directeur et l’occupation de l’usine. En 1994, au moment de la fermeture de l’entreprise, les ouvrières montre leur capacité de mobilisation, même si le contexte est au reflux des luttes sociales.
L’historienne Ludivine Bantigny se penche sur la question du genre pendant le mouvement de Mai 68. Julie Pagis montre que cette révolte a été influente pour les personnes qui y ont pris part, notamment les femmes.
Mais, durant l’événement, le rôle assigné aux femmes reste peu interrogé. Les femmes ne sont pas présentes durant les occupations de nuit des usines. Elles ne sont pas considérées comme de véritables actrices de la lutte et leur implication est estimée secondaire. La division des rôles selon le genre est également présente. Les femmes peuvent faire la cuisine dans la Sorbonne occupée. Mais la prise de parole publique reste monopolisée par les hommes. Les femmes ont intériorisé un sentiment d’infériorité.
Mais les femmes participent au mouvement. Elles sont présentes dans la rue au cours des affrontements avec la police. Elles partagent ce sentiment de joie et de liberté. De nombreuses femmes participent à une grève et prennent la parole pour la première fois en 1968. L’occupation des usines par des ouvrières devient une transgression de classe et de genre. Le Comité d’action de Censier attaque même la morale sexuelle et patriarcale. Il appelle à un « réveil de nos corps toujours enchaînés et meurtris ».
Ce livre collectif présente une diversité de femmes en lutte. Il montre bien l’influence du moment 68 dans la politisation et la remise en cause de toutes les normes sociales, y compris celles de la société patriarcale. Ce livre permet également de repenser les luttes des femmes dans une approche qui tranche avec les dérives postmodernes.
La question des femmes n’est pas ici cantonnée dans une rubrique annexe de « l’antisexisme » militant. La question du genre n’est pas un supplément d’âme qui doit permettre une bonne conscience militante. Ces problématiques doivent interroger les pratiques de lutte et les contradictions qui les traversent. Les femmes en lutte bouleversent les vieilles hiérarchies et routines militantes. Elles remettent en cause l’encadrement syndicaliste et le pouvoir des petits chefs gauchistes. Elles attaquent également les assignations et les rôles imposés. La question du genre apparaît alors comme une lutte dans la lutte. Dans les mouvements sociaux, il semble indispensable de lutter contre les logiques bureaucratiques, réformistes mais aussi patriarcales.
La question du genre s’éclaire au regard de celle de la classe. Ce sont évidemment les femmes des classes populaires qui subissent les oppressions les plus brutales. Et la libération ne peut venir que des grèves et des luttes sociales. Les avant-gardes gauchistes qui interviennent dans les usines semblent au contraire déconnectées du vécu des ouvrières.
En revanche, le moment 68 permet de déclencher un cycle de révoltes qui remettent en cause tous les aspects de l’ordre existant. Lorsqu’une femme participe à une lutte, elle réfléchit sur tous les aspects de son quotidien. Elle peut alors s’interroger sur sa condition de femme et de prolétaire. Les luttes sociales deviennent un moment de joie, de liberté et de plaisir qui permettent de se réapproprier sa vie quotidienne.
Source : Ludivine Bantigny, Fanny Bugnon, Fanny Gallot (dir.), « Prolétaires de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? » Le genre et l’engagement dans les années 1968, Presses universitaires de Rennes, 2017
Mai 68, moment de politisation
Le mouvement des luttes afro-américaines
Syndicalisme et bureaucratisation des luttes
Les moments de révolution sexuelle
Vidéo : Ludivine Bantigny, Mai 68, au-delà du mythe, conférence enregistrée le 18 mai 2015
Vidéo : Ève Meuret-Camfort : L’expérience de la perte d’emploi dans les restructurations, une question de genre ?, Colloque Restructurations enregistré le 12 décembre 2014
Radio : émissions avec Ludivine Bantigny diffusées sur France Culture
Vincent Porhel, « Les femmes et l’usine en Bretagne dans les années 1968 : une approche transversale au fil de trois situations d’usine (1968-1974) », publié dans la revue Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 114-3 en 2007
Articles d'Eve Meuret-Campfort publiés sur le site Genre et Classes Populaire
Articles d'Eve Meuret-Campfort publiés sur le Portail Cairn
Articles de Ludivine Bantigny publiés sur le site de la revue Contretemps
Michel Abescat, “Le mythe de la jeunesse porteuse d’avenir s’émousse”, Ludivine Bantigny, historienne, publié dans le magazine Télérama le 19 octobre 2014
Site de la revue Incendo. Genre et classe