La théorie révolutionnaire de Guy Debord

Publié le 7 Janvier 2021

La théorie révolutionnaire de Guy Debord
Guy Debord propose une analyse fine de la société marchande. Sa démarche permet d'actualiser le marxisme pour critiquer l'emprise de la logique marchande sur tous les aspects de la vie quotidienne. Sa pensée influence la contestation des années 1968 qui attaque le monde capitaliste. 

 

Le livre La société du spectacle, publié en 1967, est devenu un classique de la théorie révolutionnaire. Guy Debord apparaît comme une figure incontournable de la vie intellectuelle. Il est désormais une référence pour des activistes, des artistes ou des communicants. Il est même devenu l’objet d’une exposition à la Bibliothèque Nationale de France. Guy Debord semble désormais consacré et muséifié.

Mais la plupart des écrits qui lui sont consacrés évoquent surtout la dimension poétique et artistique. Pourtant, Guy Debord occupe une place majeure dans l’histoire des idées. Dans la lignée de Karl Marx, il actualise l’analyse de la société capitaliste et du fétichisme de la marchandise. Anselm Jappe propose une présentation critique de cette pensée dans son Guy Debord.

 

                       Guy Debord

 

Critique de la société spectaculaire marchande

 

Debord permet une actualisation du marxisme dans la période des Trente glorieuses. Ce n’est pas l’appauvrissement de la classe ouvrière qui doit déclencher la révolution. Mais la société de consommation, avec son accumulation de marchandises, ne permet pas pour autant une vie plus intense. Debord remet en cause toutes les catégories du capital. Il propose une critique radicale de la valeur d’échange, de la marchandise, du travail abstrait et de la forme valeur. Il ne critique pas uniquement l’exploitation, mais attaque également l’aliénation avec le fétichisme de la marchandise. Son concept emblématique de spectacle s’inscrit dans une filiation intellectuelle du marxisme critique.

Debord observe une dégradation de l’expérience vécue, avec la transformation de « l’être » en « l’avoir », puis en « paraître » dans la société moderne. « L’analyse de Debord s’appuie sur l’expérience quotidienne de l’appauvrissement de la vie vécue, de sa fragmentation en sphères de plus en plus séparées, ainsi que de la perte de tout aspect unitaire dans la société », présente Anselm Jappe. L’urbanisme, la culture ou encore les partis politiques traduisent une artificialisation de la vie. L’image prime sur la réalité.

Ensuite, la valeur d’échange remplace la valeur d’usage. Des objets ne sont pas possédés pour leur utilité mais uniquement pour leur valeur marchande. Le spectacle traduit cette dévalorisation de la vie au profit d’abstractions. Les individus isolés sont reliés par la marchandise dans une logique absurde. « Les hommes ne font rien d’autre que s’échanger des unités de travail abstrait, objectivées en valeur d’échange qui peut ensuite se retransformer en valeur d’usage », observe Anselm Jappe. Les relations humaines se réduisent à des rapports sociaux entre les choses.

 

L’aliénation marchande est subie par toutes les classes sociales. Mais le prolétariat reste la classe révolutionnaire. Sa place dans le processus de production lui donne les moyens de renverser l’ordre existant. Debord observe une prolétarisation d’une majorité des salariés. Il définit cette classe sociale comme « l’immense majorité des travailleurs qui ont perdu tout pouvoir sur l’emploi de leur vie et qui, dès qu’ils le savent, se redéfinissent comme le prolétariat ».

Face à cette dépossession de l’existence, le prolétariat lutte pour un changement radical de société. « Face à la totalité du spectacle, son projet ne peut qu’être total et non se limiter à une "redistribution des richesses" ou à une "démocratisation" de la société », souligne Anselm Jappe. Les Conseils ouvriers doivent permettre d’abolir toute forme de séparation et de spécialisation pour créer une nouvelle communauté humaine.

 

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Critique de la vie quotidienne et nouvelles luttes

 

Les jeunes lettristes ne forgent pas leur théorie dans les colloques universitaires, mais dans l'errance et les bars. Debord se rapproche du lettrisme d’Isidore Isou, dans la filiation dadaïste. L’art doit être remplacé par la créativité généralisée. Poésie, son, peinture, cinéma, architecture : tous les arts doivent être reliés. La pratique du collage et du détournement devient emblématique de cette démarche. Surtout, la créativité reste reliée à une critique de la vie quotidienne.

« L’aspiration à dépasser la division entre artiste et spectateur, et l’introduction des comportements et des sentiments, autrement dit du style de vie, dans les arts, deviennent également des idées centrales chez Debord », indique Anselm Jappe. L’Internationale lettriste rompt avec un Isou trop idéaliste pour se rapprocher du marxisme. Mais ce groupe recherche surtout l’aventure et une vie passionnante. L’art doit permettre de créer des ambiances nouvelles et son dépassement débouche vers la construction de situations.

Après la période lettriste, l’Internationale situationniste (IS) approfondit la critique de la vie quotidienne. Henri Lefebvre devient une influence majeure. Ce philosophe, militant au Parti communiste, s’éloigne progressivement du stalinisme. Il considère même que l’URSS peut être critiquée du point de vue de la qualité de la vie quotidienne et du bonheur. Henri Lefebvre estime que les loisirs participent au temps libre, mais qu’ils maintiennent les individus dans une forme de passivité. Le philosophe remet en cause le travail, avec sa parcellisation et sa spécialisation. Malgré une influence réciproque, les situationnistes et Henri Lefebvre finissent par se fâcher.

 

L’IS accompagne la contestation des années 1960. Un article évoque les émeutes de Watts en 1965. Le scandale de Strasbourg permet la diffusion des idées situationnistes à travers la brochure De la misère en milieu étudiant. L’IS accorde une importance aux nouvelles formes de révoltes comme les grèves sauvages, mais aussi les émeutes et le vandalisme. Ces actions expriment un refus de la marchandise et de la consommation imposée. C’est un luddisme qui ne s’attaque plus à la production mais aux machines de la consommation. L’IS critique les bureaucraties incarnées par les partis et les syndicats. Ce sont les principaux obstacles de la révolution.

L’IS est influencée par la revue Socialisme ou Barbarie, fondée par Claude Lefort et Cornélius Castoriadis. Des articles évoquent la fragmentation de la production et de toute la vie sociable. Les usines ne sont plus des espaces de socialisation. La lutte des classes ne peut plus reposer sur des revendications quantitatives, comme plus de salaires. La revue insiste sur la dimension subjective avec des prolétaires qui veulent sortir de la passivité pour créer une autre vie. Les situationnistes expriment une critique radicale du travail, mais ils estiment que ce sont les prolétaires qui doivent lancer la révolution pour rendre la vie passionnante.

Les situationnistes influencent la révolte de Mai 68. Les slogans et les graffitis s’inspirent du souffle libertaire des situationnistes. La généralisation de la grève et sa spontanéité montre la possibilité d’une révolution dans les sociétés modernes. « C’était la preuve que chez un grand nombre de gens sommeille le désir d’une vie totalement différente, et que si ce désir trouve le moyen de s’exprimer, il peut à tout moment mettre à genoux un Etat moderne : exactement ce qu’avait toujours affirmé l’IS », souligne Anselm Jappe.

 

 

 

Théorie révolutionnaire et lutte des classes

 

Le livre d’Anselm Jappe est devenu un classique incontournable pour comprendre la pensée de Guy Debord. Il tranche avec les interprétations superficielles véhiculées dans les médias et le monde intellectuel. Anselm Jappe insiste sur la dimension clairement révolutionnaire de la pensée de Guy Debord qui remet en cause l’aliénation. Cette réflexion alimente le courant de la critique de la valeur dont Anselm Jappe est devenue une des figures incontournables.

Guy Debord ne se contente pas d’attaquer l’exploitation. Il critique toutes les catégories du capital, comme la valeur, la marchandise, l’argent et le travail. Il propose également une vibrante critique de la vie quotidienne. Il analyse la colonisation de tous les aspects de l’existence par la logique marchande. Guy Debord se penche sur les évolutions de la société capitaliste à partir des années 1950. Mais ses pistes de réflexion peuvent être actualisées. Ses analyses peuvent permettre de comprendre les nouvelles formes d’aliénations, entre autres liées aux technologies numériques.

 

Si Anselm Jappe partage le constat de Guy Debord, il ne propose aucune piste stratégique pour changer de société. Le communisme de conseils et la lutte des classes restent des éléments clés dans la théorie de Guy Debord. Anselm Jappe estime que le fétichisme de la marchandise et l’aliénation traversent tous les groupes sociaux. Mais Guy Debord ajoute que seule la classe du prolétariat peut changer le monde. Les exploités peuvent plus facilement prendre conscience de l’aliénation à travers la souffrance au travail et la misère autant existentielle que matérielle.

Au contraire, Anselm Jappe rejette la lutte des classes. Ce qui demeure le véritable angle mort du courant de la critique de la valeur. Il nie l’importance des classes sociales et des conditions matérielles. Certes, il semble important de ne pas se contenter d’une affirmation de la classe ouvrière sur celle de la bourgeoisie. Pire, la dictature du prolétariat débouche vers la terreur bureaucratique. Néanmoins, l’objectif d’une société sans classe et d’une abolition de la civilisation marchande doit être porté par des forces sociales pour ne pas rester dans la pure abstraction théorique. C’est donc la conscience de classe du prolétariat qui doit forger la conscience révolutionnaire.

Mais Anselm Jappe nie également la nécessité de la lutte. Il juge même dépassé les débats situationnistes sur l’organisation révolutionnaire. C’est pourtant un sujet central pour agir, pour ne pas se contenter d'interpréter le monde mais aussi tenter de le transformer. Les conférences débats en vase clos ne sont pas à la hauteur des enjeux. Les situationnistes tentent de relier organisation et spontanéité. Ils prolongent le courant du communisme de conseils. Leur réflexion sur l’autonomie des luttes et la spontanéité révolutionnaire doit également nourrir les débats actuels, notamment ceux qui traversent les mouvements sociaux. Malgré cet angle mort, Anselm Jappe permet de montrer toute l’actualité et la radicalité de la pensée de Guy Debord. La destruction de la logique marchande doit permettre d’inventer un monde fondé sur le jeu, le plaisir et la créativité.

 

Source : Anselm Jappe, Guy Debord, La Découverte, 2019

Extrait publié sur le site Palim Psao

 

Articles liés :

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Révoltes et théories révolutionnaires dans les années 1968

La critique de la société libérale

La critique radicale de la valeur et ses limites

 

Pour aller plus loin :

Vidéo : Anselm Jappe, Debord et la philosophie allemande, Conférence de 2007

Vidéo : Anselm Jappe, 50 ans de société du spectacle, mise en ligne le 14 décembre 2017

Vidéo : Débat avec Jérôme Baschet et Anselm Jappe : L'horizon des possibles pour un monde postcapitaliste, enregistré le mardi 24 juin 2014 

Vidéo : Anselm Jappe, La critique de la valeur, mis en ligne sur le site de la BAM

Vidéo : Faut-il abolir le travail ? - Politikon #10, mis en ligne sur le site Le Pressoir le 9 octobre 2017

Radio : Guy Debord (1931-1994), une oeuvre à détourner, émission diffusée sur France Culture le  novembre 2017

Radio : émissions avec Anselm Jappe diffusées sur France Culture

Radio : Crédit à mort, émission diffusée sur le site La vie manifeste 

Radio : La Société du Spectacle, une introduction, émission Sortir du capitalisme 

Radio : Conférence-débat sur Debord : Sylvain Z et Benoît BB, au Royal occupé, mise en ligne sur le site benoitbohybunel le 26 mars 2017

Radio : Du Situationnisme, ne reste-t-il que des marchandises radicales ?, émission mise en ligne sur le site Vosstanie le 27 avril 2019

 

Philippe Bourrinet, DEBORD Guy, Ernest, publié sur le site du Maitron le 25 octobre 2008

Lettres de Guy Debord à Anselm Jappe, publiées sur le site Palim Psao le 1er juin 2009

Anselm Jappe, Plus que jamais en situation,  publié sur le site Palim Psao le 25 mai 2019

Robert Kurz, La société du Spectacle trente ans plus tard..., publié sur le site Palim Psao le 26 avril 2018 

Articles d'Anselm Jappe publiés sur le portail Cairn

Après Debord, le Spectacle à la dérive, publié sur le site Agitations le 11 novembre 2019

La critique du spectacle et de la valeur chez Guy Debord, publié sur le site benoitbohybunel le 2 février 2018

La lutte anticapitaliste dans le spectacle est-elle possible ? Debord, après Lukàcs, publié sur le site benoitbohybunel le 6 février 2017

Sébastien Lapaque, Guy Debord, info ou intox ?, publié sur le site du journal Le Figaro le 26 mars 2013

Guy Debord, l’ivresse situationniste, publié sur le site du journal L'Humanité le 14 Janvier 2016

Yan Ciret, La guerre sans fin de Guy Debord, publié sur le site Non fiction le 23 mai 2008

Guy Debord : « La vie quotidienne est la mesure de tout », publié sur le site de la revue Le Comptoir le 14 mars 2018

Rubrique "Fétichisme et spectacle" publiée sur le site Palim Psao

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I
Anselm Jappe vient de publier un ouvrage très intéressant sur l'urbanisme et le capitalisme portant juste le titre "Béton" <br /> <br /> https://ingirumimusnocte2.blogspot.com/2021/01/je-me-suis-souvent-demande-pourquoi-la.html
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