L'effondrement de la société libérale
Publié le 21 Octobre 2017
Une crise du capitalisme se développe depuis 2008. Mais, dès les années 1970, l’économie connaît une baisse de croissance. Surtout, les racines de la crise remontent à l’origine même du capitalisme. Le courant de la critique de la valeur permet de comprendre cette crise. Les catégories du capitalisme analysées par Karl Marx sont le travail abstrait et la valeur, la marchandise et l’argent, résumées dans le concept de "fétichisme de la marchandise". Les instruments d’analyses élaborés par Marx restent pertinents pour comprendre la société actuelle. Ensuite, le désastre écologique semble également lié au productivisme du capitalisme.
Anselm Jappe observe également une crise de civilisation. Le narcissisme et la régression psychique se répandent. La société capitaliste est entraînée dans une logique suicidaire. « Destruction des structures économiques qui assurent la reproduction des membres de la société, destruction des liens sociaux, destruction de la diversité culturelle, des traditions et des langues, destruction des fondements naturels de la vie », décrit Anselm Jappe. Il présente ces nouvelles analyses dans le livre La société autophage.
Les organisations du mouvement ouvrier demandent une meilleure répartition des fruits de ce monde. Au contraire, la critique de la valeur remet en cause le mode de production même. L’argent devient la seule finalité de la production selon un cycle absurde. Cette croissance matérielle consomme les ressources naturelles et finit par dévorer le monde réel. La valeur devient illimitée. La croissance de l’argent et de la valeur repose sur une croissance du travail exécuté. Cette logique marchande ne se réduit pas à l’économie mais s’étend sur tous les aspects de la vie (culturels, sociaux, religieux, symboliques).
Le terme de narcissisme, issu de la psychanalyse, se banalise. De nombreux livres évoquent le « pervers narcissique » et ses effets sur la vie de couple et les relations de travail. Le narcissisme renvoie à une auto-affirmation excessive proche de l’égoïsme qui débouche vers la manipulation et le harcèlement. Dans l’usage populaire, le narcissisme évoque une auto-admiration permanente et superficielle. Freud explique le narcissisme par une orientation de la libido vers le moi ou vers des objets. D’autres psychanalystes estiment que le narcissisme est lié à la perte de l’estime de soi durant l’enfance. Ce concept renvoie donc à des contextes théoriques et à des significations très diverses.
Le narcissisme débouche vers des frustrations liées au décalage entre le moi et l’idéal du moi. « Comme nous l’avons déjà dit : ne pas être assez beau et "cool", ne pas avoir assez de succès et gagner trop peu d’argent, avoir quelques kilos en trop ou posséder un modèle de portable jugé obsolète peut susciter chez le narcissique des sentiments d’insuffisance et d’angoisse au moins égaux aux remords qu’inflige le surmoi classique », décrit Anselm Jappe.
La gauche s’intéresse peu à la psychanalyse et aux problématiques sexuelles considérées comme « petite bourgeoises ». Ensuite la psychanalyse décrit une nature humaine immuable. Pour les révolutionnaires, l’action collective doit permettre transformer la société pour prendre en main son destin. Les maux sont les conséquences de la société de classe et non de la nature humaine. Freud propose au contraire d’accepter le principe de réalité. Pourtant, les idées de Freud sont utilisées par Otto Gross ou encore Wilhelm Reich dans une perspective émancipatrice.
L’Ecole de Francfort s’appuie également sur la psychanalyse pour comprendre l’intériorisation des contraintes sociales qui débouche vers une personnalité autoritaire. Un débat agite les successeurs de l’Ecole de Francfort. Herbert Marcuse attaque Fromm qui semble valoriser la thérapie pour permettre une acceptation de la société. Fromm reproche à Marcuse sa demande de satisfaction sexuelle illimitée qui se rapproche du nihilisme. Marcuse répond qu’il assume le Grand refus et le rejet de l’ordre existant.
Crhistopher Lasch, dans La Culture du narcissisme, dénonce les structures étatiques mais aussi le féminisme et la contestation des années 1968. Lasch estime que Marcuse et le « radicalisme culturel » attaquent uniquement les vieilles structures autoritaires au nom d’une libération individuelle. Pour Lasch, le déclin de l’autorité parentale favorise paradoxalement un comportement agressif et dictatorial des enfants. Lasch dénonce le narcissisme capitaliste pour mieux revenir à des modèles de vie patriarcale du XIXe siècle. Marcuse reste beaucoup plus pertinent pour critiquer le capitalisme moderne à travers son analyse de la standardisation de l’individualité.
Le narcissisme apparaît comme la pathologie la plus répandue dans la société moderne. « Le lien du pervers narcissique avec la logique capitaliste est assez évident : exacerbation de la concurrence, froideur, égoïsme, pas seulement au travail, mais aussi dans le cadre familial, manque d’empathie… », décrit Anselm Jappe. Les nouvelles technologies ne favorisent pas la solidarité mais l’atomisation de la société. Chaque individu se préoccupe davantage de son écran que du monde qui l’entoure.
Les vieilles structures autoritaires n’ont pas disparu. Mais l’évolution du capitalisme prend une forme plus liquide. Le bonheur individuel devient central. « On ne demande plus à l’individu de se sacrifier pour les intérêts du collectif, et c’est bien la satisfaction du désir et non l’accomplissement du devoir, qui est proposée comme règle générale de la vie », estime Anselm Jappe. Toute une mouvance lacanienne fustige le progressisme du capitalisme. Jean-Claude Michéa semble également proche de ces idées. Dany-Robert Dufour estime que le néolibéralisme abolit les limites qui encadrent les passions spontanées. Le capitalisme oriente les désirs et la jouissance vers la consommation. Pour ces auteurs, l’école et l’éducation doivent permettre aux jeunes de contrôler leurs passions.
Néanmoins, Anselm Jappe pointe quelques limites à cette bouillie réactionnaire. Dufour reste nostalgique du capitalisme fordiste avec ses bons vieux patrons à l’ancienne. Mais les dérives néolibérales récentes découlent de phénomènes plus anciens qui existent dans le capitalisme. Le travail, l’école, la famille, la religion et le patriarcat sont valorisés par ces auteurs. Ce discours propose de se soumettre aux contraintes sociales et défend le principe de réalité au détriment du principe de plaisir. Seule la routine du quotidien semble échapper au narcissisme tandis que les utopies révolutionnaires sont condamnées.
Dans Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Eve Chiapello évoquent les justifications qui permettent l’acceptation de l’ordre social. Ces auteurs distinguent la critique artiste de la critique sociale. « La critique de la hiérarchie et de la surveillance est ainsi détachée de la critique de l’aliénation marchande », résume Anselm Jappe.
Le sociologue Alain Ehrenberg observe une individualisation des sociétés, à travers l’influence du coaching. La vie n’est plus perçue comme un destin collectif mais uniquement comme un parcours individuel. Il faut désormais savoir se vendre et communiquer. « Ce ne sont pas seulement les capacités professionnelles, mais la personnalité toute entière que l’individu doit vendre, et il lui faut consacrer beaucoup d’énergie à la rendre apte à trouver des acheteurs », résume Anselm Jappe. Le culte de la jouissance s’accompagne d’une injonction à la performance.
Le livre d’Anselm Jappe ne propose rien de bien nouveau. Mais il présente les théories critiques de la société libérale. Il propose une synthèse du courant de la critique de la valeur. Loin de se limiter à une critique du système économique, Anselm Jappe analyse l’emprise de la logique marchande sur tous les aspects de la vie. Anselm Jappe présente et discute différentes théories critiques du capitalisme néolibéral. Il leur reproche surtout leur approche réformiste. De Boltanski à Dufour, ce sont surtout les aspects les plus récents du capitalisme qui sont remis en cause. Mais la logique marchande et les fondements de l’économie ne sont jamais dénoncés.
Mais cette critique essentielle ne suffit pas. Anselm Jappe semble bien trop complaisant à l’égard de théories largement réactionnaires. Dufour, Lasch ou Michéa ne se contentent pas de valoriser un capitalisme fordiste. Ils veulent revenir aux communautés traditionnelles avec leurs structures patriarcales et leur contrôle social. Il n’est donc pas possible de se référer à ces auteurs dans une perspective émancipatrice.
Anselm Jappe y puise malgré tout une critique de l’atomisation de la société avec le règne du narcissisme. Mais cette critique de l’artificialisation de la vie respire la mode réactionnaire. Si le romantisme révolutionnaire critique la modernité pour inventer une nouvelle société, le romantisme réactionnaire se tourne vers un passé idéalisé. Anselm Jappe peut pointer cette limite, mais elle ne semble pas suffisante à ces yeux pour discréditer des auteurs proches de l’extrême droite.
Cette approche révèle les limites politiques de la critique de la valeur. Comme l’Ecole de Francfort, ce courant nourrit un certain élitisme. L’écrit doit primer sur l’écran tandis que le savoir légitime est valorisé contre les cultures populaires. Mais cette approche semble liée à la négation de la lutte des classes.
Anselm Jappe ne s’appuie pas sur l’analyse de classe. Il emprunte à Marx davantage ses concepts que sa méthode. Il préfère élaborer des théories douteuses à partir de faits divers plutôt qu’à travers une observation de la société dans son ensemble. Le phénomène de narcissisme est décrit indépendamment des conditions de vie et de travail des individus. Il en ressort des analyses globalisantes parfois stimulantes mais qui peuvent aussi sembler peu en prise avec le monde réel. Le management tout comme la précarité et la vie quotidienne dans les entreprises restent curieusement absents.
Anselm Jappe rejette donc les classes, mais aussi la lutte. Il reproche à juste titre au vieux mouvement ouvrier de vouloir s’intégrer dans la société capitaliste. Mais Anselm Jappe confond les organisations ouvrières avec les exploités qui luttent et s’organisent de manière autonome. Pire, Anselm Jappe ne condamne pas uniquement le vieux mouvement ouvrier. Il s’appuie sur des auteurs qui ne cesse de fustiger la contestation des années 1968.
Les luttes des homosexuels, des femmes, des immigrés ou des jeunes sont accusées de renforcer le narcissisme libéral. Seule la lutte écologique, pour préserver une terre qui ne ment pas, reste valorisée. Les luttes qui remettent en cause la vie quotidienne sont même accusées de vouloir déchaîner les passions et de briser les limites qui encadrent le capitalisme. Anselm Jappe nuance parfois ce propos et en reconnaît les limites. Mais son livre se fait le relais d’auteurs qui ne cessent de cracher sur les luttes émancipatrices.
Avec cette référence à la bande à Dufour, Anselm Jappe semble s’inscrire dans une veine réactionnaire. Il dénonce la violence et l’insécurité. Il fustige même les émeutes dans les quartiers populaires. « Même les révoltes dans les banlieues pauvres des grandes villes françaises, anglaises et nord-américaines ont de plus en plus perdu leur caractère politique et se réduisent parfois à de simples défoulements de rage », pleurniche Anselm Jappe.
Pour abattre la société marchande, c’est au contraire sur la diversité des luttes qu’il faut s’appuyer. Le capitalisme tente de s’adapter aux contestations qu’il subit. Il peut essayer de digérer ses critiques. C’est la force du capitalisme de pouvoir s’adapter pour survivre. Les luttes, pour l’instant, ne sont parvenu qu’à modifier la société capitaliste. Mais leur objectif doit évidemment rester d’abattre la civilisation marchande. De nouvelles pratiques de lutte émergent pour contester les formes les plus récentes de la société libérale. La mobilisation des travailleurs ubérisés montre que le fétichisme marchand n’est pas une logique implacable qui balaie tout sur son passage. Le capitalisme s’adapte aux luttes, mais les révoltes peuvent aussi s’adapter aux évolutions du capitalisme pour mieux le renverser.
Source : Anselm Jappe, La société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction, La Découverte, 2017